Alors, Nana devint une femme chic, rentière de la bêtise et de l'ordure des mâles, marquise des hauts trottoirs. Ce fut un lançage brusque et définitif, une montée dans la célébrité de la galanterie, dans le plein jour des folies de l'argent et des audaces gâcheuses de la beauté. Elle régna tout de suite parmi les plus chères. Ses photographies s'étalaient aux vitrines, on la citait dans les journaux. Quand elle passait en voiture sur les boulevards, la foule se retournait et la nommait, avec l'émotion d'un peuple saluant sa souveraine ; tandis que, familière, allongée dans ses toilettes flottantes, elle souriait d'un air gai, sous la pluie de petites frisures blondes, qui noyaient le bleu cerné de ses yeux et le rouge peint de ses lèvres. Et le prodige fut que cette grosse fille, si gauche à la scène, si drôle dès qu'elle voulait faire la femme honnête, jouait à la ville les rôles de charmeuse, sans un effort. C'étaient des souplesses de couleuvre, un déshabillé savant, comme involontaire, exquis d'élégance, une distinction nerveuse de chatte de race, une aristocratie du vice, superbe, révoltée, mettant le pied sur Paris, en maîtresse toute-puissante. Elle donnait le ton, de grandes dames l'imitaient.
L'hôtel de Nana se trouvait avenue de Villiers, à l'encoignure de la rue Cardinet, dans ce quartier de luxe, en train de pousser au milieu des terrains vagues de l'ancienne plaine Monceau. Bâti par un jeune peintre,grisé d'un premier succès et qui avait dû le revendre, à peine les plâtres essuyés, il était de style Renaissance, avec un air de palais, une fantaisie de distribution intérieure, des commodités modernes dans un cadre d'une originalité un peu voulue. Le comte Muffat avait acheté l'hôtel tout meublé, empli d'un monde de bibelots, de fort belles tentures d'Orient, de vieilles crédences, de grands fauteuils Louis XIII ; et Nana était ainsi tombée sur un fonds de mobilier artistique, d'un choix très fin, dans le tohu-bohu des époques. Mais, comme l'atelier, qui occupait le centre de la maison, ne pouvait lui servir, elle avait bouleversé les étages, laissant au rez-de-chaussée une serre, un grand salon et la salle à manger, établissant au premier un petit salon, près de sa chambre et de son cabinet de toilette. Elle étonnait l'architecte par les idées qu'elle lui donnait, née d'un coup aux raffinements du luxe, en fille du pavé de Paris ayant d'instinct toutes les élégances. Enfin, elle ne gâta pas trop l'hôtel, elle ajouta même aux richesses du mobilier, sauf quelques traces de bêtise tendre et de splendeur criarde, où l'on retrouvait l'ancienne fleuriste qui avait rêvé devant les vitrines des passages.
Dans la cour, sous la grande marquise, un tapis montait le perron ; et c'était, dès le vestibule, une odeur de violette, un air tiède enfermé dans d'épaisses tentures. Un vitrail aux verres jaunes et roses, d'une pâleur blonde de chair, éclairait le large escalier. En bas, un nègre de bois sculpté tendait un plateau d'argent, plein de cartes de visite ; quatre femmes de marbre blanc, les seins nus, haussaient des lampadaires ; tandis que des bronzes et des cloisonnés chinois emplis de fleurs, des divansrecouverts d'anciens tapis persans, des fauteuils aux vieilles tapisseries meublaient le vestibule, garnissaient les paliers, faisaient au premier étage comme une antichambre, où traînaient toujours des pardessus et des chapeaux d'homme. Les étoffes étouffaient les bruits, un recueillement tombait, on aurait cru entrer dans une chapelle traversée d'un frisson dévot, et dont le silence, derrière les portes closes, gardait un mystère.
Nana n'ouvrait le grand salon, du Louis XVI trop riche, que les soirs de gala, quand elle recevait le monde des Tuileries ou des personnages étrangers. D'habitude, elle descendait simplement aux heures des repas, un peu perdue les jours où elle déjeunait seule dans la salle à manger, très haute, garnie de Gobelins, avec une crédence monumentale, égayée de vieilles faïences et de merveilleuses pièces d'argenterie ancienne. Elle remontait vite, elle vivait au premier étage, dans ses trois pièces, la chambre, le cabinet et le petit salon. Deux fois déjà, elle avait refait la chambre, la première en satin mauve, la seconde en application de dentelle sur soie bleue ; et elle n'était pas satisfaite, elle trouvait ça fade, cherchant encore, sans pouvoir trouver. Il y avait pour vingt mille francs de point de Venise au et capitonné, bas comme un sopha. Les meubles étaient de laque blanche et bleue, incrustée de filets d'argent ; partout, des peaux d'ours blancs traînaient, si nombreuses, qu'elles couvraient le tapis ; un caprice, un raffinement de Nana, qui n'avait pu se déshabituer de s'asseoir à terre pour ôter ses bas. A côté de la chambre, le petit salon offrait un pêle-mêle amusant, d'un art exquis ; contre la tenture de soie rose pâle, un rose turc fané, broché de fils d'or, sedétachaient un monde d'objets de tous les pays et de tous les styles, des cabinets italiens, des coffres espagnols et portugais, des pagodes chinoises, un paravent japonais d'un fini précieux, puis des faïences, des bronzes, des soies brodées, des tapisseries au petit point ; tandis que des fauteuils larges comme des lits, et des canapés profonds comme des alcôves, mettaient là une paresse molle, une vie somnolente de sérail. La pièce gardait le ton du vieil or, fondu de vert et de rouge, sans que rien marquât trop la fille, en dehors de la volupté des sièges ; seules, deux statuettes de biscuit, une femme en chemise cherchant ses puces, et une autre absolument nue, marchant sur les mains, les jambes en l'air, suffisaient à salir le salon d'une tache de bêtise originelle. Et, par une porte presque toujours ouverte, on apercevait le cabinet de toilette, tout en marbre et en glace, avec la vasque blanche de sa baignoire, ses pots et ses cuvettes d'argent, ses garnitures de cristal et d'ivoire. Un rideau fermé y faisait un petit jour blanc, qui semblait dormir, comme chauffé d'un parfum de violette, ce parfum troublant de Nana dont l'hôtel entier, jusqu'à la cour, était pénétré.
La grosse affaire fut de monter la maison. Nana avait bien Zoé, cette fille dévouée à sa fortune, qui depuis des mois attendait tranquillement ce brusque lançage, certaine de son flair. Maintenant, Zoé triomphait, maîtresse de l'hôtel, faisant sa pelote, tout en servant madame le plus honnêtement possible. Mais une femme de chambre ne suffisait plus. Il fallait un maître d'hôtel, un cocher, un concierge, une cuisinière. D'autre part il s'agissait d'installer les écuries. Alors, Labordette se rendit fort utile, en se chargeant des courses quiennuyaient le comte. Il maquignonna l'achat des chevaux, il courut les carrossiers, guida les choix de la jeune femme, qu'on rencontrait à son bras chez les fournisseurs. Même Labordette amena les domestiques : Charles, un grand gaillard de cocher, qui sortait de chez le duc de Corbreuse ; Julien, un petit maître d'hôtel tout frisé, l'air souriant ; et un ménage, dont la femme, Victorine, était cuisinière, et dont l'homme, François, fut pris comme concierge et valet de pied. Ce dernier en culotte courte, poudré, portant la livrée de Nana, bleu clair et galon d'argent, recevait les visiteurs dans le vestibule. C'était d'une tenue et d'une correction princières.
Dès le second mois, la maison fut montée. Le train dépassait trois cent mille francs. Il y avait huit chevaux dans les écuries, et cinq voitures dans les remises, dont un landau garni d'argent, qui occupa un instant tout Paris. Et Nana, au milieu de cette fortune, se casait, faisait son trou. Elle avait quitté le théâtre, dès la troisième représentation de la Petite Duchesse, laissant Bordenave se débattre sous une menace de faillite, malgré l'argent du comte. Pourtant, elle gardait une amertume de son insuccès. Cela s'ajoutait à la leçon de Fontan, une saleté dont elle rendait tous les hommes responsables. Aussi, maintenant, se disait-elle très forte, à l'épreuve des toquades. Mais les idées de vengeance ne tenaient guère, avec sa cervelle d'oiseau. Ce qui demeurait, en dehors des heures de colère, était, chez elle, un appétit de dépense toujours éveillé, un dédain naturel de l'homme qui payait, un continuel caprice de mangeuse et de gâcheuse, fière de la ruine de ses amants.
