Le Ventre de Paris
Le Ventre de Paris (paragraphe n°286)
Chapitre II
Gavard entrait. Il alla chercher Quenu dans la cuisine, l'air important. Quand il se fut assis de biais sur une petite table de marbre, laissant Florent sur sa chaise, Lisa dans son comptoir, et Quenu adossé contre un demi-porc, il annonça enfin qu'il avait trouvé une place pour Florent, et qu'on allait rire, et que le gouvernement serait joliment pincé !
Mais il s'interrompit brusquement, en voyant entrer mademoiselle Saget, qui avait poussé la porte de la boutique, après avoir aperçu de la chaussée la nombreuse société causant chez les Quenu-Gradelle. La petite vieille, en robe déteinte, accompagnée de l'éternel cabas noir qu'elle portait au bras, coiffée du chapeau de paille noire, sans rubans, qui mettait sa face blanche au fond d'une ombre sournoise, eut un léger salut pour les hommes et un sourire pointu pour Lisa. C'était une connaissance ; elle habitait encore la maison de la rue Pirouette, où elle vivait depuis quarante ans, sans doute d'une petite rente dont elle ne parlait pas. Un jour, pourtant, elle avait nommé Cherbourg, en ajoutant qu'elle y était née. On n'en sut jamais davantage. Elle ne causait que des autres, racontait leur vie jusqu'à dire le nombre de chemises qu'ils faisaient blanchir par mois, poussait le besoin de pénétrer dans l'existence des voisins, au point d'écouter aux portes et de décacheter les lettres. Sa langue était redoutée, de la rue Saint-Denis à la rue Jean-Jacques Rousseau, et de la rue Saint-Honoré à la rue Mauconseil. Tout le long du jour, elle s'en allait avec son cabas vide, sous le prétexte de faire des provisions, n'achetant rien, colportant des nouvelles, se tenant au courant des plus minces faits, arrivant ainsi à loger dans sa tête l'histoire complète des maisons, des étages, des gens du quartier. Quenu l'avait toujours accusée d'avoir ébruité la mort de l'oncle Gradelle sur la planche à hacher ; depuis ce temps, il lui tenait rancune. Elle était très ferrée, d'ailleurs, sur l'oncle Gradelle et sur les Quenu ; elle les détaillait, les prenait par tous les bouts, les savait " par cœur. " Mais depuis une quinzaine de jours, l'arrivée de Florent la désorientait, la brûlait d'unevéritable fièvre de curiosité. Elle tombait malade, quand il se produisait quelque trou imprévu dans ses notes. Et pourtant elle jurait qu'elle avait déjà vu ce grand escogriffe quelque part.