Ce matin-là, le réveil de la maison fut d'une grande dignité bourgeoise.
Rien, dans l'escalier, ne gardait la trace des scandales de la nuit, ni les faux marbres qui avaient reflété ce galop d'une femme en chemise, ni la moquette d'où s'était évaporée l'odeur de sa nudité. Seul, monsieur Gourd, lorsqu'il monta vers sept heures donner son coup d'œil, flaira les murs ; mais ce qui ne le regardait pas, ne le regardait pas ; et comme, en redescendant, il aperçut dans la cour deux bonnes, Lisa et Julie, qui causaient à coup sûr de la catastrophe, tant elles semblaient allumées, il les dévisagea d'un œil si ferme, qu'elles se séparèrent. Ensuite, il sortit s'assurer de la tranquillité de la rue. Elle était calme. Déjà, pourtant, les bonnes avaient dû parler, car des voisines s'arrêtaient, des boutiquiers sortaient sur leur porte, les yeux en l'air, cherchant et fouillant les étages, de l'air béant dont on contemple les maisons où il s'est passé un crime. Devant la façade riche, d'ailleurs, le monde se taisait et s'en allait poliment.
A sept heures et demie, madame Juzeur parut en peignoir, pour surveiller Louise, disait-elle. Ses yeux luisaient, une fièvre brûlait ses mains. Elle arrêta Marie, qui remontait avec son lait, et voulut la faire causer ; mais elle n'en tira rien, elle ne put même savoir comment la mère avait accueilli la fille coupable. Alors, sous leprétexte d'attendre un instant le facteur, elle entra chez les Gourd, elle finit par demander pourquoi monsieur Octave ne descendait pas : peut-être bien qu'il était malade. Le concierge répondit qu'il l'ignorait ; du reste, monsieur Octave ne descendait jamais avant huit heures dix minutes. A ce moment, l'autre madame Campardon passa devant la loge, blême et rigide ; tous la saluèrent. Et madame Juzeur, forcée de remonter, eut enfin la chance de rencontrer sur son palier l'architecte, qui partait en mettant ses gants. D'abord, tous deux se contemplèrent d'un air accablé ; puis, il haussa les épaules.
Pauvres gens ! murmura-t-elle.
Non, non, c'est bien fait ! dit-il avec férocité. Il faut un exemple... Un gaillard que j'introduis dans une maison honnête, en le suppliant de ne pas y amener de femme, et qui, pour se ficher de moi, couche avec la belle-sœur du propriétaire !... j'ai l'air d'un serin, là-dedans !
Ce fut tout. Madame Juzeur était rentrée chez elle. Campardon continuait de descendre, si furieux, qu'il en avait déchiré l'un de ses gants.
Comme huit heures sonnaient, Auguste, le visage défait, les traits tirés par une atroce migraine, traversa la cour pour se rendre à son magasin. Il avait pris l'escalier de service, plein de honte, redoutant d'être rencontré. Cependant, il ne pouvait lâcher les affaires. En bas, au milieu des comptoirs, devant la caisse où Berthe s'asseyait d'habitude, une émotion lui serra la gorge. Le garçon ôtait les volets, et Auguste donnait des ordres pour la journée, lorsque l'apparition brusque de Saturnin,qui sortait du sous-sol, l'effraya. Le fou avait ses yeux flambants, ses dents blanches de loup affamé. Il vint droit au mari, serrant les poings.
Où est-elle ?... Si tu la touches, je te saigne comme un cochon !
Auguste recula, exaspéré.
A celui-ci, maintenant !
Tais-toi, ou je te saigne ! répéta Saturnin, qui voulut se jeter sur lui.
Alors, le mari préféra lui céder la place. Il avait une horreur des fous ; on ne pouvait raisonner, avec ces gens-là. Mais, comme il sortait sous la voûte, en criant au garçon de l'enfermer dans le sous-sol, il se trouva face à face avec Valérie et Théophile. Ce dernier, très enrhumé, enveloppé d'un cache-nez rouge, toussait en geignant. Tous deux devaient savoir, car ils s'arrêtèrent devant Auguste d'un air de condoléances. Depuis la querelle de la succession, les ménages ne se parlaient plus, brouillés à mort.
Tu as toujours un frère, dit Théophile, qui lui serra la main, quand il eut fini de tousser. Je veux que tu t'en souviennes, dans le malheur.
Oui, ajouta Valérie, cela devrait me venger, car elle m'en a dit de propres, n'est-ce pas ? mais nous vous plaignons tout de même, parce que nous avons du cœur, nous autres.
Auguste, très touché de leur gentillesse, les conduisit au fond du magasin, en surveillant du coin de l'œilSaturnin qui rôdait. Et là, il y eut une réconciliation complète. On ne nomma pas Berthe ; seulement, Valérie laissa entendre que toute la zizanie venait de cette femme, car il n'y avait jamais eu un mot désagréable dans la famille, avant qu'elle y fût entrée pour la déshonorer. Auguste, les yeux baissés, écoutait, approuvait de la tête. Et une gaieté perçait sous la commisération de Théophile, enchanté de n'être plus le seul, regardant son frère pour voir la figure qu'on faisait.
Maintenant, qu'as-tu résolu ? lui demanda-t-il.
Mais de me battre ! répondit le mari fermement.
La joie de Théophile fut gâtée. Sa femme et lui devinrent froids, devant le courage d'Auguste. Ce dernier leur racontait la scène affreuse de la nuit, comment ayant eu le tort de reculer devant l'achat d'un pistolet, il s'était forcément contenté de gifler le monsieur ; là-dessus, à la vérité, le monsieur lui avait rendu sa gifle ; mais ça ne l'empêchait pas d'en avoir empoché une, et fameuse ! Un misérable qui se moquait de lui depuis six mois, en feignant de lui donner raison contre sa femme, et qui poussait l'aplomb jusqu'à faire des rapports sur elle, les jours où elle se dérangeait ! Quant à cette créature, puisqu'elle s'était réfugiée chez ses parents, elle pouvait y rester, jamais il ne la reprendrait.
Croiriez-vous que, le mois dernier, je lui ai accordé trois cents francs pour sa toilette ! cria-t-il. Moi, si bon, si tolérant, qui étais décidé à tout accepter, plutôt que de me rendre malade !... Mais on ne peut pas accepter ça, non ! non ! on ne peut pas !.
Théophile songeait à la mort. Il eut un petit tremblement de fièvre, il s'étrangla, en disant :
C'est bête, tu vas te faire embrocher. Moi, je ne me battrais pas.
Et, comme Valérie le regardait, il ajouta, gêné :
Si ça m'arrivait.
Ah ! la malheureuse ! murmura alors la jeune femme, quand on pense que deux hommes vont se massacrer pour elle ! A sa place, je n'en dormirais plus.