D'abord, Nana mit le comte sur un bon pied. Elle établit nettement le programme de leurs relations. Lui, donnait douze mille francs par mois, sans compter les cadeaux, et ne demandait en retour qu'une fidélité absolue. Elle, jura la fidélité. Mais elle exigea des égards, une liberté entière de maîtresse de maison, un respect complet de ses volontés. Ainsi, elle recevrait tous les jours ses amis ; il viendrait seulement à des heures réglées ; enfin, sur toutes choses, il aurait une foi aveugle en elle. Et, quand il hésitait, pris d'une inquiétude jalouse, elle faisait de la dignité, en menaçant de lui tout rendre, ou bien elle jurait sur la tête du petit Louis. Ça devait suffire. Il n'y avait pas d'amour où il n'y avait pas d'estime. Au bout du premier mois, Muffat la respectait.
Mais elle voulut et elle obtint davantage. Bientôt elle prit sur lui une influence de bonne fille. Quand il arrivait maussade, elle l'égayait, puis le conseillait, après l'avoir confessé. Peu à peu, elle s'occupa des ennuis de son intérieur, de sa femme, de sa fille, de ses affaires de cœur et d'argent, très raisonnable, pleine de justice et d'honnêteté. Une seule fois, elle se laissa emporter par la passion, le jour où il lui confia que Daguenet allait sans doute demander en mariage sa fille Estelle. Depuis que le comte s'affichait, Daguenet avait cru habile de rompre, de la traiter en coquine, jurant d'arracher son futur beau-père des griffes de cette créature. Aussi habilla-t-elle d'une jolie manière son ancien Mimi : c'était un coureur qui avait mangé sa fortune avec de vilaines femmes ; il manquait de sens moral, il ne se faisait pas donner d'argent, mais il profitait de l'argent des autres, en payant seulement de loin en loin un bouquet ou un dîner ; et,comme le comte semblait excuser ces faiblesses, elle lui apprit crûment que Daguenet l'avait eue, elle donna des détails dégoûtants. Muffat était devenu très pâle. Il ne fut plus question du jeune homme. Ça lui apprendrait à manquer de reconnaissance.
Cependant, l'hôtel n'était pas entièrement meublé, que Nana, un soir où elle avait prodigué à Muffat les serments de fidélité les plus énergiques, retint le comte Xavier de Vandeuvres, qui, depuis quinze jours, lui faisait une cour assidue de visites et de fleurs. Elle céda, non par toquade, plutôt pour se prouver qu'elle était libre. L'idée d'intérêt vint ensuite, lorsque Vandeuvres, le lendemain, l'aida à payer une note, doit elle ne voulait pas parler à l'autre. Elle lui tirerait bien huit à dix mille francs par mois ; ce serait là de l'argent de poche très utile. Il achevait alors sa fortune dans un coup de fièvre chaude. Ses chevaux et Lucy lui avaient mangé trois fermes, Nana allait d'une bouchée avaler son dernier château, près d'Anciens ; et il avait comme une hâte de tout balayer, jusqu'aux décombres de la vieille tour bâtie par un Vandeuvres sous Philippe Auguste, enragé d'un appétit de ruines, trouvant beau de laisser les derniers besants d'or de son blason aux mains de cette fille, que Paris désirait. Lui aussi accepta les conditions de Nana, une liberté entière, des tendresses à jours fixes, sans même avoir la naïveté passionnée d'exiger des serments. Muffat ne se doutait de rien. Quant à Vandeuvres, il savait à coup sûr ; mais jamais il ne faisait la moindre allusion, il affectait d'ignorer, avec son fin sourire de viveur sceptique, qui ne demande pas l'impossible, pourvu qu'il ait son heure et que Paris le sache.
Dès lors, Nana eut réellement sa maison montée. Le personnel était complet, à l'écurie, à l'office et dans la chambre de madame. Zoé organisait tout, sortait des complications les plus imprévues ; c'était machiné comme un théâtre, réglé comme une grande administration ; et cela fonctionnait avec une précision telle, que, pendant les premiers mois, il n'y eut pas de heurts ni de détraquements. Seulement, madame donnait trop de mal à Zoé, par des imprudences, des coups de tête, des bravades folles. Aussi la femme de chambre se relâchait-elle peu à peu, ayant remarqué d'ailleurs qu'elle tirait de plus gros profits des heures de gâchis, quand madame avait fait une bêtise qu'il fallait réparer. Alors, les cadeaux pleuvaient, elle pêchait des louis dans l'eau trouble.
Un matin, comme Muffat n'était pas encore sorti de la chambre, Zoé introduisit un monsieur tout tremblant dans le cabinet de toilette, où Nana changeait de linge.
Tiens ! Zizi ! dit la jeune femme stupéfaite.
C'était Georges, en effet. Mais, en la voyant en chemise, avec ses cheveux d'or sur ses épaules nues, il s'était jeté à son cou, l'avait prise et la baisait partout. Elle se débattait, effrayée, étouffant sa voix, balbutiant :
Finis donc, il est là ! C'est stupide... Et vous, Zoé, êtes-vous folle ? Emmenez-le ! Gardez-le en bas, je vais tâcher de descendre.
Zoé dut le pousser devant elle. En bas, dans la salle à manger, lorsque Nana put les rejoindre, elle les gronda tous les deux. Zoé pinçait les lèvres ; et elle se retira, l'air vexé, en disant qu'elle avait pensé faire plaisir à madame.Georges regardait Nana avec un tel bonheur de la revoir que ses beaux yeux s'emplissaient de larmes. Maintenant, les mauvais jours étaient passés, sa mère le croyait raisonnable et lui avait permis de quitter les Fondettes ; aussi, en débarquant à la gare, venait-il de prendre une voiture pour embrasser plus vite sa bonne chérie. Il parlait de vivre désormais près d'elle, comme là-bas, quand il l'attendait pieds nus, dans la chambre de la Mignotte. Et, tout en contant son histoire, il avançait les doigts, par un besoin de la toucher, après cette cruelle année de séparation ; il s'emparait de ses mains, fouillait dans les larges manches du peignoir, remontait jusqu'aux épaules.
Tu aimes toujours ton bébé ? demanda-t-il de sa voix d'enfant.
Bien sûr que je l'aime ! répondit Nana, qui se dégagea d'un mouvement brusque. Mais tu tombes sans crier gare... Tu sais, mon petit, je ne suis pas libre. Il faut être sage.
Georges, descendu de voiture dans l'éblouissement d'un long désir enfin contenté, n'avait pas même vu les lieux où il entrait. Alors, il eut conscience d'un changement autour de lui. Il examina la riche salle à manger, avec son haut plafond décoré, ses Gobelins, son dressoir éblouissant d'argenterie.
Ah ! oui, dit-il tristement.
Et elle lui fit entendre qu'il ne devait jamais venir le matin. L'après-midi, s'il voulait, de quatre à six ; c'était l'heure où elle recevait. Puis, comme il la regardait d'unair suppliant d'interrogation, sans rien demander, elle le baisa à son tour sur le front, en se montrant très bonne.
Sois bien sage, je ferai mon possible, murmura-t-elle.
Mais la vérité était que ça ne lui disait plus rien. Elle trouvait Georges très gentil, elle aurait voulu l'avoir pour camarade, pas davantage. Cependant, quand il arrivait tous les jours à quatre heures, il semblait si malheureux, qu'elle cédait souvent encore, le gardait dans ses armoires, lui laissait continuellement ramasser les miettes de sa beauté. Il ne quittait plus l'hôtel, familier comme le petit chien Bijou, l'un et l'autre dans les jupes de maîtresse, ayant un peu d'elle, même lorsqu'elle était avec un autre, attrapant des aubaines de sucre et de caresses, aux heures d'ennui solitaire.
Sans doute madame Hugon apprit la rechute du petit entre les bras de cette mauvaise femme, car elle accourut à Paris, elle vint réclamer l'aide de son autre fils, le lieutenant Philippe, alors en garnison à Vincennes. Georges, qui se cachait de son frère aîné, fut pris de désespoir, craignant quelque coup de force ; et, comme il ne pouvait rien garder, dans l'expansion nerveuse de sa tendresse, il n'entretint bientôt plus Nana que de son grand frère, un gaillard solide qui oserait tout.
Tu comprends, expliquait-il, maman ne viendra pas chez toi, tandis quelle peut envoyer mon frère... Bien Sûr, elle va envoyer Philippe me chercher.
La première fois, Nana fut très blessée. Elle dit sèchement :
Je voudrais voir ça, par exemple ! Il a beau être lieutenant, François te le flanquera à la porte, et raide !
Puis, le petit revenant toujours sur son frère, elle finit par s'occuper de Philippe. Au bout d'une semaine, elle le connut des pieds à la tête, très grand, très fort, gai, un peu brutal ; et, avec ça, des détails intimes, des poils sur les bras, un signe à l'épaule. Si bien qu'un jour, toute pleine de l'image de cet homme qu'elle devait jeter à la porte, elle s'écria :
Dis donc, Zizi, il ne vient pas, ton frère... C'est donc un lâcheur !
