Le lendemain, en s'éveillant d'un sommeil de huit heures, d'un de ces doux et profonds sommeils qui reposent des grandes félicités, Angélique courut à sa fenêtre. Le ciel était très pur, le temps chaud continuait, après un gros orage qui l'avait inquiétée, la veille ; et elle cria joyeusement à Hubert, en train d'ouvrir les volets, au-dessous d'elle :

Père, père ! du soleil !... Ah ! que je suis contente, la procession sera belle !

Vite, elle s'habilla pour descendre. C'était ce jour-là, le 28 juillet, que la procession du Miracle devait parcourir les rues de Beaumont. Et, chaque année, à cette date, il y avait fête chez les brodeurs : on ne touchait pas une aiguille, on passait la journée à orner le logis, d'après tout un arrangement traditionnel, que, depuis quatre cents ans, les mères léguaient aux filles.

Angélique, en se hâtant de prendre son café au lait, s'occupait déjà des tentures.

Mère, on devrait les visiter, pour voir si elles sont en bon état.

Nous avons le temps, répondit Hubertine de sa voix placide. Nous ne les accrocherons pas avant midi.

Il s'agissait de trois panneaux admirables d'ancienne broderie, que les Hubert gardaient avec dévotion, commeune relique de famille, et qu'ils sortaient une fois l'an, le jour où passait la procession. Dès la veille, selon l'usage, le cérémoniaire, le bon abbé Cornille, était allé de porte en porte avertir les habitants de l'itinéraire que suivrait la statue de sainte Agnès, accompagnée de Monseigneur portant le Saint-Sacrement. Il y avait plus de quatre siècles que cet itinéraire restait le même : le départ se faisait par la porte Sainte-Agnès, la rue des Orfèvres, la Grand-Rue, la rue Basse ; puis, après avoir traversé la ville nouvelle, on regagnait la rue Magloire et la place du Cloître, pour rentrer par la grande façade. Et les habitants, sur le parcours, rivalisaient de zèle, pavoisaient les fenêtres, tendaient les murs de leurs plus riches étoffes, semaient le petit pavé caillouteux de roses effeuillées.

Angélique ne se calma que lorsqu'on lui eut permis de tirer les trois morceaux brodés du tiroir où ils dormaient l'année entière.

Ils n'ont rien, rien du tout, murmurait-elle, ravie.

Quand elle eut enlevé soigneusement les papiers fins qui les protégeaient, ils apparurent, tous les trois consacrés à Marie : la Vierge recevant la visite de l'Ange, la Vierge pleurant au pied de la croix, la Vierge montant au ciel. Ils dataient du quinzième siècle, en soie nuancée sur fond d'or, d'une conservation merveilleuse ; et les brodeurs, qui en avaient refusé de grosses sommes, en étaient très fiers.

Mère, c'est moi qui les accroche !

C'était toute une affaire. Hubert passa la matinée à nettoyer la vieille façade. Il emmanchait un balai au boutd'un bâton, il époussetait les pans de bois garnis de briques, jusqu'aux charpentes du comble ; puis, il lavait à l'éponge le soubassement de pierre, ainsi que toutes les parties de la tourelle d'escalier qu'il pouvait atteindre. Et les trois morceaux brodés, alors, prenaient leurs places. Angélique les accrocha, par les anneaux, aux clous séculaires, l'Annonciation sous la fenêtre de gauche, l'Assomption sous celle de droite ; quant au Calvaire, il avait ses clous au-dessus de la grande fenêtre du rez-de-chaussée, et elle dut sortir une échelle pour l'y pendre à son tour. Déjà elle avait garni de fleurs les fenêtres, l'antique logis semblait revenu au temps lointain de sa jeunesse, avec ces broderies d'or et de soie rayonnantes dans le beau soleil de fête.