Auguste restait inébranlable. Il se battrait. D'ailleurs, ses dispositions étaient arrêtées. Comme il voulait absolument Duveyrier pour témoin, il allait monter le mettre au courant et l'envoyer tout de suite auprès d'Octave. Théophile serait son autre témoin, s'il y consentait. Celui-ci dut accepter ; mais son rhume parut s'aggraver subitement, il prenait son air rageur d'enfant malade, qui a besoin qu'on le plaigne. Pourtant, il proposa à son frère de l'accompagner chez les Duveyrier ; ces gens-là avaient beau être des voleurs, on oubliait tout dans de certaines circonstances ; et le désir d'une réconciliation générale perçait chez lui et chez sa femme, tous deux ayant sans doute réfléchi que leur intérêt n'était pas de bouder davantage. Valérie, très obligeante, finit par offrir à Auguste de se tenir à la caisse, pour lui donner le temps de trouver une demoiselle convenable.
Seulement, ajouta-t-elle, je dois mener Camille aux Tuileries, vers deux heures.
Oh ! pour une fois ! dit son mari. Il pleut justement.
Non, non, l'enfant a besoin d'air... Il faut que je sorte.
Enfin, les deux frères montèrent chez les Duveyrier. Mais une quinte de toux abominable arrêta Théophile, dès la première marche. Il se tint à la rampe, et quand il put parler, la gorge encore gênée d'un râle, il bégaya :
Tu sais, moi, très heureux maintenant, tout à fait sûr d'elle... Non, pas ça à lui reprocher, et elle m'a donné des preuves.
Auguste, sans comprendre, le regardait, si jaune, si crevé, avec les poils rares de sa barbe qui se séchaient dans sa chair molle. Ce regard acheva de vexer Théophile, que la bravoure de son frère embarrassait. Il reprit :
Je te parle de ma femme... Ah ! mon pauvre vieux, je te plains de tout mon cœur ! Tu te rappelles ma bêtise, le jour de tes noces. Mais toi, il n'y a pas à douter, puisque tu les as vus.
Bah ! dit Auguste pour faire le brave, je vais lui casser une patte... Parole d'honneur ! je me ficherais du reste, si je n'avais pas mal à la tête !
Au moment de sonner chez les Duveyrier, Théophile songea tout d'un coup que le conseiller pouvait ne pas y être, car depuis le jour où il avait retrouvé Clarisse, il se lâchait complètement, il finissait par découcher. Hippolyte, qui leur ouvrit, évita en effet de répondre au sujet de monsieur ; mais il dit que ces messieurs allaient trouver madame en train de faire ses gammes. Ils entrèrent. Clotilde, sanglée dans un corset dès son lever,était à son piano, montant et descendant le clavier, d'un mouvement régulier et continu des mains ; et, comme elle se livrait à cet exercice pendant deux heures chaque jour, pour ne. pas perdre la légèreté de son jeu, elle occupait ailleurs son intelligence, elle lisait la
Tiens ! c'est vous ! dit-elle, lorsque ses frères l'eurent tirée de l'averse battante des notes, qui l'isolait et la criblait, comme sous un nuage de grêle.
Et elle ne montra même pas son étonnement, lorsqu'elle aperçut Théophile. D'ailleurs, celui-ci demeurait très raide, en homme qui venait pour un autre. Auguste tenait une histoire prête, repris de honte à l'idée d'instruire sa sœur de son infortune, craignant de l'épouvanter avec son duel. Mais elle ne lui laissa pas le temps de mentir, elle le questionna, de son air tranquille, après l'avoir regardé.
Que comptes-tu faire maintenant ?
Il tressaillit, rougissant. Tout le monde le savait donc ? Et il répondit du ton brave dont il avait déjà fermé la bouche à Théophile :
Me battre, parbleu !
Ah ! dit-elle, pleine de surprise cette fois.
Pourtant, elle ne le désapprouva pas. Cela allait encore augmenter le scandale, mais l'honneur avait des exigences. Elle se contenta de rappeler qu'elle s'était d'abord opposée à son mariage. On ne devait rienattendre d'une jeune fille qui semblait ignorer tous les devoirs de la femme. Puis, comme Auguste lui demandait où était son mari :
Il voyage, répondit-elle sans hésitation.
Alors, il se désola, car il ne voulait pas agir avant d'avoir consulté Duveyrier. Elle l'écoutait, sans lâcher la nouvelle adresse, refusant de mettre sa famille dans la désunion de son ménage. Enfin, elle trouva un expédient, elle lui conseilla d'aller trouver monsieur Bachelard, rue d'Enghien ; peut-être aurait-il là un renseignement utile. Et elle se retourna vers son piano.
C'est Auguste qui m'a prié de monter, crut devoir déclarer Théophile, muet jusque-là. Veux-tu que je t'embrasse, Clotilde ?... Nous sommes tous dans la peine.
Elle lui tendit sa joue froide, en disant :
Mon pauvre garçon, il n'y a dans la peine que ceux qui s'y mettent. Moi, je pardonne à tout le monde... Et soigne-toi, tu m'as l'air très enrhumé.
Puis, rappelant Auguste :
Si ça ne s'arrange pas, préviens-moi, car je serais alors bien inquiète.
L'averse battante des notes recommença, l'enveloppa, la noya ; et, au milieu, tandis que la mécanique de ses doigts tapait les gammes en tous les tons, elle s'était remise à lire gravement la
En bas, Auguste discuta un instant s'il devait se rendre chez Bachelard. Comment lui dire : " Votre nièce m'a trompé " ? Enfin, il résolut d'obtenir de l'onclel'adresse de Duveyrier, sans le mettre au courant de l'histoire. Tout fut réglé : Valérie garderait le magasin, pendant que Théophile surveillerait la maison, jusqu'au retour de son frère. Celui-ci avait envoyé chercher un fiacre, et il partait, quand Saturnin, disparu depuis un moment, remonta du sous-sol, avec un grand couteau de cuisine, qu'il brandissait, en criant :
Je le saignerai !... je le saignerai !
Ce fut une nouvelle alerte. Auguste, très pâle, sauta précipitamment dans le fiacre, tira la portière. Et il disait :
Il a encore un couteau ! Où les trouve-t-il donc, tous ces couteaux !... Je t'en prie, Théophile, renvoie-le, tâche qu'il ne soit plus là, quand je reviendrai... Comme si ce n'était pas déjà assez malheureux pour moi, ce qui m'arrive !
Le garçon de magasin maintenait le fou par les épaules. Valérie avait donné l'adresse au cocher. Mais ce cocher, un gros homme très sale, le visage sang de bœuf, ivre de la veille, ne se pressait pas, s'installait, ramassait les guides.
A la course, bourgeois ? demanda-t-il d'une voix enrouée.
Non, à l'heure, et rondement. Il y aura un bon pourboire.
Le fiacre s'ébranla. C'était un vieux landau, immense et malpropre, qui avait un balancement inquiétant, sur ses ressorts fatigués. Le cheval, une grande carcasse blanche, marchait au pas avec une dépense de force extraordinaire,le cou branlant, les jambes hautes. Auguste regarda sa montre : il était neuf heures. A onze heures, le duel pouvait être décidé. La lenteur du fiacre l'irrita d'abord. Puis, une somnolence l'engourdit peu à peu ; il n'avait pas fermé l'œil de la nuit, et cette voiture lamentable l'attristait. Quand il se trouva seul, bercé là-dedans, assourdi par un tapage de glaces fêlées, la fièvre qui le soutenait devant sa famille depuis le matin, se calma. Quelle aventure stupide tout de même ! Et sa face devint grise, il prit entre les mains sa tête, qui le faisait beaucoup souffrir.
