Le Ventre de Paris
Le Ventre de Paris (paragraphe n°33)
Chapitre I
A présent, il roulait doucement sur cette couche de verdure, qu'il trouvait d'une mollesse de plume. Il avait levé un peu le menton, pour voir la buée lumineuse qui grandissait, au-dessus des toits noirs devinés à l'horizon. Il arrivait, il était porté, il n'avait qu'à s'abandonner aux secousses ralenties de la voiture ; et cette approche sans fatigue ne le laissait plus souffrir que de la faim. La faim s'était réveillée, intolérable, atroce. Ses membres dormaient ; il ne sentait en lui que son estomac, tordu, tenaillé comme par un fer rouge. L'odeur fraîche des légumes dans lesquels il était enfoncé, cette senteur pénétrante des carottes, le troublait jusqu'à l'évanouissement. Il appuyait de toutes ses forces sa poitrine contre ce lit profond de nourriture, pour se serrer l'estomac, pour l'empêcher de crier. Et, derrière, les neuf autres tombereaux, avec leurs montagnes de choux, leurs montagnes de pois, leurs entassements d'artichauts, de salades, de céleris, de poireaux, semblaient rouler lentement sur lui et vouloir l'ensevelir, dans l'agonie de sa faim, sous un éboulement de mangeaille. Il y eut un arrêt, un bruit de grosses voix ; c'était la barrière, les douaniers sondaient les voitures. Puis, Florent entra dans Paris, évanoui, les dents serrées, sur les carottes.