Clorinde était alors dans un épanouissement d'étrangeté et de puissance. Elle restait la grande fille excentrique qui battait Paris sur un cheval de louage pour conquérir un mari, mais la grande fille devenue femme, le buste élargi, les reins solides, accomplissant posément les actes les plus extraordinaires, ayant réalisé son rêve longtemps caressé d'être une force. Ses interminables courses au fond de quartiers perdus, ses correspondances inondant de lettres les quatre coins de la France et de l'Italie, son continuel frottement aux personnages politiques dans l'intimité desquels elle se glissait, toute cette agitation désordonnée, pleine de trous, sans but logique, avait fini par aboutir à une influence réelle, indiscutable. Elle lâchait encore des choses énormes, des projets fous, des espoirs extravagants, lorsqu'elle causait sérieusement ; elle promenait toujours son vaste portefeuille crevé, rattaché avec des ficelles, le portait entre ses bras comme un poupon, d'une façon si convaincue, que les passants souriaient, à la voir ainsi passer en longues jupes sales. Pourtant, on la consultait, on la craignait même. Personne n'aurait pu dire au juste d'où elle tirait son pouvoir ; il y avait là des sources lointaines, multiples, disparues, auxquelles il était bien difficile de remonter. On savait au plus des bouts d'histoire, des anecdotes qu'on se chuchotait à l'oreille. L'ensemble de cette singulière figure échappait,imagination détraquée, bon sens écouté et obéi, corps superbe où était, peut-être l'unique secret de sa royauté. D'ailleurs, peu importaient les dessous de la fortune de Clorinde. Il suffisait qu'elle régnât, même en reine fantasque. On s'inclinait.

Ce fut pour la jeune femme une époque de domination. Elle centralisait chez elle, dans son cabinet de toilette, où traînaient des cuvettes mal essuyées, toute la politique des cours de l'Europe. Avant les ambassades, sans qu'on devinât par quelle voie, elle recevait les nouvelles, des rapports détaillés, dans lesquels se trouvaient annoncées les moindres pulsations de la vie des gouvernements. Aussi avait-elle une cour, des banquiers, des diplomates, des intimes, qui venaient pour tâcher de la confesser. Les banquiers surtout se montraient très courtisans. Elle avait, d'un coup, fait gagner à un d'eux une centaine de millions, par la simple confidence d'un changement de ministère, dans un Etat voisin. Elle dédaignait ces trafics de la basse politique ; elle lâchait tout ce qu'elle savait, les commérages de la diplomatie, les cancans internationaux des capitales, uniquement pour le plaisir de parler et de montrer qu'elle surveillait à la fois Turin, Vienne, Madrid, Londres, jusqu'à Berlin et à Saint-Pétersbourg ; alors, coulait un flot de renseignements intarissables sur la santé des rois, leurs amours, leurs habitudes, sur le personnel politique de chaque pays, sur la chronique scandaleuse du moindre duché allemand. Elle jugeait les hommes d'Etat d'une phrase, sautait du nord au midi sans transition, remuait négligemment les royaumes du bout des ongles, vivait là comme chez elle, comme si la vaste terre, avec ses villes,ses peuples, eût tenu dans une boîte à joujoux, dont elle aurait rangé à son caprice les petites maisons de carton et les bonshommes de bois. Puis, lorsqu'elle se taisait, éreintée de bavardages, elle faisait claquer le pouce contre le médius, un geste qui lui était familier, voulant dire que tout cela ne valait certainement pas le léger bruit de ses doigts.

Pour le moment, au milieu du débraillé de ses occupations multiples, ce qui la passionnait, c'était une affaire de la plus haute gravité, dont elle s'efforçait de ne point parler, sans pouvoir, cependant, se refuser la joie de certaines allusions. Elle voulait Venise. Quand elle parlait du grand ministre italien, elle disait : " Cavour ", d'une voix familière. Elle ajoutait : " Cavour ne voulait pas, mais j'ai voulu, et il a compris. " Elle s'enfermait matin et soir avec le chevalier Rusconi, à la légation. D'ailleurs, " l'affaire " marchait très bien maintenant. Et, tranquille, renversant son front borné de déesse, parlant dans une sorte de somnambulisme, elle laissait tomber des bouts de phrase sans lien entre eux, des lambeaux d'aveu : une entrevue secrète entre l'empereur et un homme d'Etat étranger, un projet de traité d'alliance dont on discutait encore certains articles une guerre pour le printemps prochain. D'autres jours, elle était furieuse ; elle donnait des coups de pied aux chaises, dans sa chambre, et bousculait les cuvettes de son cabinet, à les casser ; elle avait une colère de reine, trahie par des ministres imbéciles, qui voit son royaume aller de mal en pis. Ces jours-là, elle tendait tragiquement son bras nu et superbe, le poing fermé, vers le sud-est, du côté del'Italie, en répétant : " Ah ! si j'étais là-bas, ils ne feraient pas tant de bêtises ! "

Les soucis de la haute politique n'empêchaient pas Clorinde de mener de front toutes sortes de besognes, où elle semblait finir par se perdre elle-même. On la trouvait souvent assise sur son lit, son énorme portefeuille vidé au milieu de la couverture, et s'enfonçant jusqu'aux coudes dans les tas de papiers, la tête perdue, pleurant de rage ; elle ne se reconnaissait plus parmi cet éboulement de feuilles volantes, ou bien elle cherchait quelque dossier égaré, qu'elle découvrait enfin derrière un meuble, sous ses vieilles bottines, avec son linge sale. Lorsqu'elle partait pour terminer une affaire, elle entamait en chemin deux ou trois autres aventures. Ses démarches se compliquaient, elle vivait dans une excitation continue, s'abandonnant à un tourbillon d'idées et de faits, ayant sous elle des profondeurs et des complications d'intrigues inconnues, insondables. Le soir, après des journées de courses à travers Paris, quand elle rentrait les jambes rompues d'avoir monté des escaliers, rapportant entre les plis de ses jupes les odeurs indéfinissables des milieux qu'elle venait de traverser, personne n'aurait osé soupçonner la moitié du négoce mené par elle aux deux bouts de la ville ; et, si on l'interrogeait, elle riait, elle ne se souvenait pas toujours.

Ce fut à cette époque qu'elle eut l'étonnante fantaisie de s'installer dans un cabinet particulier d'un des grands restaurants du boulevard. L'hôtel de la rue du Colisée, disait-elle, était loin de tout ; elle voulait un pied-à-terre dans un endroit central ; et elle fit son bureau d'affaires du cabinet particulier. Pendant deux mois, elle reçut là,servie par les garçons, qui eurent à introduire les plus hauts personnages. Des fonctionnaires, des ambassadeurs, des ministres, se présentèrent au restaurant. Elle, très à l'aise, les faisait asseoir sur le divan défoncé par les dernières soupeuses du carnaval, restait elle-même devant la table, dont la nappe demeurait toujours mise, couverte de mies de pain, encombrée de papiers. Elle campait comme un général. Un jour, prise d'une indisposition, elle était montée tranquillement se coucher sous les combles, dans la chambre du maître d'hôtel qui la servait, un grand garçon brun auquel elle permettait de l'embrasser. Le soir seulement, vers minuit, elle avait consenti à rentrer chez elle.

Delestang, malgré tout, était un homme heureux. Il paraissait ignorer les excentricités de sa femme. Elle le possédait maintenant tout entier et usait de lui à sa guise, sans qu'il se permit un murmure. Son tempérament le prédisposait à ce servage. Il se trouvait trop bien du secret abandon de sa volonté, pour jamais tenter une révolte. Dans l'intimité, c'était lui, le matin, les jours où elle avait consenti à le tolérer chez elle, qui lui rendait au lever de petits services, cherchait partout sous les meubles les bottines égarées et dépareillées, remuait le linge d'une armoire avant de trouver une chemise sans trous. Il lui suffisait de garder devant le monde son attitude d'homme souriant et supérieur. On le respectait presque, tant il parlait de sa femme d'un air de sérénité et de protection affectueuses.