Rue d'Enghien, ce fut un nouvel ennui. D'abord, la porte du commissionnaire en marchandises était tellement encombrée de camions, qu'il manqua se faire écraser ; ensuite, il tomba, au milieu de la cour vitrée, sur une bande d'emballeurs clouant violemment des caisses, et dont pas un ne put dire où était Bachelard. Les coups de marteau lui fendaient le crâne, il allait pourtant se résoudre à attendre l'oncle, lorsqu'un apprenti, apitoyé par son air de souffrance, vint couler à son oreille une adresse : mademoiselle Fifi, rue Saint-Marc, au troisième étage. Le père Bachelard devait y être.
Vous dites ? demanda le cocher qui s'était endormi.
Rue Saint-Marc, et un peu plus vite, si c'est possible.
Le fiacre reprit son train d'enterrement. Sur le boulevard, il se fit accrocher par un omnibus. Les panneaux craquaient, les ressorts jetaient des cris plaintifs, une mélancolie noire envahissait de plus en plusle mari en quête de son témoin. On arriva pourtant rue Saint-Marc.
Au troisième, une petite vieille, blanche et grasse, ouvrit la porte. Elle semblait très émotionnée, elle fit entrer Auguste tout de suite, quand il eut demandé monsieur Bachelard.
Ah ! monsieur, vous êtes de ses amis bien sûr. Tâchez donc de le calmer. Il a eu tout à l'heure une contrariété, ce pauvre cher homme... Vous me connaissez sans doute, il a dû vous parler de moi ; je suis mademoiselle Menu.
Auguste, effaré, se trouva dans une étroite pièce donnant sur la cour, ayant la propreté et le calme profond d'un intérieur de province. On y sentait le travail, l'ordre, la pureté d'une existence heureuse de petites gens. Devant un métier à broder, où une étole de prêtre était tendue, une jeune fille blonde, jolie, l'air candide, pleurait à chaudes larmes ; tandis que l'oncle Bachelard, debout, le nez enflammé, les yeux saignants, bavait de colère et de désespoir. Il était si bouleversé, que l'entrée d'Auguste ne parut pas le surprendre immédiatement, il le prit à témoin, et la scène continua.
Voyons, vous, monsieur Vabre, qui êtes un honnête homme, qu'est-ce que vous diriez à ma place ?... J'arrive ici, ce matin, plus tôt que de coutume ; j'entre dans sa chambre avec mon sucre, du café et trois pièces de quatre sous, pour lui faire une surprise ; et je la trouve couchée avec ce cochon de Gueulin !... Non, là, franchement, qu'est-ce que vous diriez ?
Auguste, plein d'embarras, devint très rouge. Il avait d'abord cru que l'oncle connaissait son infortune et se fichait de lui. Mais ce dernier ajoutait, sans même attendre une réponse :
Ah ! tenez, mademoiselle, vous ne vous doutez pas de ce que vous avez fait ! Moi qui redevenais jeune, qui étais si heureux d'avoir trouvé un coin gentil, où je me reprenais à croire au bonheur !... Oui, vous étiez un ange, une fleur, enfin quelque chose de frais qui me consolait d'un tas de sales femmes... Et voilà que vous couchez avec ce cochon de Gueulin !
Une émotion vraie l'étreignait à la gorge, sa voix se brisait dans des accents de profonde douleur. Tout croulait, et il pleurait la perte de l'idéal, avec les hoquets d'un reste d'ivresse.
Je ne savais pas, mon oncle, bégaya Fifi, dont les sanglots redoublaient devant ce spectacle pitoyable ; non, je ne savais pas que ça vous causerait tant de peine.
Elle n'avait pas l'air de savoir, en effet. Elle gardait ses yeux ingénus, son odeur de chasteté, la naïveté d'une petite fille incapable encore de distinguer un monsieur d'une dame. La tante Menu, d'ailleurs, jurait qu'au fond elle était innocente.
Calmez-vous, monsieur Narcisse. Elle vous aime bien tout de même... Moi, je sentais que ça ne vous serait guère agréable. Je lui ai dit : " Si monsieur Narcisse l'apprend, il sera contrarié. " Mais ça n'a pas vécu, n'est-ce pas ? Ça ignore ce qui fait plaisir et ce qui ne fait pas plaisir... ne pleurez donc plus, puisque son cœur est toujours pour vous.
Comme ni la petite ni l'oncle ne l'écoutaient, elle se tourna vers Auguste, elle lui dit à quel point une pareille histoire l'inquiétait pour l'avenir de sa nièce. C'était si difficile de caser une jeune fille, d'une façon convenable ! Elle, qui avait travaillé trente ans chez messieurs Mardienne frères, les brodeurs de la rue Saint-Sulpice, où l'on pouvait demander des renseignements, savait au prix de quelles privations une ouvrière, à Paris, joignait les deux bouts, quand elle voulait rester honnête. Malgré son bon cœur, bien qu'elle eût reçu Fanny des mains de son propre frère, le capitaine Menu, à son lit de mort, elle ne serait jamais arrivée à entretenir la petite avec les mille francs de rente viagère, qui lui permettaient maintenant de lâcher l'aiguille. Aussi avait-elle espéré mourir tranquille, en la voyant avec monsieur Narcisse. Et pas du tout, voilà que Fifi mécontentait son oncle, pour des bêtises ! - Vous connaissez peut-être Villeneuve, près de Lille, dit-elle en finissant. J'en suis. C'est un bourg assez considérable...
Mais Auguste perdait patience. Il lâcha la tante, il se tourna vers Bachelard dont le désespoir bruyant se calmait.
Je venais vous demander la nouvelle adresse de Duveyrier... Vous devez la connaître.
L'adresse de Duveyrier, l'adresse de Duveyrier, balbutia l'oncle. Vous voulez dire l'adresse de Clarisse. Attendez, tout à l'heure.
Et il alla ouvrir la chambre de Fifi. Auguste, très étonné, en vit sortir Gueulin, que le vieillard y avait enfermé à double tour. Il désirait lui donner le temps des'habiller et le garder sous la main, pour décider ensuite de son sort. La vue du jeune homme, l'air déconfit, les cheveux encore en désordre, ralluma sa colère.
Comment ! misérable ! c'est toi, mon neveu, qui me déshonores !... Tu salis ta famille, tu traînes dans la boue mes cheveux blancs !... Ah ! tiens ! tu finiras mal, nous te verrons un jour en cour d'assises !
Gueulin écoutait, la tête basse, à la fois gêné et furieux. Il murmura :
Dites donc, l'oncle, vous allez trop loin. Hein ? un peu de mesure, je vous prie. Si vous croyez que je trouve ça drôle, moi aussi !... Pourquoi m'avez-vous amené chez mademoiselle ? Je ne vous le demandais pas. C'est vous qui m'y avez traîné. Vous y traîniez tout le monde.
Mais Bachelard, gagné de nouveau par les larmes, continuait :
Tu m'as tout pris, je n'avais plus qu'elle... Tu seras la cause de ma mort, et je ne te laisserai pas un sou, pas un sou !