Depuis le déjeuner, toute la rue des Orfèvres s'activait. Pour éviter la chaleur trop forte, la procession ne sortait qu'à cinq heures ; mais, dès midi, la ville faisait sa toilette. En face des Hubert, l'orfèvre tendait sa boutique de draperies bleu ciel, bordées d'une frange d'argent ; tandis que le cirier, à côté, utilisait les rideaux de son alcôve, des rideaux de cotonnade rouge, saignant au plein jour. Et c'était, à chaque maison, d'autres couleurs, une prodigalité d'étoffes, tout ce qu'on avait, jusqu'à des descentes de lit, battant dans les souffles las de la chaude journée. La rue en était vêtue, d'une gaieté éclatante et frissonnante, changée en une galerie de gala, ouverte sous le ciel. Tous les habitants s'y bousculaient, parlant haut, comme chez eux, les uns promenant des objets à pleins bras, les autres grimpant, clouant, criant. Sans compter le reposoir qu'on dressait au coin de la Grand-Rue, et qui mettait en l'air les femmes duvoisinage, empressées à fournir les vases et les candélabres.

Angélique courut offrir les deux flambeaux Empire, qui ornaient la cheminée du salon. Elle ne s'était pas arrêtée depuis le matin, elle ne se fatiguait même pas, soulevée, portée par sa grande joie intérieure. Et, comme elle revenait, les cheveux au vent, effeuiller des roses dans une corbeille, Hubert plaisanta.

Tu te donneras moins de mal, le jour de tes noces... C'est donc toi qu'on marie ?

Mais oui, c'est moi ! répondit-elle gaiement.

Hubertine sourit à son tour.

En attendant, puisque la maison est belle, nous ferions bien de monter nous habiller.

Tout de suite, mère... Voici ma corbeille pleine.

Elle acheva d'effeuiller ses roses, qu'elle se réservait de jeter devant Monseigneur. Les pétales pleuvaient de ses doigts minces, la corbeille débordait, légère, odorante. Et elle disparut dans l'étroit escalier de la tourelle, en disant avec un grand rire :

Vite ! je vais me faire belle comme un astre !

L'après-midi s'avançait. Maintenant, la fièvre active de Beaumont-l'Eglise s'était apaisée, une attente frémissait dans les rues, prêtes enfin, chuchotantes de voix discrètes. La grosse chaleur avait décru avec le soleil oblique, il ne tombait plus du ciel pâli, entre les maisons resserrées, qu'une ombre tiède et fine, d'une sérénité tendre. Et le recueillement était profond, commesi toute la vieille cité devenait un prolongement de la cathédrale. Seuls, des bruits de voitures montaient de Beaumont-la-Ville, la cité nouvelle, au bord du Ligneul, où beaucoup de fabriques ne chômaient même pas, dédaigneuses de fêter cette antique solennité religieuse.

Dès quatre heures, la grosse cloche de la tour du nord, celle dont le branle remuait la maison des Hubert, se mit à sonner ; et ce fut au même instant qu'Angélique et Hubertine reparurent, habillées. Celle-ci était en robe de toile écrue, garnie d'une modeste dentelle de fil, mais la taille si jeune, dans sa rondeur puissante, qu'elle semblait être la sœur aînée de sa fille adoptive. Angélique, elle, avait mis sa robe de foulard blanc ; et rien autre, pas un bijou aux oreilles ni aux poignets, rien que ses mains nues, son col nu, rien que le satin de sa peau sortant de l'étoffe légère, comme un épanouissement de fleur. Un peigne invisible, planté à la hâte, retenait mal les boucles de ses cheveux en révolte, d'un blond de soleil. Elle était ingénue et fière, d'une simplicité candide, belle comme un astre.

Ah ! dit-elle, on sonne, Monseigneur a quitté l'Evêché.

La cloche continuait, haute et grave, dans la grande pureté du ciel. Et les Hubert s'installaient à la fenêtre du rez-de-chaussée large ouverte, les deux femmes accoudées sur la barre d'appui, l'homme debout derrière elles. C'étaient leurs places accoutumées, ils étaient au bon endroit pour bien voir, les premiers à regarder la procession venir du fond de l'église, sans perdre un cierge du défilé.