Le lendemain, comme Georges se trouvait seul avec Nana, François monta pour demander si madame recevrait le lieutenant Philippe Hugon. Il devint tout pâle, il murmura :
Je m'en doutais, maman m'a parlé ce matin.
Et il suppliait la jeune femme de faire répondre qu'elle ne pouvait recevoir. Mais elle se levait déjà, tout enflammée, en disant :
Pourquoi donc ? il croirait que j'ai peur. Ah bien ! nous allons rire... François, laissez ce monsieur un quart d'heure dans le salon. Ensuite, vous me l'amènerez.
Elle ne se rassit pas, elle marchait, fiévreuse, allant de la glace de la cheminée à un miroir de Venise, pendu au-dessus d'un coffret italien ; et, chaque fois, elle donnait un coup d'œil, essayait un sourire, tandis que Georges, sans force sur un canapé, tremblait, à l'idée de la scène qui se préparait. Tout en se promenant, elle lâchait des phrases courtes.
Ça le calmera, ce garçon, d'attendre un quart d'heure... Et puis, s'il croit venir chez une fille, le salon va l'épater... Oui, oui, regarde bien tout, mon bonhomme. Ce n'est pas du toc, ça t'apprendra à respecter la bourgeoise. Il n'y a encore que le respect, pour les hommes... Hein ? le quart d'heure est écoulé ? Non, à peine dix minutes. Oh ! nous avons le temps.
Elle ne tenait pas en place. Au quart, elle renvoya Georges, en lui faisant jurer de ne pas écouter à la porte, car ce serait inconvenant, si les domestiques le voyaient. Comme il passait dans la chambre, Zizi risqua d'une voix étranglée :
Tu sais, c'est mon frère...
N'aie pas peur, dit-elle avec dignité, s'il est poli, je serai polie.
François introduisait Philippe Hugon, qui était en redingote. D'abord, Georges traversa la chambre sur la pointe des pieds, pour obéir à la jeune femme. Mais les voix le retinrent, hésitant, si plein d'angoisse, que ses jambes mollissaient. Il s'imaginait des catastrophes, des gifles, quelque chose d'abominable qui le fâcherait pour toujours avec Nana Aussi ne put-il résister au besoin de revenir coller son oreille contre la porte. Il entendait très mal, l'épaisseur des portières étouffait les bruits. Pourtant, il attrapait quelques mots prononcés par Philippe, des phrases dures où sonnaient les mots d'enfant, de famille, d'honneur. Dans l'anxiété de ce que sa chérie allait répondre, son cœur battait, l'étourdissait d'un bourdonnement confus. A coup sûr, elle lâcherait un " sale mufe ! " ou un " foutez-moi la paix, je suis chezmoi ! ". Et rien ne venait, pas un souffle ; Nana était comme morte, là-dedans. Bientôt même, la voix de son frère s'adoucit. Il ne comprenait plus, lorsqu'un murmure étrange acheva de le stupéfier. C'était Nana qui sanglotait. Pendant un instant, il fut en proie à des sentiments contraires, se sauver, tomber sur Philippe. Mais, juste à cette minute, Zoé entra dans la chambre, et il s'éloigna de la porte, honteux d'être surpris.
Tranquillement, elle rangeait du linge dans une armoire ; tandis que, muet, immobile, il appuyait le front contre une vitre, dévoré d'incertitude. Elle demanda au bout d'un silence :
C'est votre frère qui est chez madame ?
Oui, répondit l'enfant d'une voix étranglée.
Il y eut un nouveau silence.
Et ça vous inquiète, n'est-ce pas, monsieur Georges ?
Oui, répéta-t-il avec la même difficulté souffrante.
Zoé ne se pressait pas. Elle plia des dentelles, elle dit lentement :
Vous avez tort... Madame va arranger ça.
Et ce fut tout, ils ne parlèrent plus. Mais elle ne quittait pas la chambre. Un grand quart d'heure encore, elle tourna, sans voir monter l'exaspération de l'enfant, qui blêmissait de contrainte et de doute. Il jetait des coups d'œil obliques sur le salon. Que pouvaient-ils faire, pendant si longtemps ? Peut-être Nana pleurait-elle toujours ? L'autre brutal devait lui avoir fichu descalottes. Aussi, lorsque Zoé s'en alla enfin, courut-il à la porte, collant de nouveau son oreille. Et il resta effaré, la tête décidément perdue, car il entendait une brusque envolée de gaieté, des voix tendres qui chuchotaient, des rires étouffés de femme qu'on chatouille. D'ailleurs, presque aussitôt, Nana reconduisit Philippe jusqu'à l'escalier, avec un échange de paroles cordiales et familières.
Quand Georges osa rentrer dans le salon, la jeune femme, debout devant la glace, se regardait.
Eh bien ? demanda-t-il, ahuri.
Eh bien, quoi ? dit-elle sans se retourner.
Puis, négligemment :
Que disais-tu donc ? il est très gentil, ton frère !
Alors, c'est arrangé ?
Bien sûr, c'est arrangé... Ah ! çà, que te prend-il ? On croirait que nous allions nous battre.
Georges ne comprenait toujours pas. Il balbutia :
Il m'avait semblé entendre... Tu n'as pas pleuré ?
Pleuré, moi ! cria-t-elle, en le regardant fixement, tu rêves ! Pourquoi veux-tu que j'aie pleuré ?
Et ce fut l'enfant qui se troubla, quand elle lui fit une scène, pour avoir désobéi et s'être arrêté derrière la porte, à moucharder. Comme elle le boudait, il revint, avec une soumission câline, voulant savoir.
Alors, mon frère... ?
Ton frère a vu tout de suite où il était... Tu comprends, j'aurais pu être une fille, et dans ce cas son intervention s'expliquait, à cause de ton âge et de l'honneur de ta famille. Oh ! moi, je comprends ces sentiments... Mais un coup d'œil lui a suffi, il s'est conduit en homme du monde... Ainsi, ne t'inquiète plus, tout est fini, il va tranquilliser ta maman.
Et elle continua avec un rire :
D'ailleurs, tu verras ton frère ici... Je l'ai invité, il reviendra.
Ah ! il reviendra, dit le petit en pâlissant.
Il n'ajouta rien, on ne causa plus de Philippe. Elle s'habillait pour sortir, et il la regardait de ses grands yeux tristes. Sans doute il était bien content que les choses se fussent arrangées, car il aurait préféré la mort à une rupture ; mais, au fond de lui, il y avait une angoisse sourde, une douleur profonde, qu'il ne connaissait pas et dont il n'osait parler. Jamais il ne sut de quelle façon Philippe rassura leur mère. Trois jours plus tard, elle retournait aux Fondettes, l'air satisfait. Le soir même, chez Nana, il tressaillit, lorsque François annonça le lieutenant. Celui-ci, gaiement, plaisanta, le traita en galopin dont il avait favorisé une escapade, qui ne tirait pas à conséquence. Lui, restait le cœur serré, n'osant plus bouger, ayant des rougeurs de fille, aux moindres mots. Il avait peu vécu dans la camaraderie de Philippe, son aîné de dix ans ; il le redoutait à l'égal d'un père, auquel on cache les histoires de femme. Aussi éprouvait-il une honte pleine de malaise, en le voyant si libre près de Nana, riant très haut, lâché dans le plaisir, avec sa bellesanté. Cependant, comme son frère se présenta bientôt tous les jours, Georges finit par s'accoutumer un peu. Nana rayonnait. C'était un dernier emménagement en plein gâchis de la vie galante, une crémaillère pendue insolemment dans un hôtel qui crevait d'hommes et de meubles.
Une après-midi que les fils Hugon se trouvaient là, le comte Muffat vint en dehors des heures réglées. Mais Zoé lui ayant répondu que madame était avec des amis, il se retira sans vouloir entrer, affectant une discrétion de galant homme. Lorsqu'il reparut le soir, Nana l'accueillit avec la froide colère d'une femme outragée.
Monsieur, dit-elle, je ne vous ai donné aucune raison de m'insulter... Entendez-vous ! quand je serai chez moi, je vous prie d'entrer comme tout le monde.
Le comte restait béant.
Mais, ma chère.... tâcha-t-il d'expliquer.
Parce que j'avais des visites peut-être ! Oui, il y avait des hommes. Que croyez-vous donc que je fasse avec ces hommes ?... On affiche une femme en prenant de ces airs d'amant discret, et je ne veux pas être affichée, moi !
