Le Rêve
Le Rêve (paragraphe n°74)
Chapitre II
Dieu est débonnaire, et ce sont d'abord les saints et les saintes. Ils naissent prédestinés, des voix les annoncent, leurs mères ont des songes éclatants. Tous sont beaux, forts, victorieux. De grandes lueurs les environnent, leur visage resplendit. Dominique a une étoile au front. Ils lisent dans l'intelligence des hommes, répètent à voix haute ce qu'on pense. Ils ont le don de prophétie, et leurs prédictions toujours se réalisent. Leur nombre est infini, il y a des évêques et des moines, des vierges et des prostituées, des mendiants et des seigneurs de race royale, des ermites nus mangeant des racines, des vieillards avec des biches dans des cavernes. Leur histoire à tous est la même, ils grandissent pour le Christ, croient en lui, refusent de sacrifier aux faux dieux, sont torturés et meurent pleins de gloire. Les persécutions lassent les empereurs. André, mis en croix, prêche pendant deux jours à vingt mille personnes. Des conversions en masse se produisent, quarante millehommes sont baptisés d'un coup. Quand les foules ne se convertissent pas devant les miracles, elles s'enfuient épouvantées. On accuse les saints de magie, on leur pose des énigmes qu'ils débrouillent, on les met aux prises avec les docteurs qui restent muets. Dès qu'on les amène dans les temples pour sacrifier, les idoles sont renversées d'un souffle et se brisent. Une vierge noue sa ceinture au cou de Vénus, qui tombe en poudre. La terre tremble, le temple de Diane s'effondre, frappé du tonnerre ; et les peuples se révoltent, des guerres civiles éclatent. Alors, souvent, les bourreaux demandent le baptême, les rois s'agenouillent aux pieds des saints en haillons, qui ont épousé la pauvreté. Sabine s'enfuit de la maison paternelle. Paule abandonne ses cinq enfants et se prive de bains. Des mortifications, des jeûnes les purifient. Ni froment, ni huile. Germain répand de la cendre sur ses aliments. Bernard ne distingue plus les mets, ne reconnaît que le goût de l'eau pure. Agathon garde trois ans une pierre dans sa bouche. Augustin se désespère d'avoir péché, en prenant de la distraction à regarder un chien courir. La prospérité, la santé sont en mépris, la joie commence aux privations qui tuent le corps. Et c'est ainsi que, triomphants, ils vivent dans des jardins où les fleurs sont des astres, où les feuilles des arbres chantent. Ils exterminent des dragons, ils soulèvent des tempêtes et les apaisent, ils sont ravis en extase à deux coudées du sol. Des dames veuves pourvoient à leurs besoins pendant leur vie, reçoivent en rêve l'avis d'aller les ensevelir, quand ils sont morts. Des histoires extraordinaires leur arrivent, des aventures merveilleuses, aussi belles que des romans. Et, après des centaines d'années, lorsqu'on ouvre leurs tombeaux, il s'en échappe des odeurs suaves.