Où est ma corbeille ? demanda Angélique.

Il fallut qu'Hubert lui passât la corbeille de roses effeuillées, qu'elle garda entre ses bras, serrée contre sa poitrine.

Oh ! cette cloche, murmura-t-elle encore, on dirait qu'elle nous berce !

Toute la petite maison vibrait, sonore du branle de la cloche ; et la rue, le quartier restait dans l'attente, gagné par ce frisson, tandis que les tentures battaient plus languissamment, à l'air du soir. Le parfum des roses était très doux.

Une demi-heure se passa. Puis, d'un seul coup, les deux vantaux de la porte Sainte-Agnès furent poussés, les profondeurs de l'église apparurent, sombres, piquées des petites taches luisantes des cierges. Et d'abord le porte-croix sortit, un sous-diacre en tunique, flanqué de deux acolytes tenant chacun un grand flambeau allumé. Derrière eux, se hâtait le cérémoniaire, le bon abbé Cornille, qui, après s'être assuré du bel état de la rue, s'arrêta sous le porche, assista au défilé un instant, pour vérifier si les places d'ordre étaient bien prises. Les confréries laïques ouvraient la marche, des associations pieuses, des écoles, par rang d'ancienneté. Il y avait des enfants tout petits, des fillettes en blanc, pareilles à des épousées, des garçonnets frisés et nu-tête, endimanchés comme des princes, ravis, cherchant déjà leurs mères du regard. Un gaillard de neuf ans allait seul, au milieu, vêtu en saint Jean-Baptiste, avec une peau de mouton sur ses maigres épaules nues. Quatre gamines, fleuries de rubans roses, portaient un pavois de mousseline, où se dressaitune gerbe de blé mûr. Puis, c'étaient de grandes demoiselles, groupées autour d'une bannière de la Vierge, des dames en noir qui avaient également leur bannière, une soie cramoisie brodée d'un saint Joseph, d'autres, d'autres bannières encore, en velours, en satin, balancées au bout des bâtons dorés. Les confréries d'hommes n'étaient pas moins nombreuses, des pénitents de toutes les couleurs, les pénitents gris surtout, vêtus de toile bise, encapuchonnés, et dont l'emblème faisait sensation, une immense croix garnie d'une roue, à laquelle pendaient, accrochés, les instruments de la Passion.

Angélique se récria de tendresse, dès que les enfants se montrèrent.

Oh ! les amours ! regardez donc !

Un, pas plus haut qu'une botte, trois ans à peine, chancelant et fier sur ses petits pieds, passait si drôle, qu'elle plongea la main dans la corbeille et le couvrit d'une poignée de fleurs. Il disparaissait, il avait des roses sur les épaules, parmi les cheveux. Et le rire tendre qu'il soulevait gagna de proche en proche, des fleurs plurent de chaque fenêtre. Dans le silence bourdonnant de la rue, on n'entendait plus que le piétinement assourdi de la procession, tandis que les poignées de fleurs s'abattaient sur le pavé, d'un vol silencieux. Bientôt, il y en eut une jonchée.

Mais, rassuré sur le bon ordre des laïques, l'abbé Cornille s'impatienta, inquiet de ce que le cortège s'immobilisait depuis deux minutes, et il s'empressa de regagner la tête, tout en saluant les Hubert d'un sourire, au passage.

Qu'ont-ils donc, à ne pas marcher ? dit Angélique, qu'une fièvre prenait, comme si elle eût, à l'autre bout, là-bas, attendu son bonheur.

Hubertine répondit de son air calme :

Ils n'ont pas besoin de courir.

Quelque encombrement, peut-être un reposoir qu'on achève, expliqua Hubert.

Les filles de la Vierge s'étaient mises à chanter un cantique, et leurs voix aiguës montaient dans le plein air, avec une limpidité de cristal. De proche en proche, le défilé s'ébranla. On repartit.