Alors, Gueulin, hors de lui, éclata.
Fichez-moi la paix ! j'en ai assez !... Ah ! qu'est-ce que je vous ai toujours dit ? les voilà, les voilà, les embêtements du lendemain ! Vous voyez comme ça me réussit, pour une fois que j'ai la bêtise de profiter d'une occasion... Parbleu ! la nuit a été très agréable ; mais, après, va te promener ! on en a pour la vie à pleurer comme des veaux.
Fifi avait essuyé ses larmes. Elle s'ennuyait tout de suite à ne rien faire, elle venait de reprendre son aiguille et brodait son étole, en levant de temps à autre ses grands yeux purs sur les deux hommes, l'air stupéfait de leur colère.
Je suis très pressé, hasarda Auguste. Si vous me donniez cette adresse, la rue et le numéro, pas davantage.
L'adresse, dit l'oncle, attendez, tout de suite.
Et, emporté par son attendrissement qui débordait, il saisit les deux mains de Gueulin.
Ingrat, je la gardais pour toi, parole d'honneur ! Je me disais : S'il est sage, je la lui donne... Oh ! proprement, avec cinquante mille francs de dot... Et, salaud ! tu n'attends pas, tu vas la prendre comme ça, tout d'un coup !
Non, lâchez-moi ! dit Gueulin, touché par le bon cœur du vieux. Je sens bien que les embêtements vont continuer.
Mais Bachelard l'emmena devant la jeune fille, en demandant à celle-ci :
Voyons, Fifi, regarde-le : l'aurais-tu aimé ?
Si ça pouvait vous faire plaisir, mon oncle, répondit-elle.
Cette bonne réponse acheva de lui crever le cœur. Il se tamponna les yeux, il se moucha, étranglé. Eh bien ! on verrait. Il n'avait jamais voulu que la rendre heureuse. Et, brusquement, il renvoya Gueulin.
Va-t'en... Je vais réfléchir.
Pendant ce temps la tante Menu avait encore repris Auguste à part, pour lui expliquer ses idées. N'est-ce pas ? un ouvrier aurait battu la petite, et un employé se serait mis à lui faire des enfants par-dessus la tête. Avec monsieur Narcisse, au contraire, elle avait la chance de trouver une dot qui lui permettrait de se marier convenablement. Dieu merci ! elles appartenaient à une trop bonne famille, jamais la tante n'aurait souffert que la nièce se conduisit mal, tombât des bras d'un amant dans ceux d'un autre. Non, elle voulait pour elle une position sérieuse.
Gueulin partait, lorsque Bachelard le rappela.
Embrasse-la sur le front, je te le permets.
Et il le mit ensuite lui-même à la porte. Puis, revenant se planter devant Auguste, une main sur le cœur :
Ce n'est pas une blague, je vous jure ma parole d'honneur que je voulais la lui donner, plus tard.
Alors, cette adresse ? demanda l'autre à bout de patience.
L'oncle parut étonné, comme s'il croyait avoir déjà répondu.
Hein ? quoi ? l'adresse de Clarisse, mais je ne la sais pas !
Auguste eut un geste d'emportement. Tout s'en mêlait, on semblait prendre à tâche de le rendre ridicule ! En le voyant si bouleversé, Bachelard lui soumit uneidée : sans doute Trublot savait l'adresse, et l'on pouvait aller le trouver chez son patron, l'agent de change Desmarquay. Même l'oncle, avec son obligeance de rouleur de trottoirs, offrit à son jeune ami de l'accompagner. Celui-ci accepta.
Tenez ! dit l'oncle à Fifi, après l'avoir, à son tour, embrassée sur le front, voici tout de même le sucre de mon café et trois pièces de quatre sous, pour votre tirelire. Conduisez-vous bien, en attendant mes ordres.
La jeune fille, modeste, tirait son aiguille avec une application exemplaire. Un rayon de soleil, qui glissait d'un toit voisin, égayait la petite pièce, dorait ce coin d'innocence, où les bruits des voitures n'arrivaient même pas. Toute la poésie de Bachelard était remuée.
Que le bon Dieu vous bénisse ! monsieur Narcisse, lui dit la tante Menu en le reconduisant. Je suis plus tranquille... N'écoutez que votre cœur : il vous inspirera.
Le cocher, une fois encore, s'était endormi, et il grogna, quand l'oncle lui donna l'adresse de monsieur Desmarquay, rue Saint-Lazare. Sans doute le cheval dormait aussi, car il fallut une grêle de coups de fouet pour le mettre en branle. Enfin, le fiacre roula péniblement.
C'est dur tout de même, reprit l'oncle au bout d'un silence. Vous ne pouvez vous imaginer l'effet que ça m'a produit, quand j'ai aperçu Gueulin en chemise... Non, voyez-vous, il faut avoir passé par là.
Et il continua, il appuyait sur les détails, sans remarquer le malaise croissant d'Auguste. Enfin, celui-ci, sentant sa position devenir de plus en plus fausse, lui dit pourquoi il était si pressé de trouver Duveyrier.
Berthe avec ce calicot ! cria l'oncle, vous m'étonnez, monsieur !
Et il semblait que son étonnement vînt surtout du choix de sa nièce. D'ailleurs, après réflexion, il s'indigna. Sa sœur Eléonore avait bien des reproches à se faire. Il lâchait sa famille. Sans doute, il ne se mêlerait pas de ce duel ; mais il le jugeait indispensable.
Ainsi, moi, tout à l'heure, quand j'ai vu Fifi avec un homme en chemise, ma première idée a été de tout massacrer... Si vous passiez par là...
Un tressaillement douloureux d'Auguste le fit s'interrompre.
Ah ! c'est vrai, je ne pensais plus... Mon histoire ne vous semble pas drôle.
Un silence régna, le fiacre se balançait mélancoliquement. Auguste, dont la flamme s'éteignait à chaque tour de roue, s'abandonnait aux cahots, la mine terreuse, l'œil gauche barré de migraine. Pourquoi donc Bachelard trouvait-il le duel indispensable ? ce n'était pas son rôle, de pousser au sang, lui l'oncle de la coupable. Et Auguste avait dans l'oreille la phrase de son frère : " C'est bête, tu vas te faire embrocher, " une phrase importune et entêtée, qui finissait par être comme la douleur même de sa névralgie. Pour sûr, il serait tué, il en avait le pressentiment : cela l'anéantissait dans unattendrissement lugubre. Il se voyait mort, il pleurait sur lui.
Je vous ai dit rue Saint-Lazare, cria l'oncle au cocher. Ce n'est pas à Chaillot. Tournez donc à gauche.
Enfin, le fiacre s'arrêta. Pour plus de prudence, ils firent demander Trublot, qui descendit nu-tête causer avec eux sous la porte cochère.
Vous savez l'adresse de Clarisse ? lui demanda Bachelard.
L'adresse de Clarisse... Parbleu ! rue d'Assas.
Ils le remerciaient, ils allaient remonter en voiture, quand Auguste dit à son tour :
Et le numéro ?
Le numéro... Ah ! le numéro, je ne le sais pas.