Il obtint difficilement son pardon. Au fond, il était ravi. C'était par des scènes pareilles qu'elle le tenait souple et convaincu. Depuis longtemps, elle lui avait imposé Georges, un gamin qui l'amusait, disait-elle. Elle le fit dîner avec Philippe, et le comte se montra très aimable ; au sortir de table, il prit le jeune homme à part, il lui demanda des nouvelles de sa mère. Dès lors, les filsHugon, Vandeuvres et Muffat furent ouvertement de la maison, où ils se serraient la main en intimes. C'était plus commode. Seul Muffat mettait encore de la discrétion à venir trop souvent, gardant le ton de cérémonie d'un étranger en visite. La nuit, quand Nana, assise à terre, sur ses peaux d'ours, retirait ses bas, il parlait amicalement de ces messieurs, de Philippe surtout, qui était la loyauté même.
Ça, c'est bien vrai, ils sont gentils, disait Nana, restée par terre à changer de chemise. Seulement, tu sais, ils voient qui je suis... Un mot, et je te les flanquerais à la porte !
Cependant, dans son luxe, au milieu de cette cour, Nana s'ennuyait à crever. Elle avait des hommes pour toutes les minutes de la nuit, et de l'argent jusque dans les tiroirs de sa toilette, mêlé aux peignes et aux brosses ; mais ça ne la contentait plus, elle sentait comme un vide quelque part, un trou qui la faisait bâiller. Sa vie se traînait inoccupée, ramenant les mêmes heures monotones. Le lendemain n'existait pas, elle vivait en oiseau, sûre de manger, prête à coucher sur la première branche venue. Cette certitude qu'on la nourrirait la laissait allongée la journée entière, sans un effort, endormie au fond de cette oisiveté et de cette soumission de couvent, comme enfermée dans son métier de fille. Ne sortant qu'en voiture, elle perdait l'usage de ses jambes. Elle retournait à des goûts de gamine, baisait Bijou du matin au soir, tuait le temps à des plaisirs bêtes, dans son unique attente de l'homme, qu'elle subissait d'un air de lassitude complaisante ; et, au milieu de cet abandon d'elle-même, elle ne gardait guère que le souci de sabeauté, un soin continuel de se visiter, de se laver, de se parfumer partout, avec l'orgueil de pouvoir se mettre nue, à chaque instant et devant n'importe qui, sans avoir à rougir.
Le matin, Nana se levait à dix heures. Bijou, le griffon écossais, la réveillait en lui léchant la figure ; et c'était alors un joujou de cinq minutes, des courses du chien à travers ses bras et ses cuisses, qui blessaient le comte Muffat. Bijou fut le premier petit homme dont il eût de la jalousie. Ce n'était pas convenable qu'une bête mît de la sorte le nez sous les couvertures. Puis, Nana passait dans son cabinet de toilette, où elle prenait un bain. Vers onze heures, Francis venait lui relever les cheveux, en attendant la coiffure compliquée de l'après-midi. Au déjeuner, comme elle détestait de manger seule, elle avait presque toujours madame Maloir, qui arrivait le matin de l'inconnu avec ses chapeaux extravagants, et retournait le soir dans ce mystère de sa vie, dont personne d'ailleurs ne s'inquiétait. Mais le moment le plus dur, c'étaient les deux ou trois heures entre le déjeuner et la toilette. D'ordinaire, elle proposait un bézigue à sa vieille amie ; parfois, elle lisait Le Figaro, où les échos des théâtres et les nouvelles du monde l'intéressaient ; même il lui arrivait d'ouvrir un livre, car elle se piquait de littérature. Sa toilette la tenait jusqu'à près de cinq heures. Alors, seulement, elle s'éveillait de sa longue somnolence, sortant en voiture ou recevant chez elle toute une cohue d'hommes, dînant souvent en ville, se couchant très tard, pour se relever le lendemain avec la même fatigue et recommencer des journées toujours semblables.
Sa grosse distraction était d'aller aux Batignolles voir son petit Louis, chez sa tante. Pendant des quinze jours, elle l'oubliait ; puis, c'étaient des rages, elle accourait à pied, pleine d'une modestie et d'une tendresse de bonne mère, apportant des cadeaux d'hôpital, du tabac pour la tante, des oranges et des biscuits pour l'enfant ; ou bien elle arrivait dans son landau, au retour du Bois, avec des toilettes dont le tapage ameutait la rue solitaire. Depuis que sa nièce était dans les grandeurs, madame Lerat ne dégonflait pas de vanité. Elle se présentait rarement avenue de Villiers, affectant de dire que ce n'était pas sa place ; mais elle triomphait dans sa rue, heureuse lorsque la jeune femme venait avec des robes de quatre ou cinq mille francs, occupée tout le lendemain à montrer ses cadeaux et à citer des chiffres qui stupéfiaient les voisines. Le plus souvent, Nana réservait ses dimanches pour la famille ; et ces jours-là, si Muffat l'invitait, elle refusait, avec le sourire d'une petite bourgeoise : pas possible, elle dînait chez sa tante, elle allait voir bébé. Avec ça, ce pauvre petit homme de Louiset était toujours malade. Il marchait sur ses trois ans, ça faisait un gaillard. Mais il avait eu un eczéma sur la nuque, et maintenant des dépôts se formaient dans ses oreilles, ce qui faisait craindre une carie des os du crâne. Quand elle le voyait si pâle, le sang gâté, avec sa chair molle, tachée de jaune, elle devenait sérieuse ; et il y avait surtout chez elle de l'étonnement. Que pouvait-il avoir, cet amour, pour s'abîmer ainsi ? Elle, sa mère, se portait si bien !
Les jours où son enfant ne l'occupait pas, Nana retombait dans la monotonie bruyante de son existence, promenades au Bois, premières représentations, dîners etsoupers à la Maison d'Or ou au Café anglais, puis tous les lieux publics, tous les spectacles où la foule se ruait, Mabille, les revues, les courses. Et elle gardait quand même ce trou d'oisiveté bête, qui lui donnait comme des crampes d'estomac. Malgré les continuelles toquades quelle avait au cœur, elle s'étirait les bras, dès qu'elle était seule, dans un geste de fatigue immense. La solitude l'attristait tout de suite, car elle s'y retrouvait avec le vide et l'ennui d'elle-même. Très gaie par métier et par nature, elle devenait alors lugubre, résumant sa vie dans ce cri qui revenait sans cesse, entre deux bâillements :
Oh ! que les hommes m'embêtent !
Une après-midi, comme elle rentrait d'un concert, Nana remarqua, sur un trottoir de la rue Montmartre, une femme qui trottait, les bottines éculées, les jupes sales, avec un chapeau détrempé par les pluies. Tout d'un coup, elle la reconnut.
Arrêtez, Charles ! cria-t-elle au cocher.
Et, appelant :
Satin ! Satin !
Les passants tournèrent la tête, la rue entière regarda. Satin s'était approchée et se salissait encore aux roues de la voiture.
Monte donc, ma fille, dit Nana tranquille, se moquant du monde.
Et elle la ramassa, elle l'emmena, dégoûtante, dans son landau bleu clair, à côté de sa robe de soie gris perle,garnie de chantilly ; tandis que la rue souriait de la haute dignité du cocher.
Dès lors, Nana eut une passion, qui l'occupa. Satin fut son vice. Installée dans l'hôtel de l'avenue de Villiers, débarbouillée, nippée, pendant trois jours elle raconta Saint-Lazare, et les embêtements avec les sœurs, et ces salauds de la police qui l'avaient mise en carte. Nana s'indignait, la consolait, jurait de la tirer de là, quand elle devrait elle-même aller trouver le ministre. En attendant, rien ne pressait, on ne viendrait pas la chercher chez elle, bien sûr. Et des après-midi de tendresse commencèrent entre les deux femmes, des mots caressants, des baisers coupés de rires. C'était le petit jeu, interrompu par l'arrivée des agents, rue de Laval, qui reprenait, sur un ton de plaisanterie. Puis, un beau soir, ça devint sérieux. Nana, si dégoûtée chez Laure, comprenait maintenant. Elle en fut bouleversée, enragée ; d'autant plus que, justement, le matin du quatrième jour, Satin disparut. Personne ne l'avait vue sortir. Elle avait filé, avec sa robe neuve, prise d'un besoin d'air, ayant la nostalgie de son trottoir.
Ce jour-là, il y eut une tempête si rude dans l'hôtel, que tous les domestiques baissaient le nez, sans souffler mot. Nana avait failli battre François, qui ne s'était pas mis en travers de la porte. Elle tâchait pourtant de se contenir, elle traitait Satin de sale grue ; ça lui apprendrait à ramasser de pareilles ordures dans le ruisseau. L'après-midi, comme madame s'enfermait, Zoé l'entendit sangloter. Brusquement, le soir, elle demanda sa voiture et se fit conduire chez Laure. L'idée lui était venue qu'elle trouverait Satin à la table d'hôte de la ruedes Martyrs. Ce n'était pas pour la ravoir, c'était pour lui coller la main sur la figure. En effet, Satin dînait à une petite table, avec madame Robert. En apercevant Nana, elle se mit à rire. Celle-ci, frappée au cœur, ne fit pas de scène, très douce et très souple au contraire. Elle paya du champagne, grisa cinq ou six tables, puis enleva Satin, comme madame Robert était aux cabinets. Dans la voiture seulement, elle la mordit, elle la menaça, une autre fois, de la tuer.