Maintenant, après les laïques, le clergé commençait à sortir de l'église, les moines dignes les premiers. Tous, en surplis, se couvraient de la barrette, sous le porche ; et chacun tenait un cierge allumé, ceux de droite, de la main droite, ceux de gauche, de la main gauche, en dehors du rang, double rangée de petites flammes mouvantes, presque éteintes dans le plein jour. D'abord, ce fut le grand séminaire, les paroisses, les églises collégiales ; puis, vinrent les clercs et les bénéficiaires de la cathédrale, que suivaient les chanoines, les épaules couvertes de pluviaux blancs. Au milieu d'eux, se trouvaient les chantres, en chapes de soie rouge, qui avaient commencé l'antienne, à pleine voix, et auxquels tout le clergé répondait, d'un chant plus léger. L'hymne Pange lingua s'éleva très pure, la rue était pleine d'un grand frissonnement de mousseline, les ailes envolées des surplis, que les petites flammes des cierges criblaient de leurs étoiles d'or pâli.

Oh ! sainte Agnès ! murmura Angélique.

Elle souriait à la sainte, que quatre clercs portaient sur un brancard de velours bleu, orné de dentelle. Chaque année, elle avait un étonnement, à la voir ainsi hors de l'ombre où elle veillait depuis des siècles, tout autre sous la grande lumière, dans sa robe de longs cheveux d'or. Elle était si vieille et très jeune pourtant, avec ses petites mains, ses petits pieds fluets, son mince visage de fillette, noirci par l'âge.

Mais Monseigneur devait la suivre. On entendait déjà venir, du fond de l'église, le balancement des encensoirs.

Il y eut des chuchotements. Angélique répéta :

Monseigneur... Monseigneur...

Et, à cette minute, les yeux sur la sainte qui passait, elle se rappelait les vieilles histoires, les hauts marquis d'Hautecœur délivrant Beaumont de la peste, grâce à l'intervention d'Agnès, Jean V et tous ceux de sa race venant s'agenouiller devant elle, dévots à son image ; et elle les voyait tous, les seigneurs du miracle, défiler un à un, comme une lignée de princes.

Un large espace était resté vide. Puis, le chapelain chargé du soin de la crosse s'avança, la tenant droite, la partie courbe vers lui. Ensuite, parurent deux thuriféraires, qui allaient à reculons et balançaient à petits coups les encensoirs, ayant chacun près de lui un acolyte chargé de la navette. Et le grand dais de velours pourpre, garni de crépines d'or, eut quelque peine à sortir par une des baies de la porte. Mais, vivement, l'ordre se rétablit, les autorités désignées prirent les bâtons. Dessous, entreses diacres d'honneur, Monseigneur marchait, tête nue, les épaules couvertes de l'écharpe blanche, dont les deux bouts enveloppaient ses mains, qui portaient le Saint-Sacrement sans le toucher, très haut.

Tout de suite, les thuriféraires venaient de prendre du champ, et les encensoirs, lancés à la volée, retombèrent en cadence, avec le petit bruit argentin de leurs chaînettes.

Où donc Angélique avait-elle connu quelqu'un qui ressemblait à Monseigneur ? Un recueillement inclinait tous les fronts. Mais elle, la tête penchée à demi, le regardait. Il avait la taille haute, mince et noble, d'une jeunesse superbe pour ses soixante ans. Ses yeux d'aigle luisaient, son nez un peu fort accentuait l'autorité souveraine de sa face, adoucie par sa chevelure blanche, en boucles épaisses ; et elle remarqua la pâleur du teint, où elle crut voir monter un flot de sang. Peut-être n'était-ce que le reflet du grand soleil d'or, qu'il portait de ses mains couvertes, et qui le mettait dans un rayonnement de clarté mystique.