Du coup, le mari déclara qu'il aimait mieux y renoncer. Trublot faisait des efforts pour se souvenir ; il y avait dîné une fois, là-bas, derrière le Luxembourg ; mais il ne pouvait se rappeler si ça se trouvait dans le bout de la rue, à droite ou à gauche. Ce qu'il connaissait bien, c'était la porte ; oh ! il aurait dit tout de suite : " La voilà ! " Alors, l'oncle eut encore une idée : il le pria de les accompagner, malgré les protestations d'Auguste, qui déclarait ne plus vouloir déranger personne et qui parlait de rentrer chez lui. Trublot, du reste, refusait, l'air contraint. Non, il ne retournerait pas dans cette baraque. Et il évita de donner la vraie raison, une aventure stupéfiante, une gifle à toute volée qu'il avait reçue de la nouvelle cuisinière de Clarisse, comme il allait un soir lapincer, devant son fourneau. Comprenait-on ça ? une gifle pour une politesse, histoire simplement de lier connaissance ! Jamais ça ne lui était arrivé, il en restait étourdi.
Non, non, dit-il en cherchant une excuse, je ne remets pas les pieds dans une maison où l'on s'embête... Vous savez que Clarisse est devenue assommante, et mauvaise comme la gale, et plus bourgeoise que les bourgeoises ! Avec ça, elle a pris sa famille, depuis que son père est mort, toute une tribu de camelots, la mère, deux sœurs, un grand voyou de frère, jusqu'à une tante infirme, vous savez de ces têtes qui vendent des polichinelles sur les trottoirs... Ce que Duveyrier a l'air malheureux et sale, là-dedans !
Et il raconta que le jour de pluie où le conseiller avait retrouvé Clarisse sous une porte, elle s'était fâchée la première, en lui reprochant avec des larmes de ne jamais l'avoir respectée. Oui, elle avait quitté la rue de la Cerisaie, exaspérée par une souffrance de dignité personnelle, longtemps contenue. Pourquoi retirait-il sa décoration, quand il venait chez elle ? croyait-il donc qu'elle l'aurait salie, sa décoration ? Elle voulait bien se remettre avec lui, mais avant tout il allait lui jurer sur l'honneur qu'il garderait sa décoration, car elle tenait à son estime, elle entendait ne plus être blessée ainsi à chaque instant. Et Duveyrier avait juré, déconcerté par cette querelle, repris tout entier, troublé et attendri : elle avait raison, il lui trouvait l'âme haute.
Il n'ôte plus son ruban, ajouta Trublot. Je crois qu'elle le fait coucher avec. Ça la flatte devant sa famille,cette fille... D'ailleurs, comme le gros Payan lui avait déjà croqué ses vingt-cinq mille francs de meubles, elle s'en est fait acheter cette fois pour trente mille. Oh ! c'est fini, elle le tient par terre, sous son pied, le nez dans ses jupes. Faut-il qu'un homme aime le veau crevé !
Allons, je pars, puisque monsieur Trublot ne peut venir, dit Auguste, dont ces histoires augmentaient les ennuis.
Mais alors Trublot déclara qu'il les accompagnait tout de même ; seulement, il ne monterait pas, il leur indiquerait la porte. Et, après être allé prendre son chapeau et donner un prétexte, il les rejoignit dans le fiacre.
Rue d'Assas, dit-il au cocher. Suivez la rue, je vous arrêterai.
Le cocher jura. Rue d'Assas, ah ! malheur ! en voilà des paroissiens qui aimaient la promenade ! Enfin, on arriverait, quand on arriverait. Le grand cheval blanc fumait sans avancer, le cou cassé dans une salutation douloureuse, à chaque pas.
Cependant, Bachelard racontait déjà sa mésaventure à Trublot. Il avait l'infortune bruyante. Oui, avec ce cochon de Gueulin, une petite délicieuse ! Il venait de les trouver en chemise. Mais, à ce point de son récit, il se souvint d'Auguste, affaissé dans un coin de la voiture, sombre et dolent.
C'est vrai, pardon ! murmura-t-il, j'oublie toujours.
Et, s'adressant à Trublot :
Notre ami a un malheur dans son ménage, et c'est même pour ça que nous courons après Duveyrier... Oui, il a trouvé cette nuit sa femme...
Il acheva d'un geste, puis ajouta simplement :
Octave, vous savez bien.
Trublot, d'opinions toujours carrées, allait dire que ça ne le surprenait pas. Seulement, il rattrapa sa phrase, il la remplaça par cette autre, pleine d'une colère dédaigneuse, et dont le mari n'osa lui demander l'explication :
Quel idiot, cet Octave !
Sur cette appréciation de l'adultère, il y eut un silence. Chacun des trois hommes était enfoncé dans ses réflexions. Le fiacre ne marchait plus. Il semblait rouler depuis des heures sur un pont, lorsque Trublot, sortant le premier de sa rêverie, risqua cette remarque judicieuse :
Cette voiture ne va pas fort.
Mais rien ne put hâter le trot du cheval, il était onze heures, lorsqu'on arriva rue d'Assas. Et, là, on perdit encore près d'un quart d'heure, car Trublot s'était vanté, il ne connaissait pas la porte. D'abord, il laissa le cocher suivre la rue jusqu'au bout, sans l'arrêter ; puis, il la lui fit redescendre, et cela à trois reprises. Auguste, sur ses indications précises, entrait, toutes les dix maisons ; mais les concierges répondaient qu'" ils n'avaient pas ça. " Enfin, une fruitière lui indiqua la porte. Il monta avec Bachelard, laissant Trublot dans le fiacre.
Ce fut le grand voyou de frère qui ouvrit. Il avait, collée aux lèvres, une cigarette, dont il leur souffla lafumée à la figure, en les introduisant dans le salon. Quand ils demandèrent monsieur Duveyrier, il se dandina d'un air blagueur, sans répondre. Puis, il disparut, pour aller le chercher peut-être. Au milieu du salon, en satin bleu, d'un luxe neuf et déjà taché de graisse, une des sœurs, la plus petite, assise sur le tapis, torchait une casserole apportée de la cuisine ; tandis que l'autre, la grande, tapait à poings fermés sur un magnifique piano, dont elle venait de trouver la clef. Toutes les deux, en voyant les messieurs entrer, avaient levé la tête ; mais elles ne s'étaient pas interrompues, tapant et torchant au contraire avec plus d'énergie. Cinq minutes se passèrent, personne ne se montrait. Les visiteurs se regardaient, assourdis, lorsque des hurlements, qui partaient d'une pièce voisine, achevèrent de les terrifier : c'était la tante infirme qu'on débarbouillait.
Enfin, une vieille femme, madame Bocquet, la mère de Clarisse, passa la tête par l'entrebâillement d'une porte, vêtue d'une robe si sale, qu'elle n'osait se faire voir.
Ces messieurs désirent ? demanda-t-elle.
Mais monsieur Duveyrier ! cria l'oncle perdant patience. Nous l'avons dit au domestique... Annoncez monsieur Auguste Vabre et monsieur Narcisse Bachelard.