Alors, continuellement, le même tour recommença. A vingt reprises, tragique dans ses fureurs de femme trompée, Nana courut à la poursuite de cette gueuse, qui s'envolait par toquade, ennuyée du bien-être de l'hôtel. Elle parlait de souffleter madame Robert ; un jour même, elle rêva de duel ; il y en avait une de trop. Maintenant, quand elle dînait chez Laure, elle mettait ses diamants, emmenant parfois Louise Violaine, Maria Blond, Tatan Néné, toutes resplendissantes ; et, dans le graillon des trois salles, sous le gaz jaunissant, ces dames encanaillaient leur luxe, heureuses d'épater les petites filles du quartier, qu'elles levaient au sortir de table. Ces jours-là, Laure, sanglée et luisante, baisait tout son monde d'un air de maternité plus large. Satin pourtant, au milieu de ces histoires, gardait son calme, avec ses yeux bleus et son pur visage de vierge ; mordue, battue, tiraillée entre les deux femmes, elle disait simplement que c'était drôle, qu'elles auraient bien mieux fait de s'entendre. Ça n'avançait à rien de la gifler ; elle ne pouvait se couper en deux, malgré sa bonne volonté d'être gentille pour tout le monde. A la fin, ce fut Nana qui l'emporta, tellement elle combla Satin de tendresseset de cadeaux ; et, pour se venger, madame Robert écrivit aux amants de sa rivale des lettres anonymes abominables.
Depuis quelque temps, le comte Muffat paraissait soucieux. Un matin, très ému, il mit sous les yeux de Nana une lettre anonyme, où celle-ci, dès les premières lignes, lut qu'on l'accusait de tromper le comte avec Vandeuvres et les fils Hugon.
C'est faux ! c'est faux ! cria-t-elle énergiquement, d'un accent de franchise extraordinaire.
Tu le jures ? demanda Muffat, déjà soulagé.
Oh ! sur ce que tu voudras... Tiens ! sur la tête de mon enfant !
Mais la lettre était longue. Ensuite, ses rapports avec Satin s'y trouvaient racontés en termes d'une crudité ignoble. Quand elle eut fini, elle eut un sourire.
Maintenant, je sais d'où ça vient, dit-elle simplement.
Et, comme Muffat voulait un démenti, elle reprit avec tranquillité :
Ça, mon loup, c'est une chose qui ne te regarde pas... Qu'est-ce que ça peut te faire ?
Elle ne niait point. Il eut des paroles révoltées. Alors, elle haussa les épaules. D'où sortait-il ? Ça se faisait partout, et elle nomma ses amies, elle jura que les dames du monde en étaient. Enfin, à l'entendre, il n'y avait rien de plus commun ni de plus naturel. Ce qui n'était pas vrai, n'était pas vrai ; ainsi, tout à l'heure, il avait vucomme elle s'indignait, au sujet de Vandeuvres et des fils Hugon. Ah ! pour ça, il aurait eu raison de l'étrangler. Mais à quoi bon lui mentir sur une chose sans conséquence ? Et elle répétait sa phrase :
Qu'est-ce que ça peut te faire, voyons ?
Puis, la scène continuant, elle coupa court d'une voix rude.
D'ailleurs, mon cher, si ça ne te convient pas, c'est bien simple... Les portes sont ouvertes... Voilà ! il faut me prendre comme je suis.
Il baissa la tête. Au fond, il restait heureux des serments de la jeune femme. Elle, voyant sa puissance, commença à ne plus le ménager. Et, dès lors, Satin fut installée dans la maison, ouvertement, sur le même pied que ces messieurs. Vandeuvres n'avait pas eu besoin des lettres anonymes pour comprendre ; il plaisantait, il cherchait des querelles de jalousie à Satin ; tandis que Philippe et Georges la traitaient en camarade, avec des poignées de main et des plaisanteries très raides.
Nana eut une aventure, un soir que, lâchée par cette gueuse, elle était allée dîner rue des Martyrs, sans pouvoir mettre la main sur elle. Comme elle mangeait seule, Daguenet avait paru ; bien qu'il se fût rangé, il venait parfois, repris d'un besoin de vice, espérant n'être pas rencontré dans ces coins noirs des ordures de Paris. Aussi la présence de Nana sembla-t-elle le gêner d'abord. Mais il n'était pas homme à battre en retraite. Il s'avança avec un sourire. Il demanda si madame voulait bien lui permettre de dîner à sa table. En le voyant plaisanter, Nana prit son grand air froid, et répondit sèchement :
Placez-vous où il vous plaira, monsieur. Nous sommes dans un lieu public.
Commencée sur ce ton, la conversation fut drôle. Mais, au dessert, Nana, ennuyée, brûlant de triompher, mit les coudes sur la table ; puis, reprenant le tutoiement :
Eh bien ! et ton mariage, mon petit, ça marche ?
Pas fort, avoua Daguenet.
En effet, au moment de risquer sa demande chez les Muffat, il avait senti une telle froideur de la part du comte, qu'il s'était prudemment abstenu. Ça lui semblait une affaire manquée. Nana le regardait fixement de ses yeux clairs, le menton dans la main, un pli ironique aux lèvres.
Ah ! je suis une coquine, reprit-elle avec lenteur ; ah ! il faudra arracher le futur beau-père de mes griffes... Eh bien ! vrai, pour un garçon intelligent, tu es joliment bête ! Comment ! tu vas faire des cancans à un homme qui m'adore et qui me répète tout !... Ecoute, tu te marieras si je veux, mon petit.
Depuis un instant, il le sentait bien, tout un projet de soumission poussait en lui. Cependant, il plaisantait toujours, ne voulant pas laisser tomber l'affaire dans le sérieux ; et, après avoir mis ses gants, il lui demanda, avec les formes strictes, la main de mademoiselle Estelle de Beuville. Elle finit par rire, comme chatouillée. Oh ! ce Mimi ! il n'y avait pas moyen de lui garder rancune. Les grands succès de Daguenet auprès de ces dames étaient dus à la douceur de sa voix, une voix d'une pureté et d'une souplesse musicales, qui l'avait fait surnommerchez les filles Bouche-de-Velours. Toutes cédaient, dans la caresse sonore dont il les enveloppait. Il connaissait cette force, il l'endormit d'un bercement sans fin de paroles, lui contant des histoires imbéciles. Quand ils quittèrent la table d'hôte, elle était toute rose, vibrante à son bras, reconquise. Comme il faisait très beau, elle renvoya sa voiture, l'accompagna à pied jusque chez lui, puis monta, naturellement. Deux heures plus tard, elle dit, en se rhabillant :
Alors, Mimi, tu y tiens, à ce mariage ?
Dame ! murmura-t-il, c'est encore ce que je ferais de mieux... Tu sais que je n'ai plus le sac.
Elle l'appela pour boutonner ses bottines. Et, au bout d'un silence :
Mon Dieu ! moi, je veux bien... Je te pistonnerai... Elle est sèche comme un échalas, cette petite. Mais puisque ça fait votre affaire à tous... Oh ! je suis complaisante, je vais te bâcler ça.
Puis, se mettant à rire, la gorge nue encore :
Seulement, qu'est-ce que tu me donnes ?
Il l'avait saisie, il lui baisait les épaules, dans un élan de reconnaissance. Elle, très gaie, frémissante, se débattait, se renversait.
Ah ! je sais, cria-t-elle, excitée par ce jeu. Ecoute ce que je veux pour ma commission... Le jour de ton mariage, tu m'apporteras l'étrenne de ton innocence... Avant ta femme, entends-tu !
C'est ça ! c'est ça ! dit-elle, riant plus fort qu'elle.
Ce marché les amusa. Ils trouvaient l'histoire bien bonne.
