Le Ventre de Paris

Le Ventre de Paris (paragraphe n°883)

Chapitre IV

Et, dans les grandes tournées, lorsque tous trois, Claude, Cadine et Marjolin, rôdaient autour des Halles, ils apercevaient, par chaque bout de rue, un coin du géant de fonte. C'étaient des échappées brusques, des architectures imprévues, le même horizon s'offrant sans cesse sous des aspects divers. Claude se retournait, surtout rue Montmartre, après avoir passé l'église. Au loin, les Halles, vues de biais, l'enthousiasmaient : une grande arcade, une porte haute, béante, s'ouvrait ; puis les pavillons s'entassaient, avec leurs deux étages de toits, leurs persiennes continues, leurs stores immenses ; on eût dit des profils de maisons et de palais superposés, une babylone de métal, d'une légèreté hindoue, traversée par des terrasses suspendues, des couloirs aériens, des ponts volants jetés sur le vide. ils revenaient toujours là, à cette ville autour de laquelle ils flânaient, sans pouvoir la quitter de plus de cent pas. Ils rentraient dans les après-midi tièdes des Halles. En haut, les persiennes sont fermées, les stores baissés. Sous les rues couvertes, l'air s'endort, d'un gris de cendre coupé de barres jaunes par les taches de soleil qui tombent des longs vitrails. Des murmures adoucis sortent des marchés ; les pas des rares passants affairés sonnent sur les trottoirs ; tandis que des porteurs, avec leur médaille, sont assis à la file sur les rebords de pierre, aux coins des pavillons, ôtant leurs gros souliers, soignant leurs pieds endoloris. C'est une paix de colosse au repos, dans laquelle monte parfois un chant de coq, du fond de la cave aux volailles. Souvent ils allaient alors voir charger les paniers vides sur lescamions, qui, chaque après-midi, viennent les reprendre, pour les retourner aux expéditeurs. Les paniers étiquetés de lettres et de chiffres noirs faisaient des montagnes, devant les magasins de commission de la rue Berger. Pile par pile, symétriquement, des hommes les rangeaient. Mais quand le tas, sur le camion, atteignait la hauteur d'un premier étage, il fallait que l'homme, resté en bas, balançant la pile de paniers, prît un élan pour la jeter à son camarade, perché en haut, les bras en avant. Claude, qui aimait la force et l'adresse, restait des heures à suivre le vol de ces masses d'osier, riant lorsqu'un élan trop vigoureux les enlevait, les lançait par-dessus le tas, au milieu de la chaussée. Il adorait aussi le trottoir de la rue Rambuteau et celui de la rue du Pont-Neuf, au coin du pavillon des fruits, à l'endroit où se tiennent les marchandes au petit tas. Les légumes en plein air le ravissaient, sur les tables recouvertes de chiffons noirs mouillés. A quatre heures, le soleil allumait tout ce coin de verdure. Il suivait les allées, curieux des têtes colorées des marchandes ; les jeunes, les cheveux retenus dans un filet, déjà brûlées par leur vie rude ; les vieilles, cassées, ratatinées, la face rouge, sous le foulard jaune de leur marmotte. Cadine et Marjolin refusaient de le suivre, en reconnaissant de loin la mère Chantemesse qui leur montrait le poing, furieuse de les voir polissonner ensemble. Il les rejoignait sur l'autre trottoir. Là, à travers la rue, il trouvait un superbe sujet de tableau : les marchandes au petit tas sous leurs grands parasols déteints, les rouges, les bleus, les violets, attachés à des bâtons, bossuant le marché, mettant leurs rondeurs vigoureuses dans l'incendie du couchant qui se mourait sur les carottes et les navets. Une marchande, une vieilleguenipe de cent ans, abritait trois salades maigres sous une ombrelle de soie rose, crevée et lamentable.

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