Dès le poisson, de la raie au beurre noir d'une fraîcheur douteuse, que cette gâcheuse d'Adèle avait noyée dans un flot de vinaigre, Hortense et Berthe, assises à droite et à la gauche de l'oncle Bachelard, le poussèrent à boire, emplissant son verre l'une après l'autre, répétant :
C'est votre fête, buvez donc !... A votre santé, mon oncle !
Elles avaient comploté de se faire donner vingt francs. Chaque année, leur mère prévoyante les plaçait ainsi aux côtés de son frère, qu'elle leur abandonnait. Mais c'était une rude besogne, et qui demandait toute l'âpreté de deux filles travaillées par des rêves de souliers Louis XV et de gants à cinq boutons. Pour donner les vingt francs, il fallait que l'oncle fût complètement gris. Il était en famille d'une avarice féroce, tout en mangeant au-dehors, à des noces crapuleuses, les quatre-vingt mille francs qu'il gagnait dans la commission. Heureusement, ce soir-là, il venait d'arriver à demi plein, ayant passé l'après-midi chez une teinturière du faubourg Montmartre, qui se faisait expédier pour lui du vermouth de Marseille.
A votre santé, mes petites chattes ! répondait-il chaque fois, de sa grosse voix pâteuse, en vidant son verre.
Couvert de bijoux, une rose à la boutonnière, il tenait le milieu de la table, énorme, avec sa carrure de commerçant noceur et braillard, qui a roulé dans tous les vices. Ses dents fausses éclairaient d'une blancheur trop crue sa face ravagée, dont le grand nez rouge flambait sous la calotte neigeuse de ses cheveux coupés ras ; et, par moments, ses paupières retombaient d'elles-mêmes sur ses yeux pâles et brouillés. Gueulin, le fils d'une sœur de sa femme, affirmait que l'oncle n'avait pas dessoûlé, depuis dix ans qu'il était veuf.
Narcisse, un peu de raie, elle est excellente, dit madame Josserand, qui souriait à l'ivresse de son frère, bien qu'elle en eût au fond le cœur soulevé.
Elle était assise en face de lui, ayant à sa gauche le petit Gueulin, et à sa droite un jeune homme, Hector Trublot, auquel elle avait des politesses à rendre. D'habitude, elle profitait de ce dîner de famille, pour se débarrasser de certaines invitations ; et c'était ainsi qu'une dame de la maison,
Madame Juzeur, se trouvait également là, près de monsieur Josserand. Du reste, comme l'oncle se conduisait très mal à table, et qu'il fallait compter sur sa fortune pour l'y supporter sans dégoût, elle le montrait seulement à des intimes ou à des personnes qu'elle jugeait inutile d'éblouir désormais. Par exemple, elle avait un instant songé pour gendre au jeune Trublot, alors employé chez un agent de change, en attendant que son père, un homme riche, lui achetât une part ; mais, Trublot ayant professé une haine tranquille du mariage, elle ne se gênait plus avec lui, elle le mettait même à côté deSaturnin, qui n'avait jamais pu manger proprement. Berthe, toujours placée près de son frère, était chargée de le contenir d'un regard, lorsqu'il promenait par trop ses doigts dans la sauce.
Après le poisson, une tourte grasse parut, et ces demoiselles crurent le moment arrivé de commencer l'attaque.
Buvez donc, mon oncle ! dit Hortense. C'est votre fête... Vous ne donnez rien pour votre fête ?
Tiens ! c'est vrai, ajouta Berthe d'un air naïf. On donne quelque chose, le jour de sa fête... Vous allez nous donner vingt francs.
Du coup, en entendant parler d'argent, Bachelard exagéra son ivresse. C'était sa malice accoutumée : ses paupières retombaient, il devenait idiot.
Hein ? quoi ? bégaya-t-il.
Vingt francs, vous savez bien ce que c'est que vingt francs, ne faites pas la bête, reprit Berthe. Donnez-nous vingt francs, et nous vous aimerons, oh ! nous vous aimerons tout plein !
Elles s'étaient jetées à son cou, lui prodiguaient des noms de tendresse, baisaient son visage enflammé, sans répugnance pour l'odeur de débauche canaille qu'il exhalait. Monsieur Josserand, que troublait ce continuel fumet d'absinthe, de tabac et de musc, eut une révolte, lorsqu'il vit les grâces vierges de ses filles se frotter à ces hontes ramassées sur tous les trottoirs.
Laissez-le donc ! cria-t-il.
Pourquoi ? dit madame Josserand, qui lança un terrible regard à son mari. Elles s'amusent... Si Narcisse veut leur donner vingt francs, il est bien le maître.
Monsieur Bachelard est si bon pour elles ! murmura complaisamment la petite madame Juzeur.
Mais l'oncle se débattait, redoublant de ramollissement, répétant, la bouche pleine de salive :
C'est drôle... Sais pas, parole d'honneur ! sais pas...
Alors, Hortense et Berthe le lâchèrent, en échangeant un coup d'œil. Il n'avait sans doute pas assez bu. Et elles se mirent de nouveau à remplir son verre, avec des rires de filles qui veulent dévaliser un homme. Leurs bras nus, d'une rondeur adorable de jeunesse, passaient à toute minute sous le grand nez flamboyant de l'oncle.
Cependant, Trublot, en garçon silencieux qui prenait ses plaisirs tout seul, suivait du regard Adèle, tandis qu'elle tournait lourdement derrière les convives. Il était très myope et la voyait jolie, avec ses traits accentués de Bretonne et ses cheveux de chanvre sale. Justement, quand elle servit le rôti, un morceau de veau à la casserole, elle se coucha à demi sur son épaule, pour atteindre le milieu de la table ; et lui, feignant de ramasser sa serviette, la pinça vigoureusement au mollet. La bonne, sans comprendre, le regarda, comme s'il lui avait demandé du pain.
