Le Ventre de Paris
Le Ventre de Paris (paragraphe n°1165)
Chapitre V
Mademoiselle Saget avait élargi les doigts pour prendre la poignée de mirabelles, qui alla rejoindre le bondon dans le cabas. Elle feignit de vouloir sortir des Halles ; mais elle fit un détour par une des rues couvertes, marchant lentement, songeant que des mirabelles et un bondon composaient un dîner par trop maigre. D'ordinaire, après sa tournée de l'après-midi, lorsqu'elle n'avait pas réussi à faire emplir son cabas par les marchandes, qu'elle comblait de cajoleries et d'histoires, elle en était réduite aux rogatons. Elle retourna sournoisement au pavillon du beurre. Là, du côté de la rue Berger, derrière les bureaux des facteurs aux huîtres, se trouvent les bancs de viandes cuites. Chaque matin, de petites voitures fermées, en forme de caisses, doublées de zinc et garnies de soupiraux, s'arrêtent aux portes des grandes cuisines, rapportent pêle-mêle la desserte des restaurants, des ambassades, des ministères. Le triage a lieu dans la cave. Dès neuf heures, les assiettes s'étalent, parées, à trois sous et à cinq sous, morceaux de viande, filets de gibier, têtes ou queues de poissons, légumes, charcuterie, jusqu'à du dessert, des gâteaux à peine entamés et des bonbons presque entiers. Les meurt-de-faim, les petits employés, les femmes grelottant la fièvre, font queue ; et parfois les gamins huent des ladres blêmes, qui achètent avec des regards sournois, guettant si personne ne les voit. Mademoiselle Saget se glissa devant une boutique, dont la marchande affichait la prétention de ne vendre que des reliefs sortis des Tuileries. Un jour, elle lui avait mêmefait prendre une tranche de gigot, en lui affirmant qu'elle venait de l'assiette de l'empereur. Cette tranche de gigot, mangée avec quelque fierté, restait comme une consolation pour la vanité de la vieille demoiselle. Si elle se cachait, c'était d'ailleurs pour se ménager l'entrée des magasins du quartier, où elle rôdait sans jamais rien acheter. Sa tactique était de se fâcher avec les fournisseurs, dès qu'elle savait leur histoire ; elle allait chez d'autres, les quittait, se raccommodait, faisait le tour des Halles ; de façon qu'elle finissait par s'installer dans toutes les boutiques. On aurait cru à des provisions formidables, lorsqu'en réalité elle vivait de cadeaux et de rogatons payés de son argent, en désespoir de cause.