Le Ventre de Paris
Le Ventre de Paris (paragraphe n°707)
Chapitre III
La rivalité de la belle Lisa et de la belle Normande devint alors formidable. La belle Normande était persuadée qu'elle avait enlevé un amant à son ennemie, et la belle Lisa se sentait furieuse contre cette pas-grand-chose qui finirait par les compromettre, en attirant ce sournois de Florent chez elle. Chacune apportait son tempérament dans leur hostilité ; l'une, tranquille, méprisante, avec des mines de femme qui relève ses jupes pour ne pas se crotter ; l'autre, plus effrontée, éclatant d'une gaieté insolente, prenant toute la largeur du trottoir, avec la crânerie d'un duelliste cherchant une affaire. Une de leurs rencontres occupait la poissonnerie pendant une journée. La belle Normande, quand elle voyait la belle Lisa sur le seuil de la charcuterie, faisait un détour pour passer devant elle, pour la frôler de son tablier ; alors, leurs regards noirs se croisaient comme des épées, avec l'éclair et la pointe rapides de l'acier. De son côté, lorsque la belle Lisa venait à la poissonnerie, elle affectait une grimace de dégoût, en approchant du banc de la belle Normande ; elle prenait quelque grosse pièce, un turbot, un saumon, à une poissonnière voisine, étalant son argent sur le marbre, ayant remarqué que cela touchait au cœur " la pas-grand-chose, " qui cessait derire. D'ailleurs, les deux rivales, à les entendre, ne vendaient que du poisson pourri et de la charcuterie gâtée. Mais leur poste de combat était surtout, la belle Normande à son banc, la belle Lisa à son comptoir, se foudroyant à travers la rue Rambuteau. Elles trônaient alors, dans leurs grands tabliers blancs, avec leurs toilettes et leurs bijoux. Dès le matin, la bataille commençait.