Qu'y a-t-il ? dit madame Josserand. Elle vous a heurté, monsieur ?... Oh ! cette fille ! elle est d'unemaladresse ! Mais, que voulez-vous ? c'est tout neuf, il faut que ce soit formé.
Sans doute, il n'y a pas de mal, répondit Trublot, qui caressait sa forte barbe noire avec la sérénité d'un jeune dieu indien.
La conversation s'animait, dans la salle à manger, d'abord glacée, et que peu à peu chauffait l'odeur des viandes. Madame Juzeur confiait une fois de plus à monsieur Josserand les tristesses de ses trente ans solitaires. Elle levait les yeux vers le ciel, elle se contentait de cette discrète allusion au drame de sa vie : son mari l'avait quittée après dix jours de mariage, et personne ne savait pourquoi, elle n'en disait, pas davantage. Maintenant, elle vivait seule dans un logement toujours clos, d'une douceur de duvet, et où il entrait des prêtres.
C'est si triste, à mon âge ! murmura-t-elle languissamment, en mangeant son veau avec des gestes délicats.
Une petite femme bien malheureuse, reprit madame Josserand à l'oreille de Trublot, d'un air de profonde sympathie.
Mais Trublot jetait des regards indifférents sur cette dévote aux yeux clairs, toute pleine de réserves et de sous-entendus. Ce n'était pas son genre.
Il y eut une panique. Saturnin, que Berthe ne surveillait plus, trop occupée auprès de l'oncle, s'amusait avec sa viande, qu'il découpait et dont il faisait des dessins dans son assiette. Ce pauvre être exaspérait samère, qui avait peur et honte de lui ; elle ne savait comment s'en débarrasser, n'osait par amour-propre en faire un ouvrier, après l'avoir sacrifié à ses sœurs, en le retirant d'un pensionnat où son intelligence endormie s'éveillait trop lentement ; et, depuis des années qu'il se traînait à la maison, inutile et borné, c'était pour elle de continuelles transes, lorsqu'elle devait le produire en société. Son orgueil saignait.
Saturnin ! cria-t-elle.
Mais Saturnin se mit à ricaner, heureux du gâchis de son assiette. Il ne respectait pas sa mère, la traitait carrément de grosse menteuse et de mauvaise gale, avec la clairvoyance des fous qui pensent tout haut. Certainement, les choses allaient mal tourner, il lui aurait jeté l'assiette à la tête, si Berthe, rappelée à son rôle, ne l'avait regardé fixement. Il voulut résister ; puis, ses yeux s'éteignirent, il resta morne et affaissé sur sa chaise, comme dans un rêve, jusqu'à la fin du repas.
J'espère, Gueulin, que vous avez apporté votre flûte ? demanda madame Josserand, qui cherchait à dissiper le malaise de ses convives.
Gueulin jouait de la flûte en amateur, mais uniquement dans les maisons où on le mettait à l'aise.
Ma flûte, certainement, répondit-il.
Il était distrait, ses cheveux et ses favoris roux plus hérissés encore que de coutume, très intéressé par la manœuvre de ces demoiselles autour de l'oncle. Employé dans une compagnie d'assurances, il retrouvait Bachelard dès sa sortie du bureau, et ne le lâchait plus, battant à sasuite les mêmes cafés et les mêmes mauvais lieux. Derrière le grand corps dégingandé de l'un, on était toujours sûr d'apercevoir la petite figure blême de l'autre.
Hardi ! ne le lâchez pas ! dit-il brusquement, en homme qui juge les coups.
L'oncle, en effet, perdait pied. Lorsque, après les légumes, des haricots verts trempés d'eau, Adèle servit une glace à la vanille et à la groseille, ce fut une joie inespérée autour de la table ; et ces demoiselles abusèrent de la situation pour faire boire à l'oncle la moitié de la bouteille de champagne, que madame Josserand payait trois francs, chez un épicier voisin. Il devenait tendre, il oubliait sa comédie de l'imbécillité.
Hein, vingt francs !... Pourquoi vingt francs ?... Ah ! vous voulez vingt francs ! Mais je ne les ai pas, bien vrai. Demandez à Gueulin. N'est-ce pas ? Gueulin, j'ai oublié ma bourse, tu as dû payer au café... Si je les avais, mes petites chattes, je vous les donnerais, vous êtes trop gentilles.
Gueulin, de son air froid, riait avec un bruit de poulie mal graissée. Et il murmurait :
Ce vieux filou !
Puis, tout d'un coup, emporté, il cria :
Fouillez-le donc !
Alors, Hortense et Berthe, de nouveau, se jetèrent sur l'oncle, sans retenue. L'envie des vingt francs, que leur bonne éducation contenait, finissait par les enrager ; et elles lâchaient tout. L'une, à deux mains, visitait lespoches du gilet, tandis que l'autre enfonçait les doigts jusqu'au poignet dans les poches de la redingote. Cependant, l'oncle, renversé, luttait encore ; mais le rire le prenait, un rire coupé des hoquets de l'ivresse.
Parole d'honneur ! je n'ai pas un sou... Finissez donc, vous me chatouillez.
Dans le pantalon ! cria énergiquement Gueulin, excité par ce spectacle.
Et Berthe, résolue, fouilla dans une des poches du pantalon. Leurs mains frémissaient, toutes deux devenaient brutales, elles auraient giflé l'oncle. Mais Berthe eut une exclamation de victoire : elle ramenait du fond de la poche une poignée de monnaie, qu'elle éparpilla sur une assiette ; et là, parmi un tas de gros sous et quelques pièces blanches, il y avait une pièce de vingt francs.
Je l'ai ! dit-elle, rouge, décoiffée, en la jetant en l'air et en la rattrapant.