Clorinde, devenue maîtresse toute-puissante, avait eu l'idée de faire revenir sa mère de Turin ; elle voulait désormais, disait-elle, que la comtesse Balbi passâtauprès d'elle six mois chaque année. Ce fut alors une explosion subite de tendresse filiale. Elle bouleversa un étage de l'hôtel pour loger la vieille dame le plus près possible de son appartement. Même elle inventa une porte de communication qui allait de son cabinet de toilette dans la chambre à coucher de sa mère. En présence de Rougon surtout, elle étalait son affection avec une outrance italienne d'expressions caressantes. Comment s'était-elle jamais résignée à vivre si longtemps séparée de la comtesse, elle qui ne l'avait jamais quittée pendant une heure avant son mariage ? Elle s'accusait de la dureté de son cœur. Mais ce n'était pas sa faute, elle avait dû céder à des conseils, à des prétendues nécessités, dont le sens lui échappait encore. Rougon, devant cette rébellion, ne bronchait pas. Il ne la catéchisait plus, ne cherchait plus à faire d'elle une des femmes distinguées de Paris. Autrefois, elle avait pu occuper le vide de ses journées, lorsque la fièvre de son oisiveté lui allumait le sang, éveillait les désirs dans ses membres de lutteur au repos. Aujourd'hui, en pleine bataille, il ne songeait guère à ces choses ; son peu de sensualité se trouvait mangé par ses quatorze heures de travail chaque jour. Il continuait à la traiter affectueusement, avec cette pointe de dédain qu'il témoignait d'ordinaire aux femmes. Pourtant, il venait de temps à autre la voir, les yeux comme allumés par un réveil de l'ancienne passion toujours inassouvie. Elle restait son vice, la seule chair qui le troublât.

Depuis que Rougon habitait le ministère, où ses amis se plaignaient de ne plus pouvoir le rencontrer dans l'intimité, Clorinde s'était imaginé de recevoir la bande chez elle. Peu à peu, l'habitude fut prise. Et, pour mieuxindiquer que ses soirées remplaçaient celles de la rue Marbeuf, elle choisit également le dimanche et le jeudi. Seulement, rue du Colisée, on restait jusqu'à une heure du matin. Elle recevait dans son boudoir, Delestang gardant toujours les clefs du grand salon, par crainte des taches de graisse. Comme le boudoir se trouvait très petit, elle laissait sa chambre à coucher et son cabinet de toilette ouverts ; si bien que, le plus souvent, on s'entassait dans la chambre, au milieu des chiffons qui traînaient.

Les jeudis et les dimanches, le grand souci de Clorinde était de rentrer assez tôt pour dîner à la hâte et faire les honneurs de chez elle. Malgré ses efforts de mémoire, cela ne l'empêcha pas, à deux reprises, d'oublier si complètement ses invités, qu'elle demeura stupéfaite en voyant tant de monde autour de son lit, quand elle arriva à minuit passé. Un jeudi, dans les derniers jours de mai, par extraordinaire, elle rentra vers cinq heures ; elle était sortie à pied, et avait reçu une averse depuis la place de la Concorde, sans se résigner à payer un fiacre de trente sous pour monter les Champs-Elysées. Toute trempée, elle passa immédiatement dans son cabinet de toilette, où sa femme de chambre Antonia, la bouche barbouillée d'une tartine de confitures, la déshabilla en riant très fort de l'égouttement de ses jupes, qui pissaient l'eau sur le parquet.

Il y a là un monsieur, dit enfin cette dernière, quand elle se fut assise par terre pour lui retirer ses bottines. Il attend depuis une heure.

Clorinde lui demanda comment était le monsieur. Alors, la femme de chambre resta par terre, mal peignée,la robe grasse, montrant ses dents blanches dans sa face brune. Le monsieur était gros, pâle, l'air sévère.

Ah ! oui, monsieur de Reuthlinguer, le banquier, s'écria la jeune femme. C'est vrai, il devait venir à quatre heures. Eh bien ! qu'il attende... Préparez-moi un bain, n'est-ce pas ?

Et elle s'allongea tranquillement dans la baignoire, cachée derrière un rideau, au fond du cabinet. Là, elle lut des lettres arrivées pendant son absence. Au bout d'une grande demi-heure, Antonia, sortie depuis quelques minutes, reparut en murmurant :

Le monsieur à vu Madame rentrer. Il voudrait bien lui parler.

Tiens ! je l'oubliais, le baron ! dit Clorinde, qui se mit debout au milieu de la baignoire. Vous allez m'habiller.

Mais elle eut, ce soir-là, des caprices de toilette extraordinaires. Dans l'abandon où elle laissait sa personne, elle était ainsi prise parfois d'un accès d'idolâtrie pour son corps. Alors, elle inventait des raffinements, nue devant sa glace, se faisant frotter les membres d'onguents, de baumes, d'huiles aromatiques, connus d'elle seule, achetés à Constantinople, chez le parfumeur du sérail, disait-elle, par un diplomate italien de ses amis. Et pendant qu'Antonia la frottait, elle gardait des attitudes de statue. Cela devait lui donner une peau blanche, lisse, impérissable comme le marbre ; une certaine huile surtout, dont elle comptait elle-même les gouttes sur un tampon de flanelle, avait la propriété miraculeuse d'effacer à l'instant les moindres rides. Puis,elle se livrait à un minutieux examen de ses mains et de ses pieds. Elle aurait passé une journée à s'adorer.

Pourtant, au bout de trois quarts d'heure, lorsque Antonia lui eut passé une chemise et un jupon, elle se souvint brusquement.

Et le baron !... Ah ! tant pis, faites-le entrer ! Il sait bien ce que c'est qu'une femme.

Il y avait plus de deux heures que monsieur de Reuthlinguer attendait dans le boudoir, patiemment assis, les mains nouées sur les genoux. Blême, froid, de mœurs austères, le banquier, qui possédait une des plus grosses fortunes de l'Europe, faisait ainsi antichambre chez Clorinde, depuis quelque temps, jusqu'à deux et trois fois par semaine. Il l'attirait même chez lui, dans cet intérieur pudibond et d'un rigorisme glacial, où le débraillé de la jeune femme consternait les valets.

Bonjour, baron ! cria-t-elle. On me coiffe, ne regardez pas.

Elle restait à demi nue, la chemise glissée des épaules. Le baron, de ses lèvres pâles, trouva un sourire d'indulgence ; et il se tint debout près d'elle, les yeux froids et clairs, penché dans un salut d'extrême politesse.

Vous venez pour les nouvelles, n'est-ce pas ?... Je sais justement quelque chose.

Elle se leva, renvoya Antonia, qui lui laissa le peigne planté dans les cheveux. Sans doute elle eut encore peur d'être entendue, car elle posa une main sur l'épaule du banquier, se haussa, lui parla à l'oreille. Le banquier, en l'écoutant, avait les yeux fixés sur sa gorge, qui se tendaitvers lui ; mais il ne la voyait certainement pas, il hochait vivement la tête.

Voilà ! conclut-elle à voix haute. Vous pouvez marcher maintenant.

Il la reprit par le bras, la ramena contre lui, pour lui demander certaines explications. Il n'aurait pas été plus à l'aise en face d'un de ses commis. Quand il la quitta, il l'invita à venir dîner le lendemain ; sa femme s'ennuyait de ne pas la voir. Elle l'accompagna jusqu'à la porte. Mais, tout d'un coup, elle croisa les bras sur sa poitrine, très rouge, en s'écriant :

Ah bien ! moi qui m'en vais comme ça avec vous !

Alors, elle bouscula Antonia. Cette fille n'en finissait plus ! Et elle lui donna à peine le temps de la coiffer, disant qu'elle n'aimait pas à traîner ainsi à sa toilette. Malgré la saison, elle voulut mettre une longue robe de velours noir, une sorte de blouse flottante, serrée à la taille par un cordon de soie rouge. Déjà, à deux reprises, on était monté prévenir Madame que le dîner était servi. Mais, comme elle traversait sa chambre, elle y trouva trois messieurs, dont personne ne soupçonnait la présence en cet endroit. C'étaient les trois réfugiés politiques, messieurs Brambilla, Staderino et Viscardi. Elle ne parut nullement surprise de les rencontrer là.