Certainement, un visage à cette ressemblance s'évoquait, au fond d'elle. Dès les premiers pas, Monseigneur avait commencé les versets d'un psaume, qu'il récitait à voix basse, avec ses diacres, alternativement. Et elle trembla, quand elle le vit tourner les yeux vers la fenêtre où elle était, tellement il lui apparut sévère, d'une froideur hautaine, condamnant la vanité de toute passion. Ses regards étaient allés aux trois broderies anciennes, Marie visitée par l'Ange, Marie au pied de la croix, Marie montant aux cieux. Ils seréjouirent, puis ils s'abaissèrent, se fixèrent sur elle, sans que, dans son trouble, elle pût comprendre s'ils pâlissaient de dureté ou de douceur. Déjà, ils étaient revenus au Saint-Sacrement, immobiles, luisants dans le reflet du grand soleil d'or. Les encensoirs partaient à la volée, retombaient avec le bruit argentin des chaînettes, pendant qu'un petit nuage, une fumée d'encens, montait dans l'air.

Mais le cœur d'Angélique battit à se rompre. Derrière le dais, elle venait d'apercevoir la mitre, sainte Agnès ravie par deux anges, l'œuvre brodée fil à fil de son amour, qu'un chapelain, les doigts enveloppés d'un voile, portait dévotement, comme une chose sainte. Et là, parmi les laïques qui suivaient, dans le flot des fonctionnaires, des officiers, des magistrats, elle reconnaissait Félicien, au premier rang, mince et blond, en habit, avec ses cheveux bouclés, son nez droit, un peu fort, ses yeux noirs, d'une douceur hautaine. Elle l'attendait, elle n'était pas surprise de le voir enfin se changer en prince. Au regard anxieux qu'il lui jeta, implorant le pardon de son mensonge, elle répondit par un clair sourire.

Tiens ! murmura Hubertine stupéfaite, n'est-ce point ce jeune homme ?

Elle aussi l'avait reconnu, et elle s'inquiéta, lorsque, se tournant, elle vit sa fille transfigurée.

Il nous a donc menti ?... Pourquoi ? le sais-tu ?... Sais-tu qui est ce jeune homme ?

Oui, peut-être le savait-elle. Une voix répondait en elle à des questions récentes. Mais elle n'osait, elle ne voulait plus s'interroger. La certitude se ferait, lorsqu'il enserait temps. Elle en sentait l'approche, dans un gonflement d'orgueil et de passion.

Qu'y a-t-il donc ? demanda Hubert, en se penchant derrière sa femme.

Jamais il n'était à la minute présente. Et, quand elle lui eut désigné le jeune homme, il douta.

Quelle idée ! ce n'est pas lui.

Alors, Hubertine affecta de s'être trompée. C'était le plus sage, elle se renseignerait. Mais la procession qui venait de s'arrêter de nouveau, pendant que Monseigneur, à l'angle de la rue, encensait le Saint-Sacrement, parmi les verdures du reposoir, allait repartir ; et Angélique, dont la main s'était oubliée au fond de la corbeille, tenant une dernière poignée de feuilles de rose, eut un geste trop prompt, jeta les fleurs, dans son trouble enchanté. Justement, Félicien se remettait en marche. Les fleurs pleuvaient, deux pétales, balancés lentement, volèrent, se posèrent sur ses cheveux.

C'était la fin. Le dais avait disparu au coin de la Grand-Rue, la queue du cortège s'écoulait, laissant le pavé désert, recueilli, comme assoupi de foi rêveuse, dans l'exhalaison un peu âpre des roses foulées. Et l'on entendait encore, au loin, de plus en plus faible, le bruit argentin des chaînettes, retombant à chaque volée des encensoirs.

Oh ! veux-tu, mère ? s'écria Angélique, nous irons dans l'église les voir rentrer.

Le premier mouvement d'Hubertine fut de refuser. Puis, elle éprouvait elle-même un si grand désir d'avoir une certitude, qu'elle consentit.

Oui, tout à l'heure, puisque cela te fait plaisir.