Toute la table battait des mains, trouvait ça très drôle. Il y eut un brouhaha, ce fut la gaieté du dîner. Madame Josserand regardait ses filles avec un sourire de mère attendrie. L'oncle, qui ramassait sa monnaie, disait d'un air sentencieux que, lorsqu'on voulait vingt francs, il fallait les gagner. Et ces demoiselles, lasses et contentées, soufflaient à sa droite et à sa gauche, les lèvres encore tremblantes, dans l'énervement de leur désir.
Un coup de timbre retentit. On avait mangé lentement, le monde arrivait déjà. Monsieur Josserand, qui s'était décidé à rire comme sa femme, chantaitvolontiers du Béranger à table ; mais celle-ci, dont il blessait les goûts poétiques, lui imposa silence. Elle hâta le dessert ; d'autant plus que l'oncle, assombri depuis le cadeau forcé des vingt francs, cherchait une querelle, en se plaignant que son neveu Léon n'eût pas daigné se déranger pour lui souhaiter sa fête. Léon devait seulement venir à la soirée. Enfin, comme on se levait, Adèle dit que c'était l'architecte d'en dessous et un jeune homme, qui se trouvaient au salon.
Ah ! oui, ce jeune homme, murmura madame Juzeur, en acceptant le bras de monsieur Josserand. Vous l'avez donc invité ?... Je l'ai aperçu aujourd'hui chez le concierge. Il est très bien.
Madame Josserand prenait le bras de Trublot, lorsque Saturnin, qui était resté seul à table, et que tout le tapage des vingt francs n'avait pas éveillé du sommeil dont il dormait, les yeux ouverts, renversa sa chaise, dans un brusque accès de fureur, en criant :
Je ne veux pas, nom de Dieu ! je ne veux pas !
C'était toujours là ce que redoutait sa mère. Elle fit signe à monsieur Josserand d'emmener madame Juzeur. Puis, elle se dégagea du bras de Trublot, qui comprit et disparut ; mais il dut se tromper, car il fila du côté de la cuisine, sur les talons d'Adèle. Bachelard et Gueulin, sans s'occuper du toqué, comme ils le nommaient, ricanaient dans un coin, en s'allongeant des tapes.
Il était tout drôle, je sentais quelque chose pour ce soir, murmura madame Josserand très inquiète. Berthe, viens vite !
Mais Berthe montrait la pièce de vingt francs à Hortense. Saturnin avait pris un couteau. Il répétait :
Nom de Dieu ! je ne veux pas, je vais leur ouvrir la peau du ventre !
Berthe ! appela la voix désespérée de la mère.
Et, quand la jeune fille accourut, elle n'eut que le temps de lui saisir la main, pour qu'il n'entrât pas dans le salon. Elle le secouait, mise en colère, tandis que lui s'expliquait, avec sa logique de fou.
Laisse-moi faire, il faut qu'ils y passent... Je te dis que ça vaut mieux... J'en ai assez, de leurs sales histoires. Ils nous vendront tous.
A la fin, c'est assommant ! cria Berthe. Qu'as-tu ? que chantes-tu là ?
Il la regarda, bouleversé, agité d'une rage sombre, bégayant :
On va encore te marier... Jamais, entends-tu !... Je ne veux pas qu'on te fasse du mal.
La jeune fille ne put s'empêcher de rire. Où prenait-il qu'on allait la marier ? Mais lui, hochait la tête : il le savait, il le sentait. Et, comme sa mère intervenait pour le calmer, il serra son couteau d'une main si rude, qu'elle recula. Cependant, elle tremblait que cette scène ne fût entendue, elle dit rapidement à Berthe de l'emmener, de l'enfermer dans sa chambre ; tandis que, s'affolant de plus en plus, il haussait la voix.
Je ne veux pas qu'on te marie, je ne veux pas qu'on te fasse du mal... Si on te marie, je leur ouvre la peau du ventre.
Alors, Berthe lui mit les mains sur les épaules, en le regardant fixement.
Ecoute, dit-elle, tiens-toi tranquille, ou je ne t'aime plus.
Il chancela, un désespoir amollit sa face, ses yeux s'emplirent de larmes.
Tu ne m'aimes plus, tu ne m'aimes plus... Ne dis pas ça. Oh ! je t'en prie, dis que tu m'aimes encore, dis que tu m'aimeras toujours et que jamais tu n'en aimeras un autre.
Elle l'avait pris par le poignet, elle l'emmena, docile comme un enfant.
Dans le salon, madame Josserand, exagérant son intimité, appela Campardon son cher voisin. Pourquoi madame Campardon ne lui avait-elle pas fait le grand plaisir de venir ? et, sur la réponse de l'architecte que sa femme était toujours un peu souffrante, elle se récria, elle dit qu'on l'aurait reçue en peignoir, en pantoufles. Mais son sourire ne quittait pas Octave qui causait avec monsieur Josserand, toutes ses amabilités allaient à lui, par-dessus l'épaule de Campardon. Quand son mari lui présenta le jeune homme, elle se montra d'une cordialité si vive, que ce dernier en fut gêné.
Du monde arrivait, des mères fortes avec des filles maigres, des pères et des oncles à peine éveillés de la somnolence du bureau, poussant devant eux destroupeaux de demoiselles à marier. Deux lampes, voilées de papier rose, éclairaient le salon d'un demi-jour, où se noyaient le vieux meuble râpé de velours jaune, le piano déverni, les trois vues de Suisse enfumées, qui tachaient de noir la nudité froide des panneaux blanc et or. Et, dans cette avare clarté, les invités s'effaçaient, des figures pauvres et comme usées, aux toilettes pénibles et sans résignation. Madame Josserand portait sa robe feu de la veille ; seulement, afin de dépister les gens, elle avait passé la journée à coudre des manches au corsage, et à se faire une pèlerine de dentelle, pour cacher ses épaules ; tandis que, près d'elle, ses filles, en camisole sale, tiraient furieusement l'aiguille, retapant avec de nouvelles garnitures leurs uniques toilettes, qu'elles changeaient ainsi morceau à morceau depuis l'autre hiver.