Est-ce que vous m'attendez depuis longtemps ? demanda-t-elle.

Oui, oui, répondirent-ils, en balançant lentement la tête.

Ils étaient arrivés avant le banquier. Et ils n'avaient pas fait le moindre bruit, en personnages noirs que des malheurs politiques ont rendu silencieux et réfléchis. Assis côte à côte sur la même chaise longue, ils mâchaient de gros cigares éteints, renversés tous les trois dans la même posture. Cependant, ils s'étaient levés, ils entouraient Clorinde. Il y eut alors, à voix basse, un balbutiement rapide de syllabes italiennes. Elle sembla leur donner des instructions. Un d'eux prit des notes chiffrées sur un carnet, tandis que les autres, très excités sans doute par ce qu'ils entendaient, étouffaient de légers cris sous leurs doigts gantés. Puis, ils s'en allèrent tous les trois à la file, le masque impénétrable.

Ce jeudi-là, il devait y avoir, le soir, une conférence entre plusieurs ministres, pour une importante affaire, un conflit à propos d'une question de viabilité. Delestang, lorsqu'il partit après le dîner, promit à Clorinde de ramener Rougon ; et elle eut une moue, comme pour faire entendre qu'elle ne tenait guère à le voir. Il n'y avait pas encore brouille, mais elle affectait une froideur croissante.

Vers neuf heures, monsieur Kahn et monsieur Béjuin arrivèrent les premiers, suivis à peu de distance par madame Correur. Ils trouvèrent Clorinde dans sa chambre, allongée sur une chaise longue. Elle se plaignait d'un de ces maux inconnus et extraordinaires qui la prenaient brusquement, d'une heure à l'autre ; cette fois, elle avait dû avaler une mouche en buvant ; elle la sentait voler, au fond de son estomac. Drapée dans sa grande blouse de velours noir, le buste appuyé sur trois oreillers, elle était d'une royale beauté, la face blanche,les bras nus, pareille à une de ces figures couchées qui rêvent adossées contre des monuments. A ses pieds, Luigi Pozzo grattait doucement les cordes d'une guitare ; il avait quitté la peinture pour la musique.

Asseyez-vous, n'est-ce pas ? murmura-t-elle. Vous m'excusez. J'ai une bête qui est entrée je ne sais comment...

Pozzo continuait à gratter sa guitare en chantant très bas, l'air ravi, perdu dans une contemplation. Madame Correur roula un fauteuil près de la jeune femme. Monsieur Kahn et monsieur Béjuin finirent par trouver des chaises libres. Il n'était pas facile de s'asseoir, les cinq ou six sièges de la chambre disparaissant sous des tas de jupons. Lorsque, cinq minutes plus tard, le colonel Jobelin et son fils Auguste se présentèrent, ils durent rester debout.

Petit, dit Clorinde à Auguste, qu'elle tutoyait toujours, malgré ses dix-sept ans, va donc chercher deux chaises dans le cabinet de toilette.

C'étaient des chaises cannées, toutes dévernies par les linges mouillés qui traînaient sans cesse sur les dossiers. Une seule lampe, recouverte d'une dentelle de papier rose, éclairait la chambre ; une autre se trouvait posée dans le cabinet de toilette, et une troisième dans le boudoir, dont les portes grandes ouvertes montraient des enfoncements crépusculaires, des pièces vagues où semblaient brûler des veilleuses. La chambre elle-même, autrefois mauve tendre, passée aujourd'hui au gris sale, restait comme pleine d'une buée suspendue ; on distinguait à peine des coins de fauteuil arrachés, destraînées de poussière sur les meubles, une large tache d'encre étalée au beau milieu du tapis, quelque encrier tombé là, qui avait éclaboussé les boiseries ; au fond, les rideaux du lit étaient tirés, sans doute pour cacher le désordre des couvertures. Et, dans cette ombre, montait une odeur forte, comme si tous les flacons du cabinet de toilette étaient restés débouchés. Clorinde s'entêtait, même par les temps chauds, à ne jamais ouvrir une fenêtre.

Ça sent joliment bon chez vous, dit madame Correur pour la complimenter.

C'est moi qui sens bon, répondit naïvement la jeune femme.

Et elle parla des essences qu'elle tenait du parfumeur même des sultanes. Elle mit un de ses bras nus sous le nez de madame Correur. Sa blouse de velours noir avait un peu glissé, ses pieds passaient, chaussés de petites pantoufles rouges. Pozzo, pâmé, grisé par les parfums violents qui s'exhalaient d'elle, tapait son instrument à légers coups de pouce.

Cependant, au bout de quelques minutes, la conversation tourna fatalement sur Rougon, comme cela arrivait chaque jeudi et chaque dimanche. La bande se réunissait uniquement pour épuiser cet éternel sujet, une rancune sourde et grandissante, un besoin de se soulager par des récriminations sans fin. Clorinde ne se donnait même plus la peine de les exciter ; ils apportaient toujours quelques nouveaux griefs, mécontents, jaloux, aigris de tout ce que Rougon avait fait pour eux, travaillés par une intense fièvre d'ingratitude.

Est-ce que vous avez vu le gros homme, aujourd'hui ? demanda le colonel.

Maintenant, Rougon n'était plus le " grand homme ".

Non, répondit Clorinde. Nous le verrons peut-être ce soir. Mon mari s'entête à me l'amener.

Je suis allé cette après-midi dans un café où on le jugeait bien sévèrement, reprit le colonel après un silence. On assurait qu'il branlait dans le manche, qu'il n'en avait pas dans le ventre pour deux mois.

Monsieur Kahn eut un geste dédaigneux, en disant :

Moi, je ne lui en donne pas pour trois semaines... Voyez-vous, Rougon n'est pas un homme de gouvernement ; il aime trop le pouvoir, il se laisse griser, et alors il tape à tort et à travers, il administre à coups de bâton, avec une brutalité révoltante... Enfin, depuis cinq mois, il a commis des actes monstrueux...

Oui, oui, interrompit le colonel, toutes sortes de passe-droits, d'injustices, d'absurdités... Il abuse, il abuse, vraiment.

Madame Correur, sans parler, tourna les doigts en l'air, comme pour dire qu'il avait la tête peu solide.

C'est cela, reprit monsieur Kahn en remarquant le geste. La tête n'est pas très d'aplomb, hein ?

Et, comme on le regardait, monsieur Béjuin crut devoir lâcher aussi quelque chose.

Oh ! pas fort, Rougon, murmura-t-il, pas fort du tout !

Clorinde, la tête renversée sur ses oreillers, examinant au plafond le rond lumineux de la lampe, les laissait aller. Quand ils se turent, elle dit à son tour, pour les pousser :

Sans doute il a abusé, mais il prétend avoir fait tout ce qu'on lui reproche dans l'unique but d'obliger ses amis... Ainsi, j'en causais l'autre jour avec lui. Les services qu'il vous a rendus...

A nous ! à nous ! crièrent-ils tous les quatre à la fois, furieusement.

Ils parlaient ensemble, ils voulaient protester sur le coup. Mais monsieur Kahn cria le plus fort.

Les services qu'il m'a rendus ! Quelle plaisanterie !... J'ai dû attendre ma concession pendant deux ans. Cela m'a ruiné. L'affaire, qui était superbe, est devenue très lourde... Puisqu'il m'aime tant, pourquoi ne vient-il pas à mon secours, maintenant ? Je lui ai demandé d'obtenir de l'empereur une loi autorisant la fusion de ma compagnie avec la Compagnie du chemin de fer de l'Ouest ; il m'a répondu qu'il fallait attendre... Les services de Rougon, ah ! je demande à les voir ! Il n'a jamais rien fait, et il ne peut plus rien faire !

Et moi, et moi, reprit le colonel en coupant du geste la parole à madame Correur, et moi, croyez-vous que je lui doive quelque chose ? Il ne parle pas peut-être de ce grade de commandeur qui m'était promis depuis cinq ans ?... Il a pris Auguste dans ses bureaux, c'est vrai ; mais je m'en mords joliment les doigts aujourd'hui. Si j'avais mis Auguste dans l'industrie, il gagnerait déjà le double... Cet animal de Rougon m'a déclaré hier ne paspouvoir augmenter Auguste avant dix-huit mois. Si c'est ainsi qu'il ruine son crédit pour ses amis !

