Son Excellence Eugène Rougon

Son Excellence Eugène Rougon (paragraphe n°1133)

Chapitre VI

Mais la politique restait la grosse préoccupation de Clorinde. Depuis qu'elle avait épousé Delestang, toute son intelligence s'employait à des affaires louches et compliquées, dont personne ne connaissait au juste l'importance. Elle contentait là son besoin d'intrigue, si longtemps satisfait dans ses campagnes de séduction contre les hommes de grand avenir ; et elle semblait s'être ainsi préparée à quelque besogne plus vaste, en tendant jusqu'à vingt-deux ans ses pièges de fille à marier. Maintenant, elle entretenait une correspondance très suivie avec sa mère, fixée à Turin. Elle allait presque chaque jour à la légation d'Italie, où le chevalier Rusconi l'emmenait dans les coins, causant rapidement, à voix basse. Puis, c'étaient des courses incompréhensibles aux quatre coins de Paris, des visites faites furtivement à de hauts personnages, des rendez-vous donnés au fond de quartiers perdus. Tous les réfugiés vénitiens, les Brambilla, les Staderino, les Viscardi, la voyaient en secret, lui passaient des bouts de papier couverts denotes. Elle avait acheté une serviette de maroquin rouge, un portefeuille monumental à serrure d'acier, digne d'un ministre, dans lequel elle promenait un monde de dossiers. En voiture, elle le tenait sur ses genoux, comme un manchon ; partout où elle montait, elle l'emportait avec elle sous son bras, d'un geste familier ; même, à des heures matinales, on la rencontrait, à pied, le serrant des deux mains contre sa poitrine, les poignets meurtris. Bientôt le portefeuille se râpa, éclata aux coutures. Alors, elle le boucla avec des sangles. Et, dans ses robes voyantes à longue traîne, toujours chargée de ce sac de cuir informe que des liasses de papier crevaient, elle ressemblait à quelque avocat véreux courant les justices de paix pour gagner cent sous.

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