Après chaque coup de timbre, un chuchotement venait de l'antichambre. On causait bas, dans la pièce morne, où le rire forcé d'une demoiselle mettait par moments une note fausse. Derrière la petite madame Juzeur, Bachelard et Gueulin se poussaient du coude, en lâchant des indécences ; et madame Josserand les surveillait d'un regard alarmé, car elle craignait la mauvaise tenue de son frère. Mais madame Juzeur pouvait tout entendre : elle avait un frisson des lèvres, elle souriait avec une douceur angélique aux histoires gaillardes. L'oncle Bachelard était un homme réputé dangereux. Son neveu, au contraire, était chaste. Par théorie, si belles que fussent les occasions, Gueulin refusait les femmes, non pas qu'il les dédaignât, mais parce qu'il redoutait les lendemains du bonheur : toujours des embêtements, disait-il.
Berthe enfin parut. Elle s'approcha vivement de sa mère.
Ah bien ! j'en ai eu, de la peine ! lui souffla-t-elle à l'oreille. Il n'a pas voulu se coucher, je l'ai enfermé à double tour... Mais j'ai peur qu'il ne casse tout, là-dedans.
Madame Josserand la tira violemment par sa robe. Octave, près d'elles, venait de tourner la tête.
Ma fille Berthe, monsieur Mouret, dit-elle de son air le plus gracieux, en la lui présentant. Monsieur Octave Mouret, ma chérie.
Et elle regardait sa fille. Celle-ci connaissait bien ce regard, qui était comme un ordre de combat, et où elle retrouvait les leçons de la veille. Tout de suite, elle obéit, avec la complaisance et l'indifférence d'une fille qui ne s'arrête plus au poil de l'épouseur. Elle récita joliment son bout de rôle, eut la grâce facile d'une Parisienne déjà lasse et rompue à tous les sujets, parla avec enthousiasme du Midi où elle n'était jamais allée.
Octave, habitué aux raideurs des vierges provinciales, fut charmé de ce caquet de petite femme, qui se livrait comme un camarade.
Mais Trublot, disparu depuis la fin du repas, entrait d'un pas furtif par la porte de la salle à manger ; et Berthe, l'ayant aperçu, lui demanda étourdiment d'où il venait. Il garda le silence, elle resta gênée ; puis, pour se tirer d'embarras, elle présenta les deux jeunes gens l'un à l'autre. Sa mère ne l'avait pas quittée des yeux, prenant dès lors une attitude de général en chef, conduisant l'affaire, du fauteuil où elle s'était assise. Quand ellejugea que le premier engagement avait donné tout son résultat, elle rappela sa fille d'un signe, et lui dit à voix basse :
Attends que les Vabre soient là, pour ta musique... Et joue fort !
Octave, demeuré seul avec Trublot, cherchait à le questionner.
Une charmante personne.
Oui, pas mal.
Cette demoiselle en bleu est sa sœur aînée, n'est-ce pas ? Elle est moins bien.
Pardi ! elle est plus maigre !
Trublot, qui regardait sans voir, de ses yeux de myope, avait la carrure d'un mâle solide, entêté dans ses goûts. Il était revenu satisfait, croquant des choses noires qu'Octave reconnut avec surprise pour être des grains de café.
Dites donc, demanda-t-il brusquement, les femmes doivent être grasses dans le Midi ?
Octave sourit, et tout de suite il fut au mieux avec Trublot. Des idées communes les rapprochaient. Sur un canapé écarté, ils se firent des confidences : l'un parla de sa patronne du
Ce sont les Vabre, murmura Trublot, en se penchant vers son nouvel ami. Auguste, le grand, celui qui a une figure de mouton malade, est le fils aîné du propriétaire : trente-trois ans, toujours des maux de tête qui lui tirent les yeux et qui l'ont empêché autrefois de continuer le latin ; un garçon maussade, tombé dans le commerce... L'autre, Théophile, cet avorton aux cheveux jaunes, à la barbe clairsemée, ce petit vieux de vingt-huit ans, secoué par des quintes de toux et de rage, a tâté d'une douzaine de métiers, puis a épousé la jeune femme qui marche la première, madame Valérie...
Je l'ai déjà vue, interrompit Octave. C'est la fille d'un mercier du quartier, n'est-ce pas ? Mais, comme ça trompe, ces voilettes ! elle m'avait paru jolie... Elle n'est que singulière, avec sa face crispée et son teint de plomb.
Encore une qui n'est pas mon rêve, reprit sentencieusement Trublot. Elle a des yeux superbes, il y a des hommes à qui ça suffit... Hein ! c'est maigre !
Madame Josserand s'était levée pour serrer les mains de Valérie.
Comment ! cria-t-elle, monsieur Vabre n'est pas avec vous ? et ni monsieur ni madame Duveyrier ne nous ont fait l'honneur de venir ? Ils nous avaient promis pourtant. Ah ! voilà qui est très mal !
La jeune femme excusa son beau-père, que son âge retenait chez lui, et qui, d'ailleurs, préférait travailler le soir. Quant à son beau-frère et à sa belle-sœur, ils l'avaient chargée de présenter leurs excuses, ayant reçu une invitation à une soirée officielle, où ils ne pouvaient se dispenser d'aller. Madame Josserand pinça les lèvres.Elle, ne manquait pas un des samedis de ces poseurs du premier, qui se seraient crus déshonorés, s'ils étaient, un mardi montés au quatrième. Sans doute, son thé modeste ne valait pas leurs concerts à grand orchestre. Mais, patience ! quand ses deux filles seraient mariées, et qu'elle aurait deux gendres et leurs familles pour emplir son salon, elle aussi ferait chanter des chœurs.
Prépare-toi, souffla-t-elle à l'oreille de Berthe.