Madame Correur réussit enfin à se soulager. Elle s'était penchée vers Clorinde.

Dites, madame, il ne m'a pas nommée ? Jamais je n'ai reçu ça de lui. J'en suis encore à connaître la couleur de ses bienfaits. Il n'en peut pas dire autant, et si je voulais parler... J'ai sollicité pour plusieurs dames de mes amies, je ne m'en défends pas ; j'aime à rendre service. Eh bien ! une remarque que j'ai faite : tout ce qu'il accorde tourne à mal, ses faveurs semblent porter malheur au monde. Ainsi cette pauvre Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, séduite par un officier, et pour laquelle il avait trouvé une dot ; voilà qu'elle est accourue me raconter une catastrophe ce matin, elle ne se marie plus, l'officier a filé, après avoir croqué la dot... Entendez-vous, toujours pour les autres, jamais pour moi ! Je me suis avisée, ces temps derniers, quand je suis revenue de Coulonges avec mon héritage, de lui signaler les manœuvres de madame Martineau. Je voulais, dans le partage, la maison où je suis née, et cette femme s'est arrangée pour la garder... Savez-vous quelle a été sa seule réponse ? Il m'a répété à trois fois qu'il ne voulait plus s'occuper de cette vilaine histoire.

Cependant, monsieur Béjuin, lui aussi, s'agitait. Il bégaya :

Moi, c'est comme madame... Je ne lui ai rien demandé, jamais, jamais ! Tout ce qu'il a pu faire, c'est malgré moi, c'est sans que je le sache. Il profite de cequ'on ne dit rien pour vous accaparer, oui, le mot est juste, vous accaparer...

Sa voix s'éteignit dans un bredouillement. Et tous quatre, ils continuaient à hocher la tête. Puis, ce fut monsieur Kahn qui recommença d'une voix solennelle :

La vérité, voyez-vous, la voici... Rougon est un ingrat. Vous vous souvenez du temps où nous battions tous le pavé de Paris pour le pousser au ministère. Hein ! nous sommes-nous assez dévoués à sa cause, au point d'en perdre le boire et le manger ? A cette époque-là, il a contracté une dette que sa vie entière ne réussirait pas à payer. Parbleu ! aujourd'hui, la reconnaissance lui est lourde, et il nous lâche. Ça devait arriver.

Oui, oui, il nous doit tout ! crièrent les autres. Il nous en récompense joliment !

Pendant un instant, ils l'écrasèrent sous l'énumération de leurs bienfaits ; lorsqu'un d'eux se taisait, un autre rappelait un détail plus accablant encore. Pourtant, le colonel, tout d'un coup, s'inquiéta de son fils Auguste, le jeune homme n'était plus dans la chambre. A ce moment, un bruit étrange vint du cabinet de toilette, une sorte de barbotement doux et continu. Le colonel se hâta d'aller voir, et il trouva Auguste très intéressé par la baignoire qu'Antonia avait oublié de vider. Des ronds de citron, dont Clorinde s'était servie pour ses ongles, flottaient. Auguste, trempant ses doigts, les flairait, avec une sensualité de collégien.

Il est insupportable, ce petit ! disait à demi-voix Clorinde. Il fouille partout.

Mon Dieu ! continua doucement madame Correur, qui semblait avoir attendu la sortie du colonel, ce dont Rougon manque surtout, c'est de tact... Ainsi, entre nous, pendant que le brave colonel n'est pas là, Rougon a eu le plus grand tort de prendre ce jeune homme au ministère, en passant par-dessus les formalités. On ne rend pas à ses amis de ces sortes de services. On se déconsidère.

Mais Clorinde l'interrompit, murmurant :

Chère dame, allez donc voir ce qu'ils font.

Monsieur Kahn souriait. Quand madame Correur ne fut plus là, il baissa la voix à son tour.

Elle est charmante !... Le colonel a été comblé par Rougon. Mais, vraiment, elle n'a guère à se plaindre. Rougon s'est absolument compromis pour elle, dans cette fâcheuse affaire Martineau. Il a fait preuve là de bien peu de moralité. On ne tue pas un homme pour être agréable à une vieille connaissance, n'est-ce pas ?

Il s'était levé, il marchait à petits pas. Puis, il retourna à l'antichambre prendre son porte-cigares dans son paletot. Le colonel et madame Correur rentraient.

Tiens ! Kahn s'est envolé, dit le colonel.

Et, sans transition, il s'écria :

Nous pouvons échigner Rougon, nous autres. Seulement, je trouve que Kahn devrait faire le mort. Je n'aime pas les gens sans cœur, moi... Tout à l'heure, j'ai évité de parler. Mais dans ce café où j'ai passé l'après-midi, on disait très carrément que Rougon tombait pour avoir prêté son nom à cette grande flouerie du chemin defer de Niort à Angers. On ne manque pas de nez à ce point-là ! Cet imbécile de gros homme qui va tirer des pétards et prononcer des discours d'une lieue, dans lesquels il se permet même d'engager la responsabilité de l'empereur !... Voilà, mes bons amis ! C'est Kahn qui nous a fichus en plein gâchis. Hein, Béjuin, c'est aussi votre opinion ?

Monsieur Béjuin approuva vivement de la tête. Il avait déjà donné toute son adhésion aux paroles de madame Correur et de monsieur Kahn. Clorinde, la tête toujours renversée, s'amusait à mordre le gland de sa cordelière, qu'elle promenait sur sa figure comme pour se chatouiller ; et elle ouvrait de grands yeux qui riaient silencieusement en l'air.

Chut ! souffla-t-elle.

Monsieur Kahn rentrait, en coupant un cigare du bout des dents. Il l'alluma, jeta trois ou quatre grosses bouffées ; on fumait dans la chambre de la jeune femme. Puis, il reprit, continuant la conversation, concluant :

Enfin, si Rougon prétend avoir ébranlé son pouvoir pour nous servir, je déclare que je nous trouve au contraire horriblement compromis par sa protection. Il a une façon brutale de pousser les gens qui leur casse le nez contre les murs... D'ailleurs, avec ses coups de poing à assommer les bœufs, le voilà de nouveau par terre. Merci ! Je n'ai pas envie de le ramasser une seconde fois ! Quand un homme ne sait pas ménager son crédit, c'est qu'il n'a pas des idées nettes. Il nous compromet, entendez-vous, il nous compromet !... Moi, ma foi ! j'ai de trop lourdes responsabilités, je l'abandonne.

Il hésitait pourtant, sa voix faiblissait, tandis que le colonel et madame Correur baissaient la tête, sans doute pour éviter de se prononcer aussi nettement. En somme, Rougon était toujours au ministère ; puis, à le quitter, il aurait fallu pouvoir s'appuyer sur une autre toute-puissance.

Il n'y a pas que le gros homme, dit négligemment Clorinde.

Ils la regardaient, espérant un engagement plus formel. Mais elle eut un simple geste, comme pour leur demander un peu de patience. Cette promesse tacite d'un crédit tout neuf, dont les bienfaits pleuvraient sur eux, était au fond la grande raison de leur assiduité aux jeudis et aux dimanches de la jeune femme. Ils flairaient un prochain triomphe, dans cette chambre aux odeurs violentes. Croyant avoir usé Rougon à satisfaire leurs premiers rêves, ils attendaient l'avènement de quelque pouvoir jeune, qui contenterait leurs rêves nouveaux, extraordinairement multipliés et élargis.

Cependant, Clorinde s'était relevée sur ses coussins. Accoudée au bras de la causeuse, elle se pencha brusquement vers Pozzo, lui souffla dans le cou, avec des rires aigus, comme prise d'une folie heureuse. Quand elle était très contente, elle avait de ces joies soudaines d'enfant. Pozzo, dont la main semblait s'être endormie sur la guitare, renversa la tête en montrant ses dents de bel Italien, et il frissonnait comme chatouillé par la caresse de ce souffle, tandis que la jeune femme riait plus haut, soufflait plus fort, pour lui faire demander grâce. Puis,après l'avoir querellé en italien, elle ajouta, en se tournant vers madame Correur :

Il faut qu'il chante, n'est-ce pas ? S'il chante, je ne soufflerai plus, je le laisserai tranquille... Il a fait une chanson bien jolie.