Justement, le lendemain, il y avait un dîner chez Nana ; d'ailleurs, le dîner habituel du jeudi, Muffat, Vandeuvres, les fils Hugon et Satin. Le comte arriva de bonne heure. Il avait besoin de quatre-vingt mille francs pour débarrasser la jeune femme de deux ou trois créances et lui donner une parure de saphirs dont elle mourait d'envie. Comme il venait déjà d'entamer fortement sa fortune, il cherchait un prêteur, n'osant encore vendre une propriété. Sur les conseils de Nana elle-même, ils s'était donc adressé à Labordette ; mais celui-ci, trouvant l'affaire trop lourde, avait voulu en parler au coiffeur Francis, qui, volontiers, s'occupait d'obliger ses clientes. Le comte se mettait entre les mains de ces messieurs, par un désir formel de ne paraître en rien ; tous deux prenaient l'engagement de garder en portefeuille le billet de cent mille francs qu'il signerait ; et ils s'excusaient de ces vingt mille francs d'intérêt, ils criaient contre les gredins d'usuriers, où ils avaient dû frapper, disaient-ils. Lorsque Muffat se fit annoncer, Francis achevait de coiffer Nana. Labordette se trouvait aussi dans le cabinet, avec sa familiarité d'ami sans conséquence. En voyant le comte, il posa discrètement un fort paquet de billets de banque parmi les poudres et les pommades ; et le billet fut signé sur le marbre de la toilette. Nana voulait retenir Labordette à dîner ; il refusa, il promenait un riche étranger dans Paris. Cependant, Muffat l'ayant pris à part pour le supplier de courir chez Becker, le joaillier, et de lui rapporter la parure de saphirs, dont il voulait faire le soir même une surprise àla jeune femme, Labordette se chargea volontiers de la commission. Une demi-heure plus tard, Julien remettait l'écrin au comte, mystérieusement.
Pendant le dîner, Nana fut nerveuse. La vue des quatre-vingt mille francs l'avait agitée. Dire que toute cette monnaie allait passer à des fournisseurs ! Ça la dégoûtait. Dès le potage, dans cette salle à manger superbe, éclairée du reflet de l'argenterie et des cristaux, elle tourna au sentiment, elle célébra les bonheurs de la pauvreté. Les hommes étaient en habit, elle-même portait une robe de satin blanc brodé, tandis que Satin, plus modeste, en soie noire, avait simplement au cou un cœur d'or, un cadeau de sa bonne amie. Et, derrière les convives, Julien et François servaient, aidés de Zoé, tous les trois très dignes.
Bien sûr que je m'amusais davantage, quand je n'avais pas le sou, répétait Nana.
Elle avait placé Muffat à sa droite et Vandeuvres à sa gauche ; mais elle ne les regardait guère, occupée de Satin, qui trônait en face d'elle, entre Philippe et Georges.
N'est-ce pas, mon chat ? disait-elle à chaque phrase. Avons-nous ri, à cette époque, lorsque nous allions à la pension de la mère Josse, rue Polonceau !
On servait le rôti. Les deux femmes se lancèrent dans leurs souvenirs. Ça les prenait par crises bavardes ; elles avaient un brusque besoin de remuer cette boue de leur jeunesse ; et c'était toujours quand il y avait là des hommes, comme si elles cédaient à une rage de leur imposer le fumier où elles avaient grandi. Ces messieurs pâlissaient, avec des regards gênés. Les fils Hugontâchaient de rire, pendant que Vandeuvres frisait nerveusement sa barbe et que Muffat redoublait de gravité.
Tu te souviens de Victor ? dit Nana. En voilà un enfant vicieux, qui menait les petites filles dans les caves !
Parfaitement, répondit Satin. Je me rappelle très bien la grande cour, chez toi. Il y avait une concierge, avec un balai...
La mère Boche ; elle est morte.
Et je vois encore votre boutique... Ta mère était une grosse. Un soir que nous jouions, ton père est rentré pochard, mais pochard !
A ce moment, Vandeuvres tenta une diversion, en se jetant à travers les souvenirs de ces dames.
Dites donc, ma chère, je reprendrais volontiers des truffes... Elles sont exquises. J'en ai mangé hier chez le duc de Corbreuse, qui ne les valaient pas.
Julien, les truffes ! dit rudement Nana.
Puis, revenant :
Ah ! dame, papa n'était guère raisonnable... Aussi, quelle dégringolade ! Si tu avais vu ça, un plongeon, une dèche !... Je peux dire que j'en ai supporté de toutes les couleurs, et c'est miracle si je n'y ai pas laissé ma peau, comme papa et maman.
Cette fois, Muffat, qui jouait avec un couteau, énervé, se permit d'intervenir.
Ce n'est pas gai, ce que vous racontez là.
Hein ? quoi ? pas gai ! cria-t-elle en le foudroyant d'un regard. Je crois bien que ce n'est pas gai !... Il fallait nous apporter du pain, mon cher... Oh ! moi, vous savez, je suis une bonne fille, je dis les choses comme elles sont. Maman était blanchisseuse, papa se soûlait, et il en est mort. Voilà ! Si ça ne vous convient pas, si vous avez honte de ma famille...
Tous protestèrent. Qu'allait-elle chercher là ! on respectait sa famille. Mais elle continuait :
Si vous avez honte de ma famille, eh bien ! laissez-moi, parce que je ne suis pas une de ces femmes qui renient leur père et leur mère... Il faut me prendre avec eux, entendez-vous !
Ils la prenaient, ils acceptaient le papa, la maman, le passé, ce qu'elle voudrait. Les yeux sur la table, tous quatre maintenant se faisaient petits, tandis qu'elle les tenait sous ses anciennes savates boueuses de la rue de la Goutte-d'Or, avec l'emportement de sa toute-puissance. Et elle ne désarma pas encore : on aurait beau lui apporter des fortunes, lui bâtir des palais, elle regretterait toujours l'époque où elle croquait des pommes. Une blague, cet idiot d'argent ! c'était fait pour les fournisseurs. Puis, son accès se termina dans un désir sentimental d'une vie simple, le cœur sur la main, au milieu d'une bonté universelle.
Mais, à ce moment, elle aperçut Julien, les bras ballants, qui attendait.
Eh bien ! quoi ? servez le champagne, dit-elle. Qu'avez-vous à me regarder comme une oie ?
Pendant la scène, les domestiques n'avaient pas eu un sourire. Ils semblaient ne pas entendre, plus majestueux à mesure que madame se lâchait davantage. Julien, sans broncher, se mit à verser le champagne. Par malheur, François, qui présentait les fruits, pencha trop le compotier, et les pommes, les poires, le raisin roulèrent sur la table.
Fichu maladroit ! cria Nana.
Le valet eut le tort de vouloir expliquer que les fruits n'étaient pas montés solidement. Zoé les avait ébranlés, en prenant des oranges.
Alors, dit Nana, c'est Zoé qui est une dinde.
Mais, madame.... murmura la femme de chambre blessée.
Du coup, madame se leva, et la voix brève, avec un geste de royale autorité :
Assez, n'est-ce pas ?... Sortez tous !... Nous n'avons plus besoin de vous.
Cette exécution la calma. Elle se montra tout de suite très douce, très aimable. Le dessert fut charmant, ces messieurs s'égayaient à se servir eux-mêmes. Mais Satin, qui avait pelé une poire, était venue la manger derrière sa chérie, appuyée à ses épaules, lui disant dans le cou des choses, dont elles riaient très fort ; puis, elle voulut partager son dernier morceau de poire, elle le lui présenta entre les dents ; et toutes deux se mordillaient les lèvres,achevaient le fruit dans un baiser. Alors, ce fut une protestation comique de la part de ces messieurs. Philippe leur cria de ne pas se gêner. Vandeuvres demanda s'il fallait sortir. Georges était venu prendre Satin par la taille et l'avait ramenée à sa place.
Etes-vous bêtes ! dit Nana, vous la faites rougir, cette pauvre mignonne... Va, ma fille, laisse-les blaguer. Ce sont nos petites affaires.
Et, tournée vers Muffat, qui regardait, de son air sérieux :
N'est-ce pas, mon ami ?
Oui, certainement, murmura-t-il, en approuvant d'un lent signe de tête.
Il n'avait plus une protestation. Au milieu de ces messieurs, de ces grands noms, de ces vieilles honnêtetés, les deux femmes, face à face, échangeant un regard tendre, s'imposaient et régnaient, avec le tranquille abus de leur sexe et leur mépris avoué de l'homme. Ils applaudirent.
On monta prendre le café dans le petit salon. Deux lampes éclairaient d'une lueur molle les tentures roses, les bibelots aux tons de laque et de vieil or. C'était, à cette heure de nuit, au milieu des coffres, des bronzes, des faïences, un jeu de lumière discret allumant une incrustation d'argent ou d'ivoire, détachant le luisant d'une baguette sculptée, moirant un panneau d'un reflet de soie. Le feu de l'après-midi se mourait en braise, il faisait très chaud, une chaleur alanguie, sous les rideaux et les portières. Et, dans cette pièce toute pleine de la vieintime de Nana, où traînaient ses gants, un mouchoir tombé, un livre ouvert, on la retrouvait au déshabillé, avec son odeur de violette, son désordre de bonne fille, d'un effet charmant parmi ces richesses ; tandis que les fauteuils larges comme des lits et les canapés profonds comme des alcôves invitaient à des somnolences oublieuses de l'heure, à des tendresses rieuses, chuchotées dans l'ombre des coins.