On était une trentaine, et assez serrés, car on n'ouvrait pas le petit salon, qui servait de chambre à ces demoiselles. Les nouveaux venus échangeaient des poignées de main. Valérie s'était assise près de madame Juzeur, pendant que Bachelard et Gueulin faisaient tout haut des réflexions désagréables sur Théophile Vabre, qu'ils trouvaient drôle d'appeler " bon à rien. " Dans un angle, monsieur Josserand, qui s'effaçait chez lui, à ce point qu'on l'aurait pris pour un invité, et qu'on le cherchait toujours, même quand on l'avait devant soi, écoutait avec effarement une histoire racontée par un de ses vieux amis : Bonnaud, il connaissait Bonnaud, l'ancien chef de la comptabilité au chemin de fer du Nord, celui dont la fille s'était mariée, le printemps dernier ? eh bien ! Bonnaud venait de découvrir que son gendre, un homme très bien, était un ancien clown, qui avait vécu pendant dix ans aux crochets d'une écuyère.
Silence ! silence ! murmurèrent des voix complaisantes.
Berthe avait ouvert le piano.
Mon Dieu ! expliqua madame Josserand, c'est un morceau sans prétention, une simple rêverie... MonsieurMouret, vous aimez la musique, je crois. Approchez-vous donc... Ma fille le joue assez bien, oh ! en simple amateur, mais avec âme, oui, avec beaucoup d'âme.
Pincé ! dit Trublot à voix basse. Le coup de la sonate.
Octave dut se lever et se tint debout près du piano. A voir les prévenances caressantes dont madame Josserand l'entourait, il semblait qu'elle fit jouer Berthe uniquement pour lui.
La jeune fille attaqua le morceau, sans trouble aucun. D'ailleurs, sa mère ne la quittait plus des yeux, de l'air d'un sergent prêt à punir d'une gifle une faute de théorie. Son désespoir était que l'instrument, essoufflé par quinze années de gammes quotidiennes, n'eût pas les sonorités du grand piano à queue des Duveyrier ; et jamais sa fille, selon elle, ne jouait assez fort.
Dès la dixième mesure, Octave, l'air recueilli et hochant le menton aux traits de bravoure, n'écouta plus. Il regardait l'auditoire, l'attention poliment distraite des hommes et le ravissement affecté des femmes, toute cette détente de gens rendus à eux-mêmes, repris par les soucis de chaque heure, dont l'ombre remontait à leurs visages fatigués. Des mères faisaient visiblement le rêve quelles mariaient leurs filles, la bouche fendue, les dents féroces, dans un abandon inconscient ; c'était la rage de ce salon, un furieux appétit de gendres, qui dévorait ces bourgeoises, aux sons asthmatiques du piano. Les filles,très lasses, s'endormaient, la tête entre les épaules, oubliant de se tenir droites. Octave, qui avait le mépris des jeunes personnes, s'intéressa davantage à Valérie ; elle était laide, décidément, dans son étrange robe de soie jaune, garnie de satin noir, et il revenait toujours à elle, inquiet, séduit quand même ; tandis que, les yeux vagues, énervée par l'aigre musique, elle avait le sourire détraqué d'une malade.
Mais une catastrophe se produisit. Le timbre s'était fait entendre, un monsieur entra, sans précaution.
Oh ! docteur ! dit madame Josserand, d'une voix courroucée.
Le Dr Juillerat eut un geste pour s'excuser, et il demeura sur place. Berthe, à ce moment, détachait une petite phrase, d'un doigté ralenti et mourant, que la société salua de murmures flatteurs. Ah ! ravissant ! délicieux ! madame Juzeur se pâmait, comme chatouillée. Hortense, qui tournait les pages, debout près de sa sœur, restait revêche sous la pluie battante des notes, l'oreille tendue à la sonnerie du timbre ; et, quand le docteur était entré, elle avait eu un tel geste de désappointement, qu'elle venait de déchirer une page, sur le pupitre. Mais, brusquement, le piano trembla sous les mains frêles de Berthe, tapant comme des marteaux : c'était la fin de la rêverie, dans un tapage assourdissant de furieux accords.
Il y eut une hésitation. On se réveillait. Etait-ce fini ? Puis, les compliments éclatèrent. Adorable ! un talent supérieur !
Mademoiselle est vraiment une artiste de premier ordre, dit Octave, dérangé dans ses observations. Jamais personne ne m'a fait un pareil plaisir.
N'est-ce pas ? monsieur, s'écria madame Josserand enchantée. Elle ne s'en tire pas mal, il faut l'avouer... Mon Dieu ! nous ne lui avons rien refusé, à cette enfant : c'est notre trésor ! Tous les talents qu'elle a voulu avoir, elle les a... Ah ! monsieur, si vous la connaissiez...
Un bruit confus de voix emplissait de nouveau le salon. Berthe, très tranquille, recevait les éloges ; et elle ne quittait pas le piano, attendant que sa mère la relevât de sa corvée. Déjà cette dernière parlait à Octave de la façon étonnante dont sa fille enlevait
Qu'est-ce donc ? osa demander Valérie. Ça tapait déjà tout à l'heure, pendant la fin du morceau.
Madame Josserand était devenue toute pâle. Elle avait reconnu le coup d'épaule de Saturnin. Ah ! le misérable toqué ! et elle le voyait tomber au milieu du monde. S'il continuait à cogner, encore un mariage de fichu !
C'est la porte de la cuisine qui bat, dit-elle avec un sourire contraint. Adèle ne veut jamais la fermer... Va donc voir, Berthe.
La jeune fille, elle aussi, avait compris. Elle se leva et disparut. Les coups cessèrent aussitôt, mais elle ne revint pas tout de suite. L'oncle Bachelard, qui avait scandaleusement troublé
Ce brave Narcisse, toujours original ! dit madame Josserand à madame Juzeur et à Valérie, entre lesquelles elle vint s'asseoir. Ses affaires l'occupent tant ! Vous savez qu'il a gagné près de cent mille francs, cette année !