Mais il fallait patienter. Angélique, qui était montée mettre un chapeau, ne tenait pas en place. Elle revenait à chaque minute devant la fenêtre, interrogeait le bout de la rue, levait les yeux comme pour interroger l'espace lui-même ; et elle parlait tout haut, elle suivait la procession, pas à pas.

Ils descendent la rue Basse... Ah ! les voilà qui doivent déboucher sur la place, devant la Sous-Préfecture... Ça n'en finit plus, les grandes voies de Beaumont-la-Ville. Et pour le plaisir qu'ils ont à voir sainte Agnès, ces marchands de toile !

Un fin nuage rose, coupé délicatement d'un treillis d'or, planait au ciel. Cela se sentait, dans l'immobilité de l'air, que toute la vie civile était suspendue, que Dieu avait quitté sa maison, où chacun attendait qu'on le ramenât, pour reprendre les occupations quotidiennes. En face, les draperies bleues de l'orfèvre, les rideaux rouges du cirier, barraient toujours leurs boutiques. Les rues semblaient dormir, il n'y avait plus, de l'une à l'autre, que le lent passage du clergé, dont le cheminement se devinait de tous les points de la ville.

Mère, mère, je t'assure qu'ils sont à l'entrée de la rue Magloire. Ils vont remonter la pente.

Elle mentait, il n'était que six heures et demie, et jamais la procession ne rentrait avant sept heures unquart. Elle savait bien que le dais devait longer à ce moment le bas port du Ligneul. Mais elle avait une telle hâte !

Mère, dépêchons, nous n'aurons pas de place.

Allons, viens ! finit par dire Hubertine, en souriant malgré elle.

Moi, je reste, déclara Hubert. Je vais décrocher les broderies et je mettrai la table.

L'église leur parut vide, Dieu n'étant plus là. Toutes les portes en restaient ouvertes, comme celles d'une maison en déroute, où l'on attend le retour du maître. Peu de monde entrait, le maître-autel seul, un sarcophage sévère de style roman, braisillait au fond de la nef, étoilé de cierges ; et le reste du vaste vaisseau, les bas-côtés, les chapelles, s'emplissaient de nuit, sous la tombée du crépuscule.

Lentement, Angélique et Hubertine firent le tour. En bas, l'édifice s'écrasait, des piliers trapus portaient les pleins cintres des collatéraux. Elles marchaient le long de chapelles noires, enterrées comme des cryptes. Puis, lorsqu'elles traversèrent, devant la grand-porte, sous la travée des orgues, elles eurent un sentiment de délivrance, en levant les yeux vers les hautes fenêtres gothiques de la nef, qui s'élançaient au-dessus de la lourde assise romane. Mais elles continuèrent par le bas-côté méridional, l'étouffement recommença. A la croix du transept, quatre colonnes énormes étaient aux quatre angles, montaient d'un jet soutenir la voûte ; et là régnait encore une clarté mauve, l'adieu du jour dans les roses des façades latérales. Elles avaient gravi les trois marchesqui menaient au chœur, elles tournèrent par le pourtour de l'abside, la partie la plus anciennement bâtie, d'un enfouissement de sépulcre. Un instant, contre la vieille grille, très ouvragée, qui fermait le chœur de partout, elles s'arrêtèrent pour regarder scintiller le maître-autel, dont les petites flammes se reflétaient dans le vieux chêne poli des stalles, de merveilleuses stalles fleuries de sculptures. Et elles revinrent ainsi à leur point de départ, levant de nouveau la tête, croyant sentir le souffle de l'envolée de la nef, tandis que les ténèbres croissantes reculaient, élargissaient les antiques murailles, où s'évanouissaient des restes d'or et de peinture.

Je savais bien qu'il était trop tôt, dit Hubertine.

Angélique, sans répondre, murmura :

Comme c'est grand !