Madame Bocquet avait refermé la porte. Maintenant, l'aînée des sœurs, montée sur le tabouret, tapait des coudes, et la petite, pour avoir le gratin, raclait la casserole avec une fourchette de fer. Cinq minutes s'écoulèrent encore. Puis, au milieu de ce tapage, qui ne semblait pas la gêner, Clarisse parut.
Ah ! c'est vous ! dit-elle à Bachelard, sans même regarder Auguste.
L'oncle restait ahuri. Il ne l'aurait pas reconnue, tant elle engraissait. La grande diablesse, d'une maigreur de gamin, frisée comme un caniche, tournait à la petite mère, empâtée, avec des bandeaux luisant de pommade. Du reste, elle ne lui laissa pas le temps de trouver une parole, elle lui dit brutalement qu'elle n'avait pas besoin chez elle d'un cancanier de son espèce, qui allait raconter des horreurs à Alphonse ; oui, parfaitement, il l'avait accusée de coucher avec les amis d'Alphonse, de les ramasser derrière son dos, à la pelle ; et il ne pouvait pas dire non, car elle le tenait d'Alphonse lui-même.
Vous savez, mon vieux, ajouta-t-elle, si vous venez pour godailler, vous pouvez prendre la porte... C'est fini, la vie d'autrefois. A présent, je veux qu'on me respecte.
Et elle étala sa passion du comme il faut, grandie, tournée à l'idée fixe. Elle avait ainsi chassé un à un les invités de son amant, prise de véritables accès de rigorisme, défendant de fumer, voulant être appelée madame, exigeant des visites. Son ancienne drôlerie de surface et d'emprunt s'en était allée ; et elle ne gardait que l'exagération de son rôle de grande dame, qui parfois crevait en gros mots et en gestes canailles. Peu à peu, la solitude se faisait de nouveau autour de Duveyrier : plus d'intérieur amusant, un coin de bourgeoisie féroce, où il retrouvait tous les ennuis de son ménage, dans de l'ordure et du vacarme. Comme disait Trublot, on ne s'embêtait pas davantage rue de Choiseul, et c'était moins sale.
Nous ne venons pas pour vous, répondit Bachelard qui se remettait, habitué aux réceptions vives de ces dames. Il faut que nous parlions à Duveyrier.
Alors, Clarisse regarda l'autre monsieur. Elle crut reconnaître un huissier, sachant qu'Alphonse commençait à se mettre dans de vilains draps.
Oh ! après tout, je m'en moque, dit-elle. Vous pouvez bien le prendre et le garder... Pour le plaisir que j'ai à lui soigner ses boutons !
Elle ne se donnait même plus la peine de cacher son dégoût, certaine d'ailleurs que ses cruautés l'attachaient à elle davantage.
Et, ouvrant une porte :
Allons ! viens tout de même, puisque ces messieurs s'obstinent.
Duveyrier, qui semblait attendre derrière la porte, entra et leur serra la main, en tâchant de sourire. Il n'avait plus son air jeune d'autrefois, quand il passait la soirée chez elle, rue de la Cerisaie ; une lassitude l'accablait, il était morne et diminué, avec des tressaillements, comme si des choses, derrière lui, l'inquiétaient.
Clarisse restait pour entendre. Bachelard, qui ne voulait pas parler devant elle, invita le conseiller à déjeuner.
Acceptez donc, monsieur Vabre a besoin de vous. Madame sera assez bonne pour permettre...
Mais celle-ci s'était aperçue enfin que sa sœur cadette tapait sur le piano, et elle lui allongeait des claques, ellela flanquait à la porte, giflant et poussant dehors par la même occasion la plus petite, avec sa casserole. Ce fut un sabbat infernal. La tante infirme, à côté, se remit à hurler, croyant qu'on venait la battre.
Entends-tu, ma mignonne, murmura Duveyrier, ces messieurs m'invitent.
Elle ne l'écoutait pas, elle tâtait l'instrument avec une tendresse effrayée. Depuis un mois, elle apprenait le piano. C'était le rêve inavoué de toute sa vie, une ambition lointaine dont la réalisation seule devait la sacrer femme du monde. S'étant assurée qu'il n'y avait rien de cassé, elle allait retenir son amant pour lui être simplement désagréable, lorsque madame Bocquet montra une seconde fois la tête, en cachant sa jupe.
Ton maître de piano, dit-elle.
Du coup, Clarisse, changeant d'idée, cria à Duveyrier :
C'est ça, fiche-moi le camp !... Je déjeunerai avec Théodore. Nous n'avons pas besoin de toi.
Le maître de piano, Théodore, était un Belge, à large face rose. Elle s'assit tout de suite devant l'instrument ; et il lui posait les doigts sur les touches, il les frottait pour les déraidir. Un instant, Duveyrier hésita visiblement très contrarié. Mais ces messieurs l'attendaient, il alla mettre ses bottes. Quand il revint, elle pataugeait dans des gammes, en déchaînant une tempête de notes fausses, dont Auguste et Bachelard étaient malades. Pourtant, lui, que le Mozart et le Beethoven de sa femme rendaient fou, s'arrêta une minute derrière sa maîtresse, parut goûter lessons, malgré les contractions nerveuses de son visage ; et, se tournant vers les deux autres, il murmura :
Elle a des dispositions étonnantes.
Après l'avoir baisée sur les cheveux, il se retira discrètement, il la laissa avec Théodore. Dans l'antichambre, le grand voyou de frère lui demanda, de son air blagueur, vingt sous pour du tabac. Puis, comme en descendant l'escalier, Bachelard s'étonnait de sa conversion aux charmes du piano, il jura ne l'avoir jamais détesté, il parla de l'idéal, dit combien les simples gammes de Clarisse lui remuaient l'âme, cédant à son continuel besoin de mettre des petites fleurs bleues dans ses gros appétits de mâle.
En bas, Trublot avait donné un cigare au cocher, dont il écoutait l'histoire avec le plus vif intérêt. L'oncle voulut absolument aller déjeuner chez Foyot ; c'était l'heure, et l'on causerait mieux en mangeant. Puis, quand le fiacre fut parvenu à démarrer une fois encore, il mit au courant Duveyrier, qui devint très grave.
Le malaise d'Auguste paraissait avoir augmenté chez Clarisse, où il n'avait pas prononcé une parole ; et, maintenant, brisé par cette promenade interminable, la tête prise tout entière et lourde de migraine, il s'abandonnait.
Lorsque le conseiller le questionna sur ce qu'il comptait faire, il ouvrit les yeux, il resta un moment plein d'angoisse, puis il répéta sa phrase :
Me battre, parbleu !
Seulement, sa voix mollissait, et il ajouta en refermant les paupières, comme pour demander qu'on le laissât tranquille :
A moins que vous ne trouviez autre chose.
Alors, dans les cahots laborieux du fiacre, ces messieurs tirèrent un grand conseil. Duveyrier, ainsi que Bachelard, jugeait le duel indispensable ; il s'en montrait fort ému, à cause du sang, dont il voyait un flot noir salir l'escalier de son immeuble ; mais l'honneur le voulait, et l'on ne transigeait pas avec l'honneur. Trublot avait des idées plus larges : c'était trop bête, de mettre son honneur dans ce qu'il appelait par propreté la fragilité d'une femme. Aussi Auguste l'approuvait-il d'un mouvement las des paupières, outré à la fin de la rage belliqueuse des deux autres, dont le rôle pourtant aurait dû être tout de conciliation. Malgré sa fatigue, il fut forcé de raconter une fois encore la scène de la nuit, la gifle qu'il avait donnée, puis la gifle qu'il avait reçue ; et bientôt l'adultère disparut, la discussion porta uniquement sur ces deux gifles : on les commenta, on les analysa, pour tâcher d'y trouver une solution satisfaisante.