Octave, libre enfin, s'était hâté de rejoindre Trublot, assoupi sur le canapé. Près d'eux, un groupe entourait le Dr Juillerat, vieux médecin du quartier, homme médiocre, mais devenu à la longue bon praticien, qui avait accouché toutes ces dames et soigné toutes ces demoiselles. Il s'occupait spécialement des maladies de femme, ce qui le faisait, le soir, rechercher des maris en quête d'une consultation gratuite, dans un coin de salon. Justement, Théophile lui disait que Valérie avait encore eu une crise, la veille ; elle étouffait toujours, elle se plaignait d'un nœud qui montait à sa gorge ; et lui non plus, ne se portait pas bien, mais ce n'était pas la même chose. Alors, il ne parla plus que de sa personne, conta ses déboires : il avait commencé son droit, tenté l'industrie chez un fondeur, essayé de l'administration dans les bureaux du mont-de-piété ; puis, il s'était occupé de photographie et croyait avoir trouvé une invention pour faire marcher les voitures toutes seules ; en attendant, il plaçait par gentillesse des pianos-flûtes, uneautre invention d'un de ses amis. Et il retomba sur sa femme : c'était sa faute, si rien ne marchait chez eux ; elle le tuait, avec ses nerfs continuels.
Donnez-lui donc quelque chose, docteur ! suppliait-il, les yeux allumés de haine, toussant et geignant, dans la rage éplorée de son impuissance.
Trublot, plein de mépris, l'examinait ; et il eut un rire silencieux, en regardant Octave. Cependant, le Dr Juillerat trouvait des paroles vagues et calmantes - sans doute, on la soulagerait, cette chère dame. A quatorze ans, elle étouffait déjà, dans la boutique de la rue Neuve-Saint-Augustin ; il l'avait soignée pour des étourdissements, qui se terminaient par des saignements de nez ; et, comme Théophile rappelait avec désespoir sa douceur languissante de jeune fille, tandis que maintenant elle le torturait, fantasque, changeant d'humeur vingt fois en un jour, le docteur se contenta de hocher la tête. Le mariage ne réussissait pas à toutes les femmes.
Parbleu ! murmura Trublot, un père qui s'est abruti pendant trente ans à vendre du fil et des aiguilles, une mère qui a toujours eu des boutons plein la figure, et ça dans un trou sans air du vieux Paris, comment veut-on que ça fasse des filles possibles !
Octave restait surpris. Il perdait de son respect pour ce salon, où il était entré avec une émotion de provincial. Une curiosité se réveilla en lui, quand il aperçut Campardon, qui consultait à son tour le docteur, mais tout bas, en homme posé, désireux de ne mettre personne dans les accidents de son ménage.
A propos, puisque vous savez les choses, demanda-t-il à Trublot, dites-moi quelle est la maladie de madame Campardon... Je vois le monde prendre un visage désolé, quand on en parle.
Mais, mon cher, répondit le jeune homme, elle a...
Et à se pencha à l'oreille d'Octave. Pendant qu'il écoutait, la figure de ce dernier sourit d'abord, puis s'allongea, eut un air de stupéfaction profonde.
Pas possible ! dit-il.
Alors, Trublot jura sa parole d'honneur. Il connaissait une autre dame dans la même situation.
Du reste, reprit-il, à la suite de couches, il arrive parfois que...
Et il se remit à parler bas. Octave, convaincu, devint triste. Lui, qui avait eu un instant des idées, qui imaginait un roman, l'architecte pris ailleurs et le poussant à sa femme pour la distraire ! En tout cas, il la savait bien gardée. Les deux jeunes gens se frottaient l'un à l'autre, dans l'excitation de ces dessous de la femme qu'ils remuaient, oubliant qu'on pouvait les entendre.
Justement, madame Juzeur était en train de confier à madame Josserand ses impressions sur Octave. Elle le trouvait très convenable, sans doute, mais elle préférait monsieur Auguste Vabre. Celui-ci, debout dans un coin du salon, restait silencieux, avec son insignifiance et sa migraine de tous les soirs.
Ce qui m'étonne, chère madame, c'est que vous ne songiez pas à lui pour votre Berthe. Un garçon établi,plein de prudence. Et il lui faut une femme, je sais qu'il cherche à se marier.
Madame Josserand écoutait, surprise. En effet, elle n'aurait pas songé au marchand de nouveautés. Cependant, madame Juzeur insistait, car elle avait, dans son infortune, la passion de travailler à la félicité des autres femmes, ce qui la faisait s'occuper de toutes les histoires tendres de la maison. Elle affirmait qu'Auguste ne cessait de regarder Berthe. Enfin, elle invoquait son expérience des hommes : jamais monsieur Mouret ne se laisserait prendre, tandis que ce bon monsieur Vabre serait très commode, très avantageux. Mais madame Josserand, pesant ce dernier du regard, jugeait décidément qu'un gendre pareil ne meublerait guère son salon.
Ma fille le déteste, dit-elle, et jamais je n'agirai contre son cœur.
Une grande demoiselle maigre venait d'exécuter une fantaisie sur
Maman, le thé est servi, dit Berthe, qui ouvrait avec Adèle les deux battants de la porte.
Et, pendant que le monde passait lentement dans la salle à manger, elle s'approcha de sa mère, elle murmura :
J'en ai assez, moi !... Il veut que je reste pour lui conter des histoires, ou il parle de tout casser !