Il lui semblait qu'elle ne connaissait pas l'église, qu'elle la voyait pour la première fois. Ses yeux erraient sur les rangées immobiles des chaises, allaient au fond des chapelles, où l'on ne devinait que les pierres tombales, à un redoublement d'ombre. Mais elle rencontra la chapelle Hautecœur, elle reconnut le vitrail, réparé enfin, avec son saint Georges vague comme une vision, dans le jour mourant. Et elle en eut beaucoup de joie.

A ce moment, un branle anima la cathédrale, la grosse cloche se remettait à sonner.

Ah ! dit-elle, les voilà, ils montent la rue Magloire.

Cette fois, c'était vrai. Un flot de foule envahit les collatéraux, et l'on sentit croître de minute en minute l'approche de la procession. Cela grandissait avec les volées de la cloche, avec un souffle large qui venait du dehors, par la grand-porte béante. Dieu rentrait.

Angélique, appuyée à l'épaule d'Hubertine, haussée sur la pointe des pieds, regardait cette baie ouverte, dont la rondeur se découpait dans le blanc crépuscule de la place du Cloître. D'abord, reparut le sous-diacre portant la croix, flanqué des deux acolytes, avec leurs chandeliers ; et, derrière eux, s'empressait le cérémoniaire, le bon abbé Cornille, essoufflé, rendu de fatigue. Au seuil de l'église, chaque nouvel arrivant se détachait une seconde, d'une silhouette nette et vigoureuse, puis se noyait dans les ténèbres intérieures. C'étaient les laïques, les écoles, les associations, les confréries, dont les bannières, pareilles à des voiles, se balançaient, tout d'un coup mangées par l'ombre. On revit le groupe pâle des filles de la Vierge, qui entrait en chantant de leurs voix aiguës de séraphin. La cathédrale avalait toujours, la nef s'emplissait lentement, les hommes à droite, les femmes à gauche. Mais la nuit s'était faite, la place au loin se piqua d'étincelles, des centaines de petites lumières mouvantes, et ce fut le tour du clergé, les cierges allumés en dehors du rang, un double cordon de flammes jaunes, qui passa la porte. Cela n'en finissait plus, les cierges se succédaient, se multipliaient, le grand séminaire, les paroisses, la cathédrale, les chantres attaquant l'antienne, les chanoines en pluviaux blancs.

Et, peu à peu, alors, l'église s'éclaira, se peupla de ces flammes, illuminée, criblée de centaines d'étoiles, comme un ciel d'été.

Deux chaises étaient libres, Angélique monta sur l'une d'elles.

Descends, répétait Hubertine, c'est défendu.

Mais elle s'obstinait, tranquille.

Pourquoi défendu ? Je veux voir... Oh ! est-ce beau !

Et elle finit par décider sa mère à monter sur l'autre chaise.

Maintenant, toute la cathédrale braisillait, ardente. Cette houle de cierges qui la traversait allait allumer des reflets sous les voûtes écrasées des bas-côtés, au fond des chapelles, où brillaient la vitre d'une châsse, l'or d'un tabernacle. Même, dans le pourtour de l'abside, jusque dans les cryptes sépulcrales, s'éveillaient des rayons. Le chœur flambait, avec son autel incendié, ses stalles luisantes, sa vieille grille dont les rosaces se découpaient en noir. Et l'envolée de la nef s'accusait encore, en bas les lourds piliers trapus portant les pleins cintres, en haut les faisceaux de colonnettes s'amincissant, fleurissant, parmi les arcs brisés des ogives, tout un élancement de foi et d'amour, qui était comme le rayonnement même de la lumière.

Mais, dans le roulement des pieds et le remuement des chaises, on entendit de nouveau retomber les chaînettes claires des encensoirs. Et les orgues, aussitôt, chantèrent une phrase énorme qui déborda, emplit lesvoûtes d'un grondement de foudre. C'était Monseigneur, encore sur la place. Sainte Agnès, à ce moment, gagnait l'abside, toujours portée par les clercs, la face comme apaisée aux lueurs des cierges, heureuse de retourner à ses songeries de quatre siècles. Enfin, précédé de la crosse, suivi de la mitre, Monseigneur rentra, tenant le Saint-Sacrement du même geste, de ses deux mains couvertes de l'écharpe. Le dais, qui filait au milieu de la nef, s'arrêta devant la grille du chœur. Là, il y eut un peu de confusion, l'évêque fut un moment rapproché des personnes de sa suite.