En voilà des raffinements ! finit par dire Trublot avec mépris. S'ils se sont giflés tous les deux, eh bien ! ils sont quittes.
Duveyrier et Bachelard se regardèrent, ébranlés. Mais on arrivait au restaurant, et l'oncle déclara qu'on allait bien déjeuner d'abord. Ça leur éclaircirait les idées. Il les invitait, il commanda un déjeuner copieux, avec des plats et des vins extravagants, qui les retinrent trois heures dans un cabinet. On ne parla pas une fois du duel.Dès les hors-d'œuvre, la conversation étant forcément tombée sur les femmes, Fifi et Clarisse furent tout le temps expliquées, retournées, épluchées. Bachelard, maintenant, mettait les torts de son côté, pour ne pas avoir l'air, devant le conseiller, d'être lâché salement ; tandis que celui-ci, prenant sa revanche du soir où l'oncle l'avait vu pleurer, au milieu de l'appartement vide, rue de la Cerisaie, mentait sur son bonheur, au point d'y croire et de s'attendrir lui-même. Devant eux, Auguste, que sa névralgie empêchait de manger et de boire, semblait les écouter, un coude sur la table, les yeux troubles.
Au dessert, Trublot se rappela le cocher, oublié en bas ; il lui fit porter le reste des plats et le fond des bouteilles, plein de sympathie ; car, disait-il, il avait, à certains détails, flairé un ancien prêtre. Trois heures sonnèrent. Duveyrier se plaignait d'être assesseur dans la prochaine session de la cour d'assises ; Bachelard, très ivre, crachait de côté, sur le pantalon de Trublot, qui ne s'en apercevait pas ; et la journée se serait achevée là, au milieu des liqueurs, si Auguste ne s'était éveillé comme en sursaut.
Alors, qu'est-ce qu'on fait ? demanda-t-il.
Eh bien ! mon petit, répondit l'oncle qui le tutoya, si tu veux, nous allons te tirer gentiment d'affaire... C'est imbécile, tu ne peux pas te battre.
Personne ne parut surpris de cette conclusion. Duveyrier approuvait de la tête. L'oncle continua :
Je vais monter avec monsieur chez ton particulier, et l'animal te fera des excuses, ou je ne m'appelle plus Bachelard... Rien qu'à me voir, il canera, justement parceque ma place n'est pas chez lui. Moi, je me fiche du monde !
Auguste lui serra la main ; mais il n'eut pas même l'air soulagé, tant ses douleurs de tête devenaient insupportables. Enfin, on quitta le cabinet. Au bord du trottoir, le cocher déjeunait encore, dans le fiacre ; et il dut secouer les miettes, complètement ivre, tapant en frère sur le ventre de Trublot. Seulement, le cheval, qui, lui, n'avait rien pris, refusa de marcher, avec un branle désespéré de la tête. On le poussa, il finit par descendre la rue de Toumon, comme s'il roulait. Quatre heures étaient sonnées, lorsqu'il s'arrêta rue de Choiseul. Auguste avait gardé le fiacre sept heures. Trublot, resté dedans, déclara qu'il le prenait pour lui et qu'il y attendait Bachelard, auquel il voulait offrir à dîner.
Vrai ! tu y a mis le temps ! dit à son frère Théophile, qui s'était précipité. Je te croyais mort.
Et, dès que ces messieurs furent entrés dans le magasin, il raconta sa journée. Depuis neuf heures, il espionnait la maison. Mais rien n'y bougeait. A deux heures, Valérie était allée aux Tuileries avec leur fils Camille. Puis, vers trois heures et demie, il avait vu sortir Octave. Et rien autre, on ne remuait même pas chez les Josserand, à ce point que Saturnin, qui cherchait sa sœur sous les meubles, étant monté la demander, madame Josserand, pour se débarrasser de lui sans doute, lui avait fermé la porte au nez, en disant que Berthe n'était pas chez eux. Depuis ce moment, le fou rôdait, les dents serrées.
C'est bon, dit Bachelard, nous allons attendre ce monsieur. Nous le verrons rentrer d'ici.
Auguste, la tête perdue, faisait des efforts pour rester debout. Alors, Duveyrier lui conseilla de se mettre au lit. Il n'y avait pas d'autre remède contre la migraine.
Montez donc, nous n'avons plus besoin de vous. On vous fera connaître le résultat... Mon cher, les émotions ne vous valent rien.
Et le mari monta se coucher.
A cinq heures, les deux autres attendaient encore Octave. Celui-ci, d'abord sans but, désireux simplement de prendre l'air et d'oublier les catastrophes de la nuit, avait passé devant le
Vous me fuyez, dit-il. Vous êtes donc fâchée contre moi ?
Fâchée ? répondit-elle, pourquoi serais-je fâchée ?... Ah ! ils peuvent se manger entre eux, s'ils veulent, ça m'est bien égal !
Elle parlait de sa famille. Et, tout de suite, elle soulagea son ancienne rancune contre Berthe, d'abord par des allusions, tâtant le jeune homme ; puis, quand elle le sentit sourdement las de sa maîtresse, encore exaspéré du drame de la nuit, elle ne se gêna plus, elle vida son cœur. Dire que cette femme l'avait accusée de se vendre, elle qui n'acceptait jamais un sou, pas même un cadeau ! Si pourtant, des fleurs parfois, des bouquets de violettes. Et, maintenant, on savait laquelle des deux se vendait. Elle le lui avait prédit, qu'on verrait un jour ce qu'il faudrait y mettre, pour l'avoir.
Hein ? demanda-t-elle, ça vous a coûté plus cher qu'un bouquet de violettes.
Oui, oui, murmura-t-il lâchement.
A son tour, il laissa échapper des choses désagréables sur Berthe, la disant méchante, la trouvant même trop grasse, comme s'il se vengeait des ennuis qu'elle lui causait. Toute la journée, il avait attendu les témoins du mari, et il allait rentrer pour s'assurer encore si personne n'était venu : une aventure stupide, un duel qu'elle aurait pu lui éviter. Il finit par conter leur rendez-vous si bête, leur querelle, puis l'arrivée d'Auguste, avant qu'ils se fussent seulement fait une caresse.
Sur ce que j'ai de plus sacré, dit-il, il n'y avait pas encore eu ça entre nous !
Valérie riait, très animée. Elle glissait à l'intimité tendre de ces confidences, se rapprochait d'Octave comme d'une amie qui savait tout. Par moments, une dévote sortant de l'église, les dérangeait ; puis, la porte retombait doucement, et ils se retrouvaient seuls, dans le tambour de drap vert, comme au fond d'un asile discret et religieux.