C'était, sur une nappe grise trop étroite, un de ces thés laborieusement servis, une brioche achetée chez un boulanger voisin, flanquée de petits fours et de sandwichs. Aux deux bouts, un luxe de fleurs, des roses superbes et coûteuses, couvraient la médiocrité du beurre et la poussière ancienne des biscuits. On se récria, des jalousies s'allumèrent : décidément, ces Josserand se coulaient pour marier leurs filles. Et les invités, avec des regards obliques vers les bouquets, se gorgèrent de thé aigre, tombèrent sans prudence sur les gâteaux rassis et la brioche mal cuite, ayant peu dîné, ne songeant plus qu'à se coucher le ventre plein. Pour les personnes qui n'aimaient pas le thé, Adèle promenait des verres de sirop de groseille. Il fut déclaré exquis.
Cependant, dans un coin, l'oncle dormait. On ne le réveilla pas, on feignit même poliment de ne pas le voir. Une dame parla des fatigues du commerce. Berthe s'empressait, offrant des sandwichs, portant des tasses de thé, demandant aux hommes s'ils voulaient qu'on les sucrât davantage. Mais elle ne suffisait pas, et madame Josserand cherchait sa fille Hortense, lorsqu'elle l'aperçut au milieu du salon désert, en train de causer avec un monsieur, dont on ne voyait que le dos.
Ah ! oui ! laissa-t-elle échapper, prise de colère. Il arrive enfin.
Des chuchotements couraient. C'était ce Verdier, qui vivait avec une femme depuis quinze ans, en attendant d'épouser Hortense. Chacun connaissait l'histoire, les demoiselles échangeaient des coups d'œil ; mais on évitait d'en parler, on pinçait les lèvres, par convenance. Octave, mis au courant, regarda d'un air d'intérêt le dos du monsieur. Trublot connaissait la maîtresse, une bonne fille, une ancienne roulure qui s'était rangée, plus honnête maintenant, disait-il, que la plus honnête des bourgeoises, soignant son homme, veillant à son linge ; et il était pour elle plein d'une fraternelle sympathie. Pendant qu'on les étudiait de la salle à manger, Hortense faisait une scène à Verdier sur son retard, avec sa maussaderie de fille vierge et bien élevée.
Tiens ! du sirop de groseille ! dit Trublot, en voyant Adèle devant lui, le plateau à la main.
Il le flaira, n'en voulut point. Mais, comme la bonne se retournait, le coude d'une grosse dame la poussa contre lui, et il la pinça fortement aux reins. Elle sourit, elle revint avec le plateau.
Non, merci, déclara-t-il. Tout à l'heure.
Autour de la table, des femmes s'étaient assises, tandis que les hommes, derrière elles, mangeaient debout. Il y eut des exclamations, un enthousiasme qui s'étouffait dans les bouches pleines. On appelait les messieurs. Madame Josserand cria :
C'est vrai, je n'y songeais plus... Voyez donc, monsieur Mouret, vous qui aimez les arts.
Prenez garde, le coup de l'aquarelle ! murmura Trublot, qui connaissait la maison.
C'était mieux qu'une aquarelle. Comme par hasard, une coupe de porcelaine se trouvait sur la table ; au fond, encadrée dans la monture toute neuve de bronze verni, était peinte la Jeune fille à la cruche cassée, en teintes lavées qui allaient du lilas clair au bleu tendre. Berthe souriait au mi-dieu des éloges.
Mademoiselle a tous les talents, dit Octave avec sa bonne grâce. Oh ! c'est d'un fondu, et très exact, très exact !
Pour le dessin, je le garantis ! reprit madame Josserand triomphante. Il n'y a pas un cheveu en plus ni en moins... Berthe a copié ça ici, sur une gravure. Au Louvre, on voit vraiment trop de nudités, et le monde y est si mêlé parfois !
Elle avait baissé la voix, pour donner cette appréciation, désireuse d'apprendre au jeune homme que, si sa fille était artiste, cela n'allait point jusqu'au dévergondage. D'ailleurs, Octave dut lui paraître froid, elle sentit que la coupe ne portait pas, elle se mit à l'épier d'un air d'inquiétude, pendant que Valérie et madame Juzeur, qui en étaient à leur quatrième tasse de thé, examinaient la peinture avec de légers cris d'admiration.
Vous la regardez encore, dit Trublot à Octave, en le retrouvant les yeux fixés sur Valérie.
Mais oui, répondit-il, un peu gêné. C'est drôle, elle est jolie en ce moment... Une femme ardente, ça se voit... Dites donc, est-ce qu'on pourrait se risquer ?
Trublot gonfla les joues.
Ardente, on ne sait jamais... Singulier goût ! En tout cas, ça vaudra mieux que d'épouser la petite.
Quelle petite ? s'écria Octave, qui s'oubliait. Comment ! vous croyez que je vais me laisser entortiller !... Mais jamais ! Mon bon, nous n'épousons pas, à Marseille !
Madame Josserand s'était approchée. Elle reçut la phrase en plein cœur. Encore une campagne inutile ! encore une soirée perdue ! Le coup fut tel, qu'elle dut s'appuyer à une chaise, regardant avec désespoir la table nettoyée, où ne traînait que la tête brûlée de la brioche. Elle ne comptait plus ses défaites, mais celle-ci serait la dernière, elle en fit l'affreux serment, en jurant de ne pas nourrir davantage des gens qui venaient chez elle uniquement pour s'emplir. Et, bouleversée, exaspérée, elle parcourait du regard la salle à manger, elle cherchait dans les bras de quel homme elle pourrait bien jeter sa fille, lorsqu'elle aperçut contre le mur Auguste, résigné, n'ayant rien pris.
Justement, Berthe, souriante, se dirigeait vers Octave, une tasse de thé à la main. Elle continuait la campagne, elle obéissait à sa mère. Mais celle-ci lui saisit le bras et la traita tout bas de fichue bête.
Porte donc cette tasse à monsieur Vabre, qui attend depuis une heure, dit-elle très haut, gracieusement.
Puis, de nouveau à l'oreille, avec son regard de bataille : - Sois aimable, ou tu auras affaire à moi !