Alors, ils demandèrent tous la chanson. Pozzo se remit à gratter sa guitare ; et il chanta, les yeux sur Clorinde. C'était un murmure passionné, accompagné de petites notes légères ; les paroles italiennes ne s'entendaient pas, soupirées, tremblées ; au dernier couplet, sans doute un couplet de souffrance amoureuse, Pozzo, qui prenait une voix sombre, resta la bouche souriante, d'un air de ravissement dans le désespoir. Quand il se tut, on l'applaudit beaucoup. Pourquoi ne faisait-il pas éditer ces choses charmantes ? Sa situation dans la diplomatie n'était pas un obstacle.

J'ai connu un capitaine qui a fait jouer un opéra-comique, dit le colonel Jobelin. On ne l'en a pas plus mal regardé au régiment.

Oui, mais dans la diplomatie.... murmura madame Correur en hochant la tête.

Mon Dieu ! non, je crois que vous vous trompez, déclara monsieur Kahn. Les diplomates sont comme les autres hommes. Plusieurs cultivent les arts d'agrément.

Clorinde avait lancé un léger coup de pied dans le flanc de Pozzo, en lui donnant un ordre à demi-voix. Il se leva, jeta la guitare sur un tas de vêtements. Et quand il revint, au bout de cinq minutes, il était suivi d'Antonia portant un plateau où se trouvaient des verres et unecarafe ; lui, tenait un sucrier qui n'avait pu trouver place sur le plateau. Jamais on ne buvait autre chose que de l'eau sucrée chez la jeune femme ; encore les familiers de la maison savaient-ils lui faire plaisir lorsqu'ils prenaient de l'eau pure.

Eh bien, qu'y a-t-il ? dit-elle en se tournant vers le cabinet de toilette, où une porte grinçait.

Puis, comme se souvenant, elle s'écria :

Ah ! c'est maman... Elle était couchée.

En effet, c'était la comtesse Balbi, enveloppée dans une robe de chambre de laine noire ; elle avait noué sur sa tête un lambeau de dentelle, dont les bouts s'enroulaient à son cou. Flaminio, le grand laquais à longue barbe, à mine de bandit, la soutenait par-derrière, la portait presque entre ses bras. Et elle semblait n'avoir pas vieilli, la face blanche, gardant son sourire continu d'ancienne reine de beauté.

Attends, maman ! reprit Clorinde. Je vais te donner ma chaise longue. Moi, je m'allongerai sur le lit... Je ne suis pas bien. J'ai une bête qui est entrée. Voilà qu'elle recommence à me mordre.

Il y eut tout un déménagement. Pozzo et madame Correur conduisirent la jeune femme à son lit ; mais il fallut tirer les couvertures et taper les oreillers. Pendant ce temps, la comtesse Balbi se coucha sur la chaise longue. Derrière elle, Flaminio resta debout, noir, muet, couvrant d'un regard abominable les personnes qui se trouvaient là.

Ça ne vous fait rien que je me couche, n'est-ce pas ? répétait la jeune femme. Je suis beaucoup mieux couchée... Je ne vous renvoie pas, au moins. Il faut rester.

Elle s'était allongée, le coude enfoncé dans un oreiller étalant sa blouse noire, dont l'ampleur faisait sur la couverture blanche une mare d'encre. Personne, d'ailleurs, ne songeait à s'en aller. Madame Correur causait à demi-voix avec Pozzo de la perfection des formes de Clorinde, qu'ils venaient de soutenir. Monsieur Kahn, monsieur Béjuin et le colonel présentaient leurs compliments à la comtesse. Celle-ci s'inclinait avec son sourire. Puis, sans se retourner, de temps à autre, elle disait, d'une voix très douce :

Flaminio !

Le grand laquais comprenait, soulevait un coussin, apportait un tabouret, tirait de sa poche un flacon d'odeur, de son air farouche de brigand en habit noir.

A ce moment, Auguste commit un malheur. Il avait rôdé dans les trois pièces, s'était arrêté à tous les chiffons de femme qui traînaient. Puis, commençant à s'ennuyer, il avait eu l'idée de boire des verres d'eau sucrée coup sur coup. Clorinde le surveillait depuis un instant, regardant le sucrier se vider, lorsqu'il cassa le verre, dans lequel il tapait la cuiller violemment.

C'est le sucre ! Il en met trop ! cria-t-elle.

Imbécile ! dit le colonel. Tu ne peux pas boire de l'eau tranquillement ?... Matin et soir, un grand verre. Il n'y a rien de meilleur. Ça préserve de toutes les maladies.

Heureusement, monsieur Bouchard entra. Il venait un peu tard, à dix heures passées, parce qu'il avait dû dîner en ville. Et il parut surpris de ne pas trouver là sa femme.

Monsieur d'Escorailles s'était chargé de l'amener, dit-il, et j'avais promis de la reprendre en passant.

Au bout d'une demi-heure, en effet, madame Bouchard arriva, accompagnée de monsieur d'Escorailles et de monsieur La Rouquette. Après une brouille d'une année, le jeune marquis s'était remis avec la jolie blonde ; maintenant, leur liaison tournait à l'habitude, ils se reprenaient pour huit jours, ne pouvaient s'empêcher de se pincer et de s'embrasser derrière les portes, lorsqu'ils se rencontraient. Cela allait de soi, naturellement, avec des renouveaux de désir très vifs. Comme ils venaient chez les Delestang en voiture découverte, ils avaient rencontré monsieur La Rouquette. Et tous les trois s'en étaient allés au Bois, riant haut, lâchant des plaisanteries risquées ; même, monsieur d'Escorailles avait cru un moment rencontrer la main du député, derrière la taille de madame Bouchard. Quand ils entrèrent, ils apportèrent une bouffée de gaieté, la fraîcheur des allées noires du Bois, le mystère des feuilles endormies, où s'étouffait la polissonnerie de leurs rires.

Oui, nous revenons du lac, dit monsieur La Rouquette. Ma parole ! on m'a débauché... Je rentrais bien tranquillement travailler.

Il redevint subitement sérieux. Pendant la dernière session, il avait prononcé un discours à la Chambre sur une question d'amortissement, après un grand mois d'études spéciales ; et, depuis lors, il prenait des alluresposées d'homme marié, comme s'il avait enterré sa vie de garçon à la tribune. Kahn l'emmena au fond de la chambre, en murmurant :

A propos, vous qui êtes bien avec Marsy...

Leurs voix se perdirent, ils causèrent bas. Cependant, la jolie madame Bouchard, qui avait salué la comtesse, s'était assise devant le lit, gardant dans sa main la main de Clorinde, la plaignant beaucoup, d'une voix flûtée. Monsieur Bouchard, debout, digne et correct, s'écria tout à coup, au milieu des conversations étouffées :

Je ne vous ai pas conté ?... Il est gentil, le gros homme !

Et, avant de s'expliquer, il parla amèrement de Rougon, comme les autres. On ne pouvait plus lui rien demander, il n'était même plus poli ; et monsieur Bouchard tenait avant tout à la politesse. Puis, lorsqu'on lui demanda ce que Rougon lui avait fait, il finit par répondre :

Moi, je n'aime pas les injustices... C'est pour un des employés de ma division, Georges Duchesne ; vous le connaissez, vous l'avez vu chez moi. Il est plein de mérite, ce garçon ! Nous le recevons comme notre enfant. Ma femme l'aime beaucoup, parce qu'il est de son pays... Alors, dernièrement, nous complotons ensemble de faire nommer Duchesne sous-chef. L'idée était de moi, mais tu l'approuvais, n'est-ce pas, Adèle ?

Madame Bouchard, l'air gêné, se pencha davantage vers Clorinde, pour éviter les regards de monsieur d'Escorailles, qu'elle sentait fixés sur elle.

