Le Ventre de Paris
Le Ventre de Paris (paragraphe n°225)
Chapitre II
Un matin, l'oncle Gradelle fut foudroyé par une attaque d'apoplexie, en préparant une galantine. Il tomba le nez sur la table à hacher. Lisa ne perdit pas son sang-froid. Elle dit qu'il ne fallait pas laisser le mort au beau milieu de la cuisine ; elle le fit porter au fond, dans un cabinet où l'oncle couchait. Puis, elle arrangea une histoire avec les garçons ; l'oncle devait être mort dans son lit, si l'on ne voulait pas dégoûter le quartier et perdre la clientèle. Quenu aida à porter le mort, stupide, trèsétonné de ne pas trouver de larmes. Plus tard, Lisa et lui pleurèrent ensemble. Il était seul héritier, avec son frère Florent. Les commères des rues voisines donnaient au vieux Gradelle une fortune considérable. La vérité fut qu'on ne découvrit pas un écu d'argent sonnant. Lisa resta inquiète. Quenu la voyait réfléchir, regarder autour d'elle du matin au soir, comme si elle avait perdu quelque chose. Enfin, elle décida un grand nettoyage, prétendant qu'on jasait, que l'histoire de la mort du vieux courait, qu'il fallait montrer une grande propreté. Une après-midi, comme elle était depuis deux heures à la cave, où elle lavait elle-même les cuves à saler, elle reparut, tenant quelque chose dans son tablier. Quenu hachait des foies de cochon. Elle attendit qu'il eût fini, causant avec lui d'une voix indifférente. Mais ses yeux avaient un éclat extraordinaire, elle sourit de son beau sourire, en lui disant qu'elle voulait lui parler. Elle monta l'escalier, péniblement, les cuisses gênées par la chose qu'elle portait, et qui tendait son tablier à le crever. Au troisième étage, elle soufflait, elle dut s'appuyer un instant contre la rampe. Quenu, étonné, la suivit sans mot dire, jusque dans sa chambre. C'était la première fois qu'elle l'invitait à y entrer. Elle ferma la porte ; et, lâchant les coins du tablier que ses doigts roidis ne pouvaient plus tenir, elle laissa rouler doucement sur son lit une pluie de pièces d'argent et de pièces d'or. Elle avait trouvé, au fond d'un saloir, le trésor de l'oncle Gradelle. Le tas fit un grand trou, dans ce lit délicat et moelleux de jeune fille.