J'ignore pourquoi je vis avec ces gens-là, reprit-elle en revenant à sa famille. Oh ! sans doute, je ne suis pas sans reproche de mon côté. Mais, franchement, je ne puis avoir de remords, tant ils me touchent peu... Et si je vous avouais pourtant combien l'amour m'ennuie !
Voyons, pas tant que ça, dit gaiement Octave. On est des fois moins bête que nous, hier... Il y a des moments heureux.
Alors, elle se confessa. Ce n'était point encore la haine de son mari, la continuelle fièvre, dont il grelottait, dans une impuissance et une éternelle pleurnicherie de petit garçon, qui l'avait poussée à se mal conduire, six mois après son mariage ; non, elle faisait ça sans le vouloir souvent, uniquement parce qu'il lui venait dans la tête des choses dont elle n'aurait pu expliquer le pourquoi. Tout se cassait, elle tombait malade, elle se serait tuée. Alors, comme rien ne la retenait, autant cette culbute-là qu'une autre.
Bien vrai, jamais de bons moments ? demanda de nouveau Octave, que ce point seul semblait intéresser.
Enfin, jamais ce qu'on raconte, répondit-elle. Je vous le jure !
Il la regarda avec une sympathie pleine d'apitoiement. Pour rien, et sans joie : ça ne valait sûrement pas la peine qu'elle se donnait, dans ses continuelles peurs d'une surprise. Et il éprouvait surtout un soulagement d'amour-propre, car il souffrait toujours au fond de son ancien dédain. Voilà donc pourquoi elle s'était refusée, un soir ! Il lui en parla.
Vous vous rappelez, après une crise ?
Oui. Vous ne me déplaisiez pas, mais j'en avais si peu envie !... Et, tenez ! ça vaut mieux, nous nous détesterions à cette heure.
Elle lui donnait sa petite main gantée. Il la serra, en répétant :
Vous avez raison, ça vaut mieux... Décidément, on n'aime bien que les femmes qu'on n'a pas eues.
C'était une grande douceur. Ils restèrent un instant la main dans la main, attendris. Puis, sans ajouter une parole, ils poussèrent la porte rembourrée de l'église, où elle avait laissé son fils Camille à la garde de la loueuse de chaises. L'enfant s'était endormi. Elle le fit agenouiller, s'agenouilla un instant elle-même, la tête entre les mains, comme abîmée au fond d'une ardente prière. Et elle se relevait, lorsque l'abbé Mauduit, qui sortait d'un confessionnal, la salua d'un paternel sourire.
Octave avait traversé simplement l'église. Quand il rentra chez lui, toute la maison fut remuée. Trublot seul, qui rêvait dans le fiacre, ne le vit pas. Des fournisseurs,sur leurs portes, le regardèrent gravement. Le papetier, en face, promenait encore les yeux le long de la façade, comme pour en fouiller les pierres ; mais le charbonnier et la fruitière étaient déjà calmés, le quartier retombait à sa dignité froide. Sous la porte, au passage d'Octave, Lisa, en train de bavarder avec Adèle, dut se contenter de le dévisager ; et toutes deux se remirent à se plaindre de la cherté de la volaille, sous l'œil sévère de monsieur Gourd, qui salua le jeune homme. Enfin, celui-ci montait, lorsque madame Juzeur, aux aguets depuis le matin, entrouvrit sa porte, lui saisit les mains, l'attira dans son antichambre, où elle le baisa sur le front, en murmurant :
Pauvre enfant !... Allez, je ne vous retiens pas. Revenez causer, quand tout sera fini.
Et il était à peine rentré, que Duveyrier et Bachelard se présentèrent. D'abord, stupéfait de voir l'oncle, il voulut leur donner les noms de deux de ses amis. Mais ces messieurs, sans répondre, parlèrent de leur âge et lui firent un sermon sur son inconduite. Puis, comme, au courant de la conversation, il annonçait son intention de quitter la maison au plus tôt, tous deux déclarèrent solennellement que cette preuve de tact leur suffisait. Il y avait eu assez de scandale, il était temps de faire aux honnêtes gens le sacrifice de ses passions. Duveyrier accepta le congé séance tenante et se retira, tandis que Bachelard, derrière son dos, invitait le jeune homme à dîner pour le soir.
Hein ? je compte sur vous. Nous sommes en noce, Trublot nous attend en bas... Moi, je me fiche d'Eléonore.Mais je ne veux pas la voir et je file devant, pour qu'on ne nous rencontre pas ensemble.
Il descendit. Cinq minutes plus tard, Octave, ravi du dénouement de l'aventure, le rejoignait. Il se glissa dans le fiacre, et le mélancolique cheval qui venait de promener le mari pendant sept heures, les traîna en boitant jusqu'à un restaurant des Halles, où l'on mangeait des tripes étonnantes.
Duveyrier avait retrouvé Théophile au fond du magasin,. Valérie rentrait à peine, et tous trois causaient, lorsque Clotilde elle-même arriva, de retour d'un concert. Elle y était d'ailleurs allée bien tranquille, certaine, disait-elle, d'une solution satisfaisante pour tout le monde. Puis, il y eut un silence, un embarras entre les deux ménages. Théophile, du reste, pris d'un accès de toux abominable, crachait ses dents. Comme tous avaient intérêt à se réconcilier, ils finirent par profiter de l'émotion où les jetaient les nouveaux ennuis de la famille. Les deux femmes s'embrassèrent, Duveyrier jura à Théophile que la succession du père Vabre le ruinait, et il promit pourtant de l'indemniser, en lui abandonnant ses loyers pendant trois ans.
Il faut aller rassurer ce pauvre Auguste, fit enfin remarquer le conseiller.
Il montait, lorsque des cris terribles d'animal qu'on égorge partirent de la chambre à coucher. C'était Saturnin qui, armé de son couteau de cuisine, avait pénétré jusqu'à l'alcôve, en étouffant le bruit de ses pas. Et là, les yeux rouges comme des braises, la bouche écumeuse, il venait de se jeter sur Auguste.
Dis, où l'as-tu fourrée ? criait-il. Rends-la-moi, ou je te saigne comme un cochon !
Le mari, tiré en sursaut de sa somnolence douloureuse, voulut fuir. Mais le fou, avec la force de l'idée fixe, l'avait empoigné par un pan de sa chemise ; et, le recouchant, lui posant le cou au bord du lit, au-dessus d'une cuvette qui se trouvait là, il le maintenait dans la position d'une bête à l'abattoir.
Hein ? ça y est, cette fois... Je te saigne, je te saigne comme un cochon !
Heureusement, on arrivait et on put dégager la victime. Il fallut enfermer Saturnin, pris de folie furieuse. Deux heures plus tard, le commissaire, averti, le faisait conduire pour la seconde fois à l'asile des Moulineaux, avec le consentement de la famille. Mais le pauvre Auguste restait grelottant. Il disait à Duveyrier, qui lui annonçait l'arrangement pris avec Octave :
Non, j'aurais mieux aimé me battre. On ne peut pas se défendre contre un fou... Quelle rage a-t-il donc de vouloir me saigner, ce brigand, parce que sa sœur m'a fait cocu ! Ah ! j'en ai assez, mon ami, j'en ai assez, parole d'honneur !