Depuis que Félicien avait reparu, derrière la mitre, Angélique ne le quittait pas des yeux. Or, il arriva qu'il se trouva porté sur la droite du dais ; et, à cet instant, elle vit, dans le même regard, la tête blanche de Monseigneur et la tête blonde du jeune homme. Un flamboiement avait passé sur ses paupières, elle joignit les mains, elle parla tout haut :

Oh ! Monseigneur, le fils de Monseigneur !

Son secret lui échappait. C'était un cri involontaire, la certitude enfin qui se faisait, dans la brusque clarté de leur ressemblance. Peut-être, au fond d'elle, le savait-elle déjà, mais elle n'aurait point osé se le dire ; tandis que, maintenant, cela éclatait, l'éblouissait. De toutes parts, d'elle-même et des choses, des souvenirs remontaient, répétaient son cri.

Hubertine, saisie, murmura :

Le fils de Monseigneur, ce garçon ?

Autour d'elles deux, des gens s'étaient poussés. On les connaissait, on les admirait, la mère adorable encore dans sa toilette de simple toile, la fille d'une grâce d'archange, avec sa robe de foulard blanc. Elles étaient si belles et si en vue, ainsi montées sur des chaises, que des regards se levaient, s'oubliaient.

Mais oui, ma bonne dame, dit la mère Lemballeuse, qui se trouvait dans le groupe, mais oui, le fils de Monseigneur ! Comment, vous ne saviez pas ?... Et un beau jeune homme, et riche, ah ! riche à acheter la ville, s'il voulait. Des millions, des millions !

Toute pâle, Hubertine écoutait.

Vous avez bien entendu conter l'histoire ? continua la vieille mendiante. Sa mère est morte en le mettant au monde, et c'est alors que Monseigneur s'est fait prêtre. Aujourd'hui, il se décide à l'appeler près de lui... Félicien VII d'Hautecœur, comme qui dirait un vrai prince !

Alors, Hubertine eut un grand geste de chagrin. Et Angélique rayonna, devant son rêve qui se réalisait. Elle ne s'étonnait toujours pas, elle savait bien qu'il devait être le plus riche, le plus beau, le plus noble ; mais sa joie était immense, parfaite, sans souci des obstacles, qu'elle ne prévoyait point. Enfin, il se faisait connaître, il se donnait à son tour. L'or ruisselait avec les petites flammes des cierges, les orgues chantaient la pompe de leurs fiançailles, la lignée des Hautecœur défilait royalement, du fond de la légende : Norbert 1er, Jean V, Félicien III, Jean XII ; puis, le dernier, Félicien VII, qui tournait vers elle sa tête blonde. Il était le descendant descousins de la Vierge, le maître, le Jésus superbe, se révélant dans sa gloire, près de son père.

Justement, Félicien lui souriait, et elle ne remarqua pas le regard fâché de Monseigneur, qui venait de l'apercevoir debout sur la chaise, au-dessus de la foule, le sang au visage, en orgueilleuse et en passionnée.

Ah ! ma pauvre enfant, soupira Hubertine avec désespoir.

Mais les chapelains et les acolytes s'étaient rangés à droite et à gauche, et le premier diacre, ayant pris le Saint-Sacrement des mains de Monseigneur, le posa sur l'autel. C'était la bénédiction finale, le Tantum ergo mugi par les chantres, l'encens des navettes fumant dans les encensoirs, le grand silence brusque de l'oraison. Et, au milieu de l'église ardente, débordante de clergé et de peuple, sous les voûtes élancées, Monseigneur remonta à l'autel, reprit des deux mains le grand soleil d'or, que par trois fois il agita en l'air, d'un lent signe de croix.

?>