Satin alla s'étendre près de la cheminée, au fond d'un canapé. Elle avait allumé une cigarette. Mais Vandeuvres s'amusait à lui faire une scène atroce de jalousie, en la menaçant de lui envoyer des témoins, si elle détournait encore Nana de ses devoirs. Philippe et Georges se mettaient de la partie, la taquinaient, la pinçaient si fort, qu'elle finit par crier :
Chérie ! chérie ! fais-les donc tenir tranquilles ! Ils sont encore après moi.
Voyons, laissez-là, dit Nana sérieusement. Je ne veux pas qu'on la tourmente, vous le savez bien... Et toi, mon chat, pourquoi te fourres-tu toujours avec eux, puisqu'ils sont si peu raisonnables ?
Satin, toute rouge, tirant la langue, alla dans le cabinet de toilette, dont la porte grande ouverte laissait voir la pâleur des marbres, éclairée par la lumière laiteuse d'un globe dépoli, où brûlait une flamme de gaz. Alors, Nana causa avec les quatre hommes, en maîtresse de maison pleine de charme. Elle avait lu dans la journée un roman qui faisait grand bruit, l'histoire d'une fille ; et elle se révoltait, elle disait que tout cela était faux, témoignant d'ailleurs une répugnance indignée contre cette littératureimmonde, dont la prétention était de rendre la nature ; comme si l'on pouvait tout montrer ! comme si un roman ne devait pas être écrit pour passer une heure agréable ! En matière de livres et de drames, Nana avait des opinions très arrêtées : elle voulait des œuvres tendres et nobles, des choses pour la faire rêver et lui grandir l'âme. Puis, la conversation étant tombée sur les troubles qui agitaient Paris, des articles incendiaires, des commencements d'émeute à la suite d'appels aux armes, lancés chaque soir dans les réunions publiques, elle s'emporta contre les républicains. Que voulaient-ils donc, ces sales gens qui ne se lavaient jamais ? Est-ce qu'on n'était pas heureux, est-ce que l'empereur n'avait pas tout fait pour le peuple ? Une jolie ordure, le peuple ! Elle le connaissait, elle pouvait en parler ; et, oubliant les respects qu'elle venait d'exiger à table pour son petit monde de la rue de la Goutte-d'Or, elle tapait sur les siens avec des dégoûts et des peurs de femme arrivée. L'après-midi, justement, elle avait lu dans Le Figaro le compte rendu d'une séance de réunion publique, poussée au comique, dont elle riait encore, à cause des mots d'argot et de la sale tête d'un pochard qui s'était fait expulser.
Oh ! ces ivrognes ! dit-elle d'un air répugné. Non, voyez-vous, ce serait un grand malheur pour tout le monde, leur république... Ah ! que Dieu nous conserve l'empereur le plus longtemps possible !
Dieu vous entendra, ma chère, répondit gravement Muffat. Allez, l'empereur est solide.
Il aimait à lui voir ces bons sentiments. Tous deux s'entendaient en politique. Vandeuvres et le capitaineHugon, eux aussi, ne tarissaient pas en plaisanteries contre " les voyous ", des braillards qui fichaient le camp, dès qu'ils apercevaient une baïonnette. Georges, ce soir-là, restait pâle, l'air sombre.
Qu'a-t-il donc, ce bébé ? demanda Nana, en s'apercevant de son malaise.
Moi, rien, j'écoute, murmura-t-il.
Mais il souffrait. Au sortir de table, il avait entendu Philippe plaisanter avec la jeune femme ; et, maintenant, c'était Philippe, ce n'était pas lui qui se trouvait près d'elle. Toute sa poitrine se gonflait et éclatait, sans qu'il sût pourquoi. Il ne pouvait les tolérer l'un près de l'autre, des idées si vilaines le serraient à la gorge, qu'il éprouvait une honte, dans son angoisse. Lui, qui riait de Satin, qui avait accepté Steiner, puis Muffat, puis tous les autres, il se révoltait. Il voyait rouge, à la pensée que Philippe pourrait un jour toucher à cette femme.
Tiens ! prends Bijou, dit-elle pour le consoler, en lui passant le petit chien endormi sur sa jupe.
Et Georges redevint gai, tenant quelque chose d'elle, cette bête toute chaude de ses genoux.
La conversation était tombée sur une perte considérable, éprouvée par Vandeuvres, la veille, au Cercle Impérial. Muffat n'était pas joueur et s'étonnait. Mais Vandeuvres, souriant, fit une allusion à sa ruine prochaine, dont Paris causait déjà : peu importait le genre de mort, le tout était de bien mourir. Depuis quelque temps, Nana le voyait nerveux, avec un pli cassé de la bouche et de vacillantes lueurs au fond de ses yeux clairs.Il gardait sa hauteur aristocratique, la fine élégance de sa race appauvrie ; et ce n'était encore, par moments, qu'un court vertige tournant sous ce crâne, vidé par le jeu et les femmes. Une nuit, couché près d'elle, il l'avait effrayée en lui contant une histoire atroce : il rêvait de s'enfermer dans son écurie et de se faire flamber avec ses chevaux, quand il aurait tout mangé. Son unique espérance, à cette heure, était dans un cheval, Lusignan, qu'il préparait pour le Prix de Paris. Il vivait sur ce cheval, qui portait son crédit ébranlé. A chaque exigence de Nana, il la remettait au mois de juin, si Lusignan gagnait.
Bah ! dit-elle en plaisantant, il peut bien perdre, puisqu'il va tous les nettoyer aux courses.
Il se contenta de répondre par un mince sourire mystérieux. Puis, légèrement :
A propos, je me suis permis de donner votre nom à mon outsider, une pouliche... Nana, Nana, cela sonne bien. Vous n'êtes point fâchée ?
Fâchée, pourquoi ? dit-elle, ravie au fond.
La causerie continuait, on parlait d'une prochaine exécution capitale où la jeune femme brûlait d'aller, lorsque Satin parut à la porte du cabinet de toilette, en l'appelant d'un ton de prière. Elle se leva aussitôt, elle laissa ces messieurs mollement étendus, achevant leur cigare, discutant une grave question, la part de responsabilité chez un meurtrier atteint d'alcoolisme chronique. Dans le cabinet de toilette, Zoé, tombée sur une chaise, pleurait à chaudes larmes, tandis que Satin vainement tâchait de la consoler.
Quoi donc ? demanda Nana surprise.
Oh ! chérie, parle-lui, dit Satin. Il y a vingt minutes que je veux lui faire entendre raison... Elle pleure parce que tu l'as appelée dinde.
Oui, madame.... c'est bien dur..., c'est bien dur.., bégaya Zoé, étranglée par une nouvelle crise de sanglots.
Du coup, ce spectacle attendrit la jeune femme. Elle eut de bonnes paroles. Et, comme l'autre ne se calmait pas, elle s'accroupit devant elle, la prit à la taille, dans un geste de familiarité affectueuse.
Mais, bête, j'ai dit dinde comme j'aurais dit autre chose. Est-ce que je sais ! J'étais en colère... Là, j'ai eu tort, calme-toi.
Moi qui aime tant madame.... balbutiait Zoé. Après tout ce que j'ai fait pour madame...
Alors, Nana embrassa la femme de chambre. Puis, voulant montrer qu'elle n'était pas fâchée, elle lui donna une robe qu'elle avait mise trois fois. Leurs querelles finissaient toujours par des cadeaux. Zoé se tamponnait les yeux avec son mouchoir. Elle emporta la robe sur son bras, elle dit encore qu'on était bien triste à la cuisine, que Julien et François n'avaient pas pu manger, tant la colère de madame leur coupait l'appétit. Et madame leur envoya un louis, comme un gage de réconciliation. Le chagrin, autour d'elle, la faisait trop souffrir.
Nana retournait au salon, heureuse d'avoir arrangé cette brouille qui l'inquiétait sourdement pour le lendemain, lorsque Satin lui parla vivement à l'oreille. Elle se plaignait, elle menaçait de s'en aller, si ceshommes la taquinaient encore ; et elle exigeait que sa chérie les flanquât tous à la porte, cette nuit-là. Ça leur apprendrait. Puis, ce serait si gentil de rester seules, toutes les deux ! Nana, reprise de souci, jurait que ce n'était pas possible. Alors, l'autre la rudoya en enfant violente, imposant son autorité.
Je veux, entends-tu !... Renvoie-les ou c'est moi qui file !
Et elle rentra dans le salon, elle s'étendit au fond d'un divan, à l'écart, près de la fenêtre, silencieuse et comme morte, ses grands yeux fixés sur Nana, attendant.