Eh bien ! continua le chef de division, vous ne savez pas de quelle façon le gros homme a accueilli ma demande ?... Il m'a regardé un bon moment en silence, de son air blessant, vous savez. Ensuite, il m'a carrément refusé la nomination. Et comme je revenais à la charge, il m'a dit, avec un sourire : " Monsieur Bouchard, n'insistez pas, vous me faites de la peine ; il y a des raisons graves... " Impossible d'en tirer autre chose. Il a bien vu que j'étais furieux, car il m'a prié de le rappeler au bon souvenir de ma femme... N'est-ce pas, Adèle ?

Madame Bouchard avait justement eu dans la soirée une explication fort vive avec monsieur d'Escorailles, au sujet de ce Georges Duchesne. Elle crut devoir dire, d'un ton d'humeur :

Mon Dieu ! Monsieur Duchesne attendra... Il n'est pas si intéressant !

Mais le mari s'entêtait.

Non, non, il a mérité d'être sous-chef, il sera sous-chef ! Je perdrai plutôt mon nom... Moi, je veux qu'on soit juste !

On dut le calmer. Clorinde, distraite, tâchait d'entendre la conversation de monsieur Kahn et de monsieur La Rouquette, réfugiés au pied de son lit. Le premier expliquait sa situation à mots couverts. Sa grande entreprise du chemin de fer de Niort à Angers se trouvait en pleine déconfiture. Les actions avaient commencé par faire quatre-vingts francs de prime à la Bourse, avant qu'un seul coup de pioche fût donné. Embusqué derrière sa fameuse compagnie anglaise, monsieur Kahn s'était livré aux spéculations les plus imprudentes. Et,aujourd'hui, la faillite allait éclater, si quelque main puissante ne le ramassait dans sa chute.

Autrefois, murmurait-il, Marsy m'avait offert de vendre l'affaire à la Compagnie de l'Ouest. Je suis tout prêt à rentrer en pourparlers. Il suffirait d'obtenir une loi...

Clorinde les appela discrètement d'un geste. Et, penchés tout deux au-dessus du lit, ils causèrent longuement avec elle. Marsy n'avait pas de rancune. Elle lui parlerait. Elle lui offrirait le million qu'il demandait, l'année précédente, pour appuyer la demande de concession. Sa situation de président du Corps législatif lui permettrait d'obtenir très aisément la loi nécessaire.

Allez, il n'y a encore que Marsy si l'on veut le succès de ces sortes d'affaires, dit-elle en souriant. Quand on se passe de lui, pour en lancer une, on est bientôt forcé de l'appeler, pour le supplier d'en raccommoder les morceaux.

Dans la chambre, maintenant, tout le monde parlait à la fois, très haut. Madame Correur expliquait son dernier désir à madame Bouchard : aller mourir à Coulonges, dans la maison de sa famille ; et elle s'attendrissait sur les lieux où elle était née, elle forcerait bien madame Martineau à lui rendre cette maison toute pleine de souvenirs de son enfance. Les invités, fatalement, revenaient à Rougon : monsieur d'Escorailles racontait la colère de son père et de sa mère, qui lui avaient écrit de rentrer au Conseil d'Etat, de briser avec le ministre, en apprenant les abus de pouvoir de celui-ci ; le colonel racontait comment le gros homme s'était absolumentrefusé à demander pour lui à l'empereur une situation dans les palais impériaux ; monsieur Béjuin lui-même se lamentait de ce que Sa Majesté n'était pas venue visiter la cristallerie de Saint-Florent, lors de son dernier voyage à Bourges, malgré l'engagement formel pris par Rougon d'obtenir cette faveur. Et, au milieu de cette rage de paroles, la comtesse Balbi, sur la chaise longue, souriait, regardait ses mains encore potelées, répétait doucement :

Flaminio !

Le grand diable de domestique avait sorti de la poche de son gilet une toute petite boite d'écaille pleine de pastilles à la menthe. La comtesse les croquait avec des mines de vieille chatte gourmande.

Vers minuit seulement, Delestang rentra. Quand on le vit soulever la portière du boudoir, un profond silence se fit, tous les cous s'allongèrent. Mais la portière était retombée, personne ne le suivait. Alors, après une nouvelle attente de quelques secondes, des exclamations partirent :

Vous êtes seul ?

Vous ne l'amenez donc pas ?

Vous avez donc perdu le gros homme en route ?

Et il y eut un soulagement. Delestang expliqua que Rougon, très fatigué, venait de le quitter au coin de la rue Marbeuf.

Il a bien fait, dit Clorinde en se couchant tout à fait sur le lit. Il est si peu amusant !

Ce fut le signal d'un nouveau déchaînement de plaintes et d'accusations. Delestang protestait, lançait des " Permettez ! Permettez ! " Il affectait d'ordinaire de défendre Rougon. Quand on le laissa parler, il dit d'une voix mesurée :

Sans doute il aurait pu mieux agir envers certains de ses amis. Mais il n'en reste pas moins une grande intelligence... Quant à moi, je lui serai éternellement reconnaissant...

Reconnaissant de quoi ? cria monsieur Kahn courroucé.

Mais de tout ce qu'il a fait...

On lui coupa violemment la parole. Rougon n'avait jamais rien fait pour lui. Où prenait-il que Rougon eût fait quelque chose ?

Vous êtes étonnant ! dit le colonel. On ne pousse pas la modestie à ce point-là... Mon cher ami, vous n'aviez besoin de personne. Parbleu ! vous êtes monté par vos propres forces.

Alors, on célébra les mérites de Delestang. Sa ferme modèle de la Chamade était une création hors ligne, qui révélait depuis longtemps en lui les aptitudes d'un bon administrateur et d'un homme d'Etat véritablement doué. Il avait le coup d'œil prompt, l'intelligence nette, la main énergique sans rudesse. D'ailleurs, l'empereur ne l'avait-il pas distingué, dès le premier jour ? Il se rencontrait sur presque tous les points avec Sa Majesté.

Laissez donc ! finit par déclarer monsieur Kahn, c'est vous qui soutenez Rougon. Si vous n'étiez pas sonami, si vous ne l'appuyiez pas dans le Conseil, il y a quinze jours au moins qu'il serait par terre.

Pourtant, Delestang protestait encore. Certainement, il n'était pas le premier venu ; mais il fallait rendre justice aux qualités de tout le monde. Ainsi, le soir même, chez le garde des Sceaux, dans une question de viabilité très embrouillée, Rougon venait de montrer une clarté d'aperçu extraordinaire.

Oh ! la souplesse d'un avoué retors, murmura monsieur La Rouquette d'un air de dédain.

Clorinde n'avait point encore ouvert les lèvres. Des regards se tournaient vers elle, sollicitant le mot que chacun attendait. Elle roulait doucement la tête sur l'oreiller, comme pour se gratter la nuque. Elle dit enfin, en parlant de son mari, sans le nommer :

Oui, grondez-le... Il faudra le battre, le jour où l'on voudra le mettre à sa vraie place.

La situation de ministre de l'Agriculture et du Commerce est tout à fait secondaire, fit remarquer monsieur Kahn, afin de brusquer les choses.

C'était toucher à une plaie vive. Clorinde souffrait de voir son mari parqué dans ce qu'elle appelait " un petit ministère ". Elle s'assit brusquement sur son séant, en lâchant le mot attendu :

Eh ! il sera à l'Intérieur quand nous voudrons !

Delestang voulut parler. Mais tous s'étaient précipités, l'entourant d'un brouhaha de ravissement. Alors, lui, sembla se déclarer vaincu. Peu à peu, uneteinte rosée montait à ses joues, une jouissance noyait sa face superbe. Madame Correur et madame Bouchard, à demi-voix, le trouvaient beau ; la seconde surtout, avec le goût pervers des femmes pour les hommes chauves, regardait passionnément son crâne nu. Monsieur Kahn, le colonel et les autres, avaient des coups d'œil, de petits gestes, des mots rapides, pour dire le cas énorme qu'ils faisaient de sa force. Ils s'aplatissaient devant le plus sot de la bande, ils s'admiraient en lui. Ce maître-là, au moins, serait docile et ne les compromettrait pas. Ils pouvaient impunément le prendre pour dieu, sans craindre sa foudre.

