Son Excellence Eugène Rougon
Son Excellence Eugène Rougon (paragraphe n°2600)
Chapitre XIII
L'orangerie des Tuileries, où avait lieu la vente de charité, était ornée très luxueusement pour la circonstance. Une tenture de velours rouge à crépines d'or cachait les murs, changeait la vaste galerie nue en une haute salle de gala. A l'un des bouts, à gauche, un immense rideau, également de velours rouge, coupait la galerie, ménageait une pièce ; et ce rideau, relevé par des embrasses à glands d'or énormes, s'ouvrait largement, mettait en communication la grande salle, où se trouvaient alignés les comptoirs de vente, et la pièce plus étroite, dans laquelle était installé le buffet. On avait semé le sol de sable fin. Des pots de majolique dressaient, dans chaque coin, des massifs de plantes vertes. Au milieu du carré formé par les comptoirs, un pouf circulaire faisait comme un banc de velours bas, à dossier très renversé ; tandis que, du centre du pouf, un jet colossal de fleurs montait, une gerbe de tiges parmi lesquelles retombaient des roses, des œillets, des verveines, pareils à une pluie de gouttes éclatantes. Et, devant les portes vitrées ouvertes, à deux battants, sur la terrasse du bord de l'eau, des huissiers en habit noir, la mine grave, consultaient d'un coup d'œil les cartes des invités.
Les dames patronnesses ne comptaient guère avoir beaucoup de monde avant quatre heures. Dans la grande salle, debout derrière les comptoirs, elles attendaient les clients. Sur les longues tables couvertes de drap rouge, s'étalaient les marchandises ; il y avait plusieurs comptoirs d'articles de Paris et de chinoiseries, deux boutiques de jouets d'enfant, un kiosque de bouquetière plein de roses, enfin un tourniquet sous une tente, comme dans les fêtes de la banlieue. Les vendeuses, décolletées, en toilette de concert, prenaient des grâces marchandes, des sourires de modiste plaçant un vieux chapeau, des inflexions caressantes de voix, bavardant, faisant l'article sans savoir ; et, à ce jeu de demoiselles de magasin, elles s'encanaillaient avec de petits rires, chatouillées par toutes ces mains d'acheteurs, les premières venues, frôlant leurs mains. C'était une princesse qui tenait une des boutiques de joujoux ; en face, une marquise vendait des porte-monnaie de vingt-neuf sous, qu'elle ne lâchait pas à moins de vingt francs ; toutes deux rivales, mettant le triomphe de leur beauté dans la plus grosse recette, raccrochaient les pratiques, appelaient les hommes, demandaient des prix impudents, puis, après des marchandages furieux de bouchères voleuses, donnaient un peu d'elles, le bout de leurs doigts, la vue de leur corsage largement ouvert, par-dessus le marché, pour décider les gros achats. La charité restait le prétexte. Peu à peu pourtant, la salle s'emplissait. Des messieurs, tranquillement, s'arrêtaient, examinaient les marchandes, comme si elles avaient fait partie de l'étalage. Devant certains comptoirs, des jeunes gens très élégants s'écrasaient, ricanaient, allaient jusqu'à des allusions polissonnes sur leurs emplettes ; tandis que ces dames,d'une complaisance inépuisable, passant de l'un à l'autre, offraient toute leur boutique du même air ravi. Etre à la foule pendant quatre heures, c'est un régal. Un bruit d'encan s'élevait, coupé de rires clairs, au milieu du piétinement sourd des pas sur le sable. Les tentures rouges mangeaient la lumière crue des hautes fenêtres vitrées, ménageaient une lueur rouge, flottante, qui allumait les épaules nues d'une pointe de rose. Et, entre les comptoirs, parmi le public, promenant de légères corbeilles pendues à leur cou, six autres dames, une baronne, deux filles de banquier, trois femmes de hauts fonctionnaires, se précipitaient au-devant de chaque nouveau venu, en criant des cigares et du feu.