Ces messieurs concluaient contre les nouvelles théories criminalistes ; avec cette belle invention de l'irresponsabilité dans certains cas pathologiques, il n'y avait plus de criminels, il n'y avait que des malades. La jeune femme, qui approuvait de la tête, cherchait de quelle façon elle congédierait le comte. Les autres allaient partir ; mais lui s'entêterait sûrement. En effet, lorsque Philippe se leva pour se retirer, Georges le suivit aussitôt ; sa seule inquiétude était de laisser son frère derrière lui. Vandeuvres resta quelques minutes encore ; il tâtait le terrain, il attendait de savoir si, par hasard, une affaire n'obligerait pas Muffat à lui céder la place ; puis, quand il le vit s'installer carrément pour la nuit, il n'insista pas, il prit congé en homme de tact. Mais, comme il se dirigeait vers la porte, il aperçut Satin, avec son regard fixe ; et, comprenant sans doute, amusé, il vint lui serrer la main.
Hein ? nous ne sommes pas fâchés ? murmura-t-il. Pardonne-moi... Tu es la plus chic, parole d'honneur !
Satin dédaigna de répondre. Elle ne quittait pas des yeux Nana et le comte restés seuls. Ne se gênant plus, Muffat était venu se mettre près de la jeune femme, et lui avait pris les doigts, qu'il baisait. Alors, elle, cherchant une transition, demanda si sa fille Estelle allait mieux. La veille, il s'était plaint de la tristesse de cette enfant ; il ne pouvait vivre une journée heureuse chez lui, avec sa femme toujours dehors et sa fille enfermée dans un silence glacé. Nana, pour ces affaires de famille, se montrait toujours pleine de bons avis. Et, comme Muffat s'abandonnant, la chair et l'esprit détendus, recommençait ses doléances :
Si tu la mariais ? dit-elle en se souvenant de la promesse qu'elle avait faite.
Tout de suite, elle osa parler de Daguenet. Le comte, à ce nom, eut une révolte. Jamais après ce qu'elle lui avait appris !
Elle fit l'étonnée, puis éclata de rire ; et le prenant par le cou :
Oh ! le jaloux, si c'est possible !... Raisonne un peu. On t'avait dit du mal de moi, j'étais furieuse... Aujourd'hui, je serais désolée...
Mais, par-dessus l'épaule de Muffat, elle rencontra le regard de Satin. Inquiète, elle le lâcha, elle continua gravement :
Mon ami, il faut que ce mariage se fasse, je ne veux pas empêcher le bonheur de ta fille... Ce jeune homme est très bien, tu ne saurais trouver mieux.
Et elle se lança dans un éloge extraordinaire de Daguenet. Le comte lui avait repris les mains ; il ne disait plus non, il verrait, on causerait de cela. Puis, comme il parlait de se coucher, elle baissa la voix, elle donna des raisons. Impossible, elle était indisposée ; s'il l'aimait un peu, il n'insisterait pas. Pourtant, il s'entêtait, il refusait de partir, et elle faiblissait, lorsque de nouveau elle rencontra le regard de Satin. Alors, elle fut inflexible. Non, ça ne se pouvait pas. Le comte, très ému, l'air souffrant, s'était levé et cherchait son chapeau. Mais, à la porte, il se rappela la parure de saphirs, dont il sentait l'écrin dans sa poche ; il voulait la cacher au fond du lit pour qu'elle la trouvât avec ses jambes, en se couchant la première ; une surprise de grand enfant qu'il méditait depuis le dîner. Et, dans son trouble, dans son angoisse d'être renvoyé ainsi, il lui remit brusquement l'écrin.
Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle. Tiens ! des saphirs... Ah ! oui, cette parure. Comme tu es aimable !... Dis donc, mon chéri, tu crois que c'est la même ? Dans la vitrine, ça faisait plus d'effet.
Ce fut tout son remerciement, elle le laissa partir. Il venait d'apercevoir Satin, allongée dans son attente silencieuse. Alors, il regarda les deux femmes ; et, n'insistant plus, se soumettant, il descendit. La porte du vestibule n'était pas refermée, que Satin empoigna Nana, par la taille, dansa, chanta. Puis, courant vers la fenêtre :
Faut voir la tête qu'il a sur le trottoir !
Dans l'ombre des rideaux, les deux femmes s'accoudèrent à la rampe de fer forgé. Une heure sonnait. L'avenue de Villiers, déserte, allongeait la double file deses becs de gaz, au fond de cette nuit humide de mars, que balayaient de grands coups de vent chargés de pluie. Des terrains vagues faisaient des trous de ténèbres ; des hôtels en construction dressaient leurs échafaudages sous le ciel noir. Et elles eurent un fou rire, en voyant le dos rond de Muffat, qui s'en allait le long du trottoir mouillé, avec le reflet éploré de son ombre, au travers de cette plaine glaciale et vide du nouveau Paris. Mais Nana fit taire Satin.
Prends garde, les sergents de ville !
Alors, elles étouffèrent leurs rires, regardant avec une peur sourde, de l'autre côté de l'avenue, deux figures noires qui marchaient d'un pas cadencé. Nana, dans son luxe, dans sa royauté de femme obéie, avait conservé une épouvante de la police, n'aimant pas à en entendre parler, pas plus que de la mort. Elle éprouvait un malaise, quand un sergent de ville levait les yeux sur son hôtel. On ne savait jamais avec ces gens-là. Ils pourraient très bien les prendre pour des filles, s'ils les entendaient rire, à cette heure de nuit. Satin s'était serrée contre Nana, dans un petit frisson. Pourtant, elles restèrent, intéressées par l'approche d'une lanterne, dansante au milieu des flaques de la chaussée. C'était une vieille chiffonnière qui fouillait les ruisseaux. Satin la reconnut.
Tiens ! dit-elle, la reine Pomaré, avec son cachemire d'osier !
Et, tandis qu'un coup de vent leur fouettait à la face une poussière d'eau, elle racontait à sa chérie l'histoire de la reine Pomaré. Oh ! une fille superbe autrefois, qui occupait tout Paris de sa beauté ; et un chien, et untoupet, les hommes conduits comme des bêtes, de grands personnages pleurant dans son escalier ! A présent, elle se soûlait, les femmes du quartier, pour rire un peu, lui faisaient boire de l'absinthe ; puis, sur les trottoirs, les galopins la poursuivaient à coups de pierres. Enfin, une vraie dégringolade, une reine tombée dans la crotte ! Nana écoutait, toute froide.
Tu vas voir, ajouta Satin.
Elle siffla comme un homme. La chiffonnière, qui se trouvait sous la fenêtre, leva la tête et se montra, à la lueur jaune de sa lanterne. C'était, dans ce paquet de haillons, sous un foulard en loques, une face bleuie, couturée, avec le trou édenté de la bouche et les meurtrissures enflammées des yeux. Et, Nana, devant cette vieillesse affreuse de fille noyée dans le vin, eut un brusque souvenir, vit passer au fond des ténèbres la vision de Chamont, cette Irma d'Anglars, cette ancienne roulure comblée d'ans et d'honneurs, montant le perron de son château au milieu d'un vinage prosterné. Alors, comme Satin sifflait encore, riant de la vieille qui ne la voyait pas :
Finis donc, les sergents de ville ! murmura-t-elle d'une voix changée. Rentrons vite, mon chat.
Les pas cadencés revenaient. Elles fermèrent la fenêtre. En se retournant, Nana, grelottante, les cheveux mouillés, resta un instant saisie devant son salon, comme si elle avait oublié et qu'elle fût rentrée dans un endroit inconnu. Elle retrouvait là un air si tiède, si parfumé, qu'elle en éprouvait une surprise heureuse. Les richesses entassées, les meubles anciens, les étoffes de soie et d'or,les ivoires, les bronzes, dormaient dans la lumière rose des lampes ; tandis que, de tout l'hôtel muet, montait la sensation pleine d'un grand luxe, la solennité des salons de réception, l'ampleur confortable de la salle à manger, le recueillement du vaste escalier, avec la douceur des tapis et des sièges. C'était un élargissement brusque d'elle-même, de ses besoins de domination et de jouissance, de son envie de tout avoir pour tout détruire. Jamais elle n'avait senti si profondément la force de son sexe. Elle promena un lent regard, elle dit d'un air de grave philosophie :
Ah bien ! on a tout de même joliment raison de profiter, quand on est jeune !
Mais déjà Satin, sur les peaux d'ours de la chambre à coucher, se roulait et l'appelait.
Viens donc ! viens donc !
Nana se déshabilla dans le cabinet de toilette. Pour aller plus vite, elle avait pris à deux mains son épaisse chevelure blonde, et elle la secouait au dessus de la cuvette d'argent, pendant qu'une grêle de longues épingles tombaient, sonnant un carillon sur le métal clair.