Vous le fatiguez, fit remarquer la jolie madame Bouchard de sa voix tendre.

On le fatiguait ! Ce fut une commisération générale. En effet, il était un peu pâle, ses yeux se fermaient. Pensez donc ! Quand on travaille depuis le matin cinq heures ! Rien ne brise comme les travaux de tête. Et avec une douce violence, on exigea qu'il allât se coucher. Il obéit docilement, il se retira, après avoir posé un baiser sur le front de sa femme.

Flaminio ! murmura la comtesse.

Elle aussi voulait se mettre au lit. Elle traversa la chambre au bras du domestique, en envoyant à chacun un petit salut de la main. Dans le cabinet de toilette, on entendit Flaminio jurer, parce que la lampe s'était éteinte.

Il était une heure. On parla de se retirer. Mais Clorinde assurait qu'elle n'avait pas sommeil, qu'on pouvait rester. Pourtant personne ne se rassit. La lampe du boudoir venait également de s'éteindre ; une forteodeur d'huile se répandait. On eut beaucoup de peine à retrouver de menus objets, un éventail, la canne du colonel, le chapeau de madame Bouchard. Clorinde, tranquillement allongée, empêcha madame Correur de sonner Antonia ; la femme de chambre se couchait à onze heures. Enfin, on partait, quand le colonel s'aperçut qu'il oubliait Auguste ; le jeune homme dormait sur le canapé du boudoir, la tête appuyée sur une robe roulée en tampon ; on le gronda de n'avoir pas remonté la lampe. Dans l'ombre de l'escalier, où le gaz baissé agonisait, madame Bouchard eut un léger cri ; son pied avait tourné, disait-elle. Et, comme tout ce monde descendait prudemment le long de la rampe, de grands rires vinrent de la chambre de Clorinde, où Pozzo s'était attardé ; sans doute elle lui soufflait dans le cou.

Chaque jeudi et chaque dimanche, les soirées se ressemblaient. Au-dehors, le bruit courait que madame Delestang avait un salon politique. On s'y montrait très libéral, on y battait en brèche l'administration autoritaire de Rougon. Toute la bande était passée au rêve d'un Empire humanitaire, élargissant peu à peu et à l'infini le cercle des libertés publiques. Le colonel, à ses moments perdus, rédigeait des statuts pour des associations d'ouvriers ; monsieur Béjuin parlait de créer une cité autour de sa cristallerie de Saint-Florent ; monsieur Kahn, pendant des heures, entretenait Delestang du rôle démocratique des Bonaparte dans la société moderne. Et, à chaque nouvel acte de Rougon, il y avait des protestations indignées, des terreurs patriotiques de voir la France sombrer aux mains d'un tel homme. Un jour, Delestang soutint que l'empereur était le seul républicainde l'époque. La bande affectait des allures de secte religieuse apportant le salut. Maintenant, elle complotait d'une façon ouverte le renversement du gros homme, pour le plus grand bien du pays.

Cependant, Clorinde ne se hâtait pas. On la trouvait étendue sur tous les canapés de son appartement, distraite, les yeux en l'air, étudiant les coins du plafond. Quand les autres criaient et piétinaient d'impatience autour d'elle, elle avait une figure muette, un jeu lent de paupières pour les inviter à plus de prudence. Elle sortait moins, s'amusait à s'habiller en homme avec sa femme de chambre, sans doute afin de tuer le temps. Elle s'était prise brusquement de tendresse pour son mari, l'embrassait devant le monde, lui parlait en zézayant, témoignait des inquiétudes très vives pour sa santé qui était excellente. Peut-être voulait-elle cacher ainsi l'empire absolu, la surveillance continue, qu'elle exerçait sur lui. Elle le guidait dans ses moindres actions, lui faisait chaque matin la leçon, comme à un écolier dont on se méfie. Delestang se montrait d'ailleurs d'une obéissance absolue. Il saluait, souriait, se fâchait, disait noir, disait blanc, selon la ficelle qu'elle avait tirée. Dès qu'il n'était plus monté, il revenait de lui-même se remettre entre ses mains, pour qu'elle l'accommodât. Et il restait supérieur.

Clorinde attendait. Monsieur Beulin-d'Orchère, qui évitait de venir le soir, la voyait souvent pendant la journée. Il se plaignait amèrement de son beau-frère, l'accusait de travailler à la fortune d'une foule d'étrangers ; mais cela se passait toujours ainsi, on se moquait bien des parents ! Rougon seul pouvaitdétourner l'empereur de lui confier les Sceaux, par crainte d'avoir à partager son influence dans le Conseil. La jeune femme fouettait sa rancune. Puis, elle parlait à demi-mot du prochain triomphe de son mari, en lui donnant la vague espérance d'être compris dans la nouvelle combinaison ministérielle. En somme, elle se servait de lui pour savoir ce qui se passait chez Rougon. Par une méchanceté de femme, elle aurait voulu voir ce dernier malheureux en ménage ; et elle poussait le magistrat à faire épouser sa querelle par sa sœur. Il dut essayer, regretter tout haut un mariage dont il ne tirait aucun profit ; mais il échoua sans doute, devant la placidité de madame Rougon. Son beau-frère, disait-il, était très nerveux depuis quelque temps. Il insinuait qu'il le croyait mûr pour la chute ; et il regardait la jeune femme fixement, il lui racontait des faits caractéristiques d'un air aimable de causeur colportant sans malice les cancans du monde. Pourquoi donc n'agissait-elle pas, si elle était maîtresse ? Elle, paresseusement, s'allongeait davantage, prenait une mine de personne enfermée chez elle par un temps de pluie, se résignant dans l'attente d'un rayon de soleil.

Pourtant, aux Tuileries, la puissance de Clorinde grandissait. On causait à voix basse du vif caprice que Sa Majesté éprouvait pour elle. Dans les bals, aux réceptions officielles, partout où l'empereur la rencontrait, il tournait autour de ses jupes de son pas oblique, lui regardait dans le cou, lui parlait de près, avec un lent sourire. Et, disait-on, elle n'avait encore rien accordé, pas même le bout des doigts. Elle jouait son ancien jeu de fille à marier, très provocante, libre, disant tout, montrant tout, maiscontinuellement sur ses gardes, se dérobant juste à la minute voulue. Elle semblait laisser mûrir la passion du souverain, guetter une circonstance, ménager l'heure où il ne pourrait plus rien lui refuser, afin d'assurer le triomphe de quelque plan longuement conçu.

Ce fut vers cette époque qu'elle se montra tout d'un coup très tendre à l'égard de monsieur de Plouguern. Il y avait, depuis plusieurs mois, de la brouille entre eux. Le sénateur, fort assidu auprès d'elle, et qui venait assister presque chaque matin à son lever, s'était un beau jour fâché de se voir consigné à la porte de son cabinet, lorsqu'elle faisait sa toilette. Elle rougissait, prise d'un caprice de pudeur, ne voulant plus être taquinée, gênée, disait-elle, par les yeux gris du vieillard où s'allumaient des flammes jaunes. Mais lui, protestait, refusait de se présenter, comme tout le monde, aux heures où sa chambre s'emplissait de visites. N'était-il pas son père ? Ne l'avait-il pas fait sauter sur ses genoux toute petite ? Et il racontait avec un ricanement les corrections qu'il se permettait de lui administrer jadis, les jupes relevées. Elle finit par rompre, un jour où, malgré les cris et les coups de poing d'Antonia, il était entré pendant qu'elle se trouvait au bain. Quand monsieur Kahn ou le colonel Jobelin lui demandaient des nouvelles de monsieur de Plouguern, elle répondait d'un air pincé :

Il rajeunit, il n'a pas vingt ans... Je ne le vois plus.

Puis, brusquement, on ne rencontra que monsieur de Plouguern chez elle. A toute heure, il était là, dans les coins du cabinet de toilette, au fond des trous intimes de la chambre. Il savait où elle serrait son linge, lui passaitune chemise ou une paire de bas ; même on l'avait surpris en train de lui lacer son corset. Clorinde montrait le despotisme d'une jeune mariée.