Berthe, un moment décontenancée, se remit tout de suite. Souvent, ça changeait ainsi trois fois dans une soirée. Elle porta la tasse de thé à Auguste, avec le sourire qu'elle avait commencé pour Octave ; elle fut aimable, parla des soies de Lyon, se posa comme une personne avenante, qui serait très bien derrière un comptoir. Les mains d'Auguste tremblaient un peu, et il était rouge, souffrant beaucoup de la tête, cette nuit-là.
Par politesse, quelques personnes retournèrent s'asseoir un instant dans le salon. On avait mangé, on partait. Quand on chercha Verdier, il s'en était allé déjà ; et des jeunes filles, pleines d'humeur, n'emportèrent que l'image effacée de son dos. Campardon, sans attendre Octave, se retira avec le docteur, qu'il retint encore sur le palier, pour lui demander s'il n'y avait vraiment plus d'espoir. Pendant le thé, une des lampes s'était éteinte, répandant une odeur d'huile rance, et l'autre lampe, dont la mèche charbonnait, éclairait la pièce d'une lueur si lugubre, que les Vabre eux-mêmes se levèrent, malgré les amabilités dont madame Josserand les accablait. Octave les avait devancés dans l'antichambre, où il eut une surprise : tout d'un coup, Trublot, qui prenait son chapeau, disparut. Il ne pouvait avoir filé que par le couloir de la cuisine.
Eh bien ! où est-il donc ? il passe par l'escalier de service ! murmura le jeune homme.
Mais il n'approfondit pas l'incident. Valérie était là, qui cherchait un fichu de crêpe de Chine. Les deux frères,Théophile et Auguste, sans s'occuper d'elle, descendaient. Alors, ayant trouvé le fichu, le jeune homme le lui donna, de l'air ravi dont il servait les jolies clientes,
Vous êtes trop aimable, monsieur, dit-elle simplement.
Madame Juzeur, qui partait la dernière, les enveloppa tous deux d'un sourire tendre et discret. Et, lorsque Octave, très échauffé, eut regagné sa chambre froide, il se contempla un instant dans la glace : ma foi ! il risquerait le coup !
Cependant, à travers l'appartement désert, madame Josserand se promenait, muette, comme emportée par un vent d'orage. Elle avait fermé violemment le piano, éteint la dernière lampe ; puis, passant dans la salle à manger, elle s'était mise à souffler les bougies, d'une haleine si forte, que la suspension en tremblait. La vue de la table dévastée, avec sa débandade d'assiettes et de tasses vides, l'enragea davantage ; et elle tourna autour, en jetant des regards terribles sur sa fille Hortense, qui, tranquillement assise, achevait la tête brûlée de la brioche.
Tu te fais encore de la bile, maman, dit cette dernière. Ça ne marche donc pas ?... Moi, je suis contente. Il lui achète des chemises pour qu'elle s'en aille.
La mère haussa les épaules.
Hein ? tu dis que ça ne prouve rien. C'est bon, mène ta barque comme je mène la mienne... Eh bien ! en voilà une brioche qui peut se flatter d'être mauvaise ! Ilne faut pas qu'ils soient dégoûtés, pour engloutir des saletés pareilles.
Monsieur Josserand, que les soirées de sa femme brisaient, se délassait sur une chaise ; mais il eut peur d'une rencontre, il craignit que madame Josserand ne l'emportât dans sa course furieuse ; et il se rapprocha de Bachelard et de Gueulin, attablés en face d'Hortense. L'oncle, à son réveil, avait découvert un flacon de rhum. Il le vidait, en revenant aux vingt francs, avec amertume.
Ce n'est pas pour l'argent, répétait-il à son neveu, c'est pour la manière... Tu sais comment je suis avec les femmes : je leur donnerais ma chemise, mais je ne veux pas qu'elles demandent... Dès qu'elles demandent, ça me vexe, je ne leur fiche pas un radis.
Et, comme sa sœur allait lui rappeler ses promesses :
Tais-toi, Eléonore ! Je sais ce que je dois faire pour la petite... Mais, vois-tu, les femmes qui demandent, c'est plus fort que moi. Je n'ai jamais pu en garder une, n'est-ce pas ? Gueulin... Et puis, vraiment, on montre si peu d'égards ! Léon n'a seulement pas daigné me souhaiter ma fête.
Madame Josserand reprit sa marche, les poings crispés. C'était vrai, il y avait encore Léon, qui promettait et qui la lâchait comme les autres. En voilà un qui n'aurait pas sacrifié une soirée pour le mariage de ses sœurs ! Elle venait de découvrir un petit four, tombé derrière un des vases, et elle le serrait dans un tiroir, lorsque Berthe qui était allée délivrer Saturnin, le ramena. Elle l'apaisait, tandis que, hagard, les yeuxméfiants, il fouillait les coins, avec la fièvre d'un chien longtemps enfermé.
Est-il bête ! disait Berthe, il croit qu'on vient de me marier. Et il cherche le mari ! Va, mon pauvre Saturnin, tu peux chercher... Puisque je te dis que c'est raté ! Tu sais bien que ça rate toujours.
Alors, madame Josserand éclata.
Ah ! je vous jure que ça ne ratera pas cette fois, quand je devrais moi-même l'attacher par la patte ! Il y en a un qui va payer pour les autres... Oui, oui, monsieur Josserand, vous avez beau me dévisager, avec l'air de ne pas comprendre : la noce se fera, et sans vous, si ça vous déplaît... Entends-tu, Berthe, tu n'as qu'à le ramasser, celui-là !
Satumin paraissait ne pas entendre. Il regardait sous la table. La jeune fille le montra d'un signe ; mais madame Josserand eut un geste, comme pour déclarer qu'on le ferait disparaître. Et Berthe murmura :
C'est donc monsieur Vabre, décidément ? Oh ! ça m'est égal... Dire pourtant qu'on ne m'a pas gardé un sandwich !