Parrain, va me chercher la lime à ongles, tu sais, dans le tiroir... Parrain, donne-moi donc mon éponge...

Ce mot de parrain était une caresse. Lui, maintenant, parlait très souvent du comte Balbi, précisant les détails de la naissance de Clorinde. Il mentait, disait avoir connu la mère de la jeune femme au troisième mois de sa grossesse. Et lorsque la comtesse, avec un rire éternel sur sa face usée, se trouvait là, dans la chambre, au moment du lever de Clorinde, il adressait à la vieille dame des regards d'intelligence, attirait d'un clignement d'yeux son attention sur une épaule nue, sur un genou à demi découvert.

Hein ? Lenora, murmurait-il, tout votre portrait !

La fille lui rappelait la mère. Son visage osseux flambait. Souvent, il allongeait ses mains sèches, prenait Clorinde, se serrait contre elle, pour lui conter quelque ordure. Cela le satisfaisait. Il était voltairien, niait tout, combattait les derniers scrupules de la jeune femme, en disant avec son ricanement de poulie mal graissée :

Mais, bête, c'est permis... Quand ça fait plaisir, c'est permis.

On ne sut jamais jusqu'où les choses allèrent entre eux. Clorinde avait alors besoin de monsieur de Plouguern ; elle lui réservait un rôle dans le drame qu'elle rêvait. D'ailleurs, il lui arrivait parfois d'acheter ainsi des amitiés dont elle ne se servait plus ensuite, si elle venait àchanger de plan. C'était, à ses yeux, comme une poignée de main donnée à la légère et sans profit. Elle avait ce beau dédain de ses faveurs qui déplaçait en elle l'honnêteté commune et lui faisait mettre ses fiertés autre part.

Cependant, son attente se prolongeait. Elle causait à mots couverts, avec monsieur de Plouguern, d'un événement vague, indéterminé, trop lent à se produire. Le sénateur semblait chercher des combinaisons, d'un air absorbé de joueur d'échecs ; et il hochait la tête, il ne trouvait sans doute rien. Quant à elle, les rares jours où Rougon venait encore la voir, elle se disait lasse, elle parlait d'aller en Italie passer trois mois. Puis, les paupières à demi closes, elle l'examinait d'un mince regard luisant. Un sourire de cruauté raffinée pinçait ses lèvres. Elle aurait pu tenter déjà de l'étrangler entre ses doigts effilés ; mais elle voulait l'étrangler net ; et c'était une jouissance, cette longue patience qu'elle mettait à regarder pousser ses ongles. Rougon, toujours très préoccupé, lui donnait des poignées de main distraites, sans remarquer la fièvre nerveuse de sa peau. Il la croyait plus raisonnable, la complimentait d'obéir à son mari.

Vous voilà presque comme je vous voulais, disait-il. Vous avez bien raison, les femmes doivent rester tranquilles chez elles.

Et elle criait, avec un rire aigu, quand il n'était pas là :

Mon Dieu ! qu'il est bête !... Et il trouve les femmes bêtes, encore !

Enfin, un dimanche soir, vers dix heures, au moment où toute la bande était réunie dans la chambre de Clorinde, monsieur de Plouguern entra d'un air triomphant.

Eh bien ! demanda-t-il en affectant une grande indignation, vous connaissez le nouvel exploit de Rougon ?... Cette fois, la mesure est comble.

On s'empressa autour de lui. Personne ne savait rien.

Une abomination ! reprit-il, les bras en l'air. On ne comprend pas qu'un ministre descende si bas...

Et il raconta d'un trait l'aventure. Les Charbonnel, en arrivant à Faverolles pour prendre possession de l'héritage du cousin Chevassu, avaient fait grand bruit de la prétendue disparition d'une quantité considérable d'argenterie. Ils accusaient la bonne chargée de la garde de la maison, femme très dévote ; à la nouvelle de l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat, cette malheureuse devait s'être entendue avec les sœurs de la Sainte-Famille, et avoir transporté au couvent tous les objets de valeur faciles à cacher. Trois jours après, ils ne parlaient plus de la bonne ; c'étaient les sœurs elles-mêmes qui avaient dévalisé leur maison. Cela faisait dans la ville un scandale épouvantable. Mais le commissaire de police refusait d'opérer une descente au couvent, lorsque, sur une simple lettre des Charbonnel, Rougon avait télégraphié au préfet de donner des ordres pour qu'une visite domiciliaire eût lieu immédiatement.

Oui, une visite domiciliaire, cela est en toutes lettres dans la dépêche, dit monsieur de Plouguern en terminant. Alors, on a vu le commissaire et deuxgendarmes bouleverser le couvent. Ils y sont restés cinq heures. Les gendarmes ont voulu tout fouiller... Imaginez-vous qu'ils ont mis le nez jusque dans les paillasses des sœurs...

Les paillasses des sœurs, oh ! c'est indigne ! s'écria madame Bouchard révoltée.

Il faut manquer tout à fait de religion, déclara le colonel.

Que voulez-vous, soupira à son tour madame Correur, Rougon n'a jamais pratiqué... J'ai si souvent tenté en pure perte de le réconcilier avec Dieu !

Monsieur Bouchard et monsieur Béjuin hochaient la tête d'un air désespéré, comme s'ils venaient d'apprendre quelque catastrophe sociale qui leur faisait douter de la raison humaine. Monsieur Kahn demanda, en frottant rudement son collier de barbe :

Et, naturellement, on n'a rien trouvé chez les sœurs ?

Absolument rien ! répondit monsieur de Plouguern.

Puis, il ajouta d'une voix rapide :

Une casserole en argent, je crois, deux timbales, un porte-huilier, des bêtises, des cadeaux que l'honorable défunt, vieillard d'une grande piété, avait faits aux sœurs pour les récompenser de leurs bons soins pendant sa longue maladie.

Oui, oui, évidemment, murmurèrent les autres.

Le sénateur n'insista pas. Il reprit d'un ton très lent, en accentuant chaque phrase d'un petit claquement de main :

La question est ailleurs. Il s'agit du respect dû à un couvent, à une de ces saintes maisons, où se sont réfugiées toutes les vertus chassées de notre société impie. Comment veut-on que les masses soient religieuses, si les attaques contre la religion partent de si haut ? Rougon a commis là un véritable sacrilège, dont il devra rendre compte... Aussi la bonne société de Faverolles est-elle indignée. Monseigneur Rochart, l'éminent prélat, qui a toujours témoigné aux sœurs une tendresse particulière, est immédiatement parti pour Paris, où il vient demander justice. D'autre part, au Sénat, on était aujourd'hui très irrité, on parlait de soulever un incident, sur les quelques détails que j'ai pu fournir. Enfin, l'impératrice elle-même...

Tous tendirent le cou.

Oui, l'impératrice a su cette déplorable histoire par madame de Llorentz, qui la tenait de notre ami La Rouquette, auquel je l'avais racontée. Sa Majesté s'est écriée : " Monsieur Rougon n'est plus digne de parler au nom de la France. "

Très bien ! dit tout le monde.

Ce jeudi-là, ce fut, jusqu'à une heure du matin, l'unique sujet de conversation. Clorinde n'avait pas ouvert la bouche. Aux premiers mots de, monsieur de Plouguern, elle s'était renversée sur sa chaise longue, un peu pâle, les lèvres pincées. Puis, elle se signa trois fois, rapidement, sans qu'on la vît, comme si elle remerciait leCiel de lui avoir accordé une grâce longtemps demandée. Ses mains eurent ensuite des gestes de dévote furieuse au récit de la visite domiciliaire. Peu à peu, elle était devenue très rouge. Les yeux en l'air, elle s'absorba dans une rêverie grave.

Alors, pendant que les autres discutaient, monsieur de Plouguern s'approcha d'elle, glissa une main au bord de son corsage, pour lui pincer familièrement le sein. Et, avec son ricanement sceptique, du ton libre d'un grand seigneur qui a roulé dans tous les mondes, il souffla à l'oreille de la jeune femme :

Il a touché au bon Dieu, il est foutu !

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