Cette année-là, le lundi de la Pentecôte, les Hubert avaient mené Angélique déjeuner aux ruines du château d'Hautecœur, qui domine le Ligneul, à deux lieues en aval de Beaumont ; et, le lendemain, après toute cette journée de plein air, de courses et de rires, lorsque la vieille horloge de l'atelier sonna sept heures, la jeune fille dormait encore.
Hubertine dut monter frapper à la porte.
Eh bien ! paresseuse !... Nous avons déjà déjeuné, nous autres.
Vivement Angélique s'habilla, descendit déjeuner seule. Puis, quand elle entra dans l'atelier, où Hubert et sa femme venaient de se mettre au travail :
Ah ! ce que je dormais ! Et cette chasuble qu'on a promise pour dimanche !
L'atelier, dont les fenêtres donnaient sur le jardin, était une vaste pièce, conservée presque intacte dans son état primitif. Au plafond, les deux maîtresses poutres, les trois travées de solives apparentes n'avaient pas même reçu de badigeon, très enfumées, mangées des vers, laissant voir les lattes des entrevous sous les éclats du plâtre. Un des corbeaux de pierre qui soutenaient les poutres portait une date, 1463, sans doute la date de la construction. La cheminée, également en pierre, émiettéeet disjointe, gardait son élégance simple, avec ses montants élancés, ses consoles, sa hotte terminée par un couronnement ; même, sur la frise, on pouvait distinguer encore, comme fondue par l'âge, une sculpture naïve, un saint Clair, patron des brodeurs. Mais la cheminée ne servait plus, on avait fait de l'âtre une armoire ouverte, en y posant des planches, où s'empilaient des dessins ; et c'était maintenant un poêle qui chauffait la pièce, une grosse cloche de fonte, dont le tuyau, après avoir longé le plafond, allait crever la hotte. Les portes, déjà branlantes, dataient de Louis XIV. Des lames de l'ancien parquet achevaient de se pourrir, parmi les feuillets plus récents, remis un à un, à chaque trou. Il y avait près de cent ans que la peinture jaune des murs tenait, déteinte en haut, éraillée dans le bas, tachée de salpêtre. Toutes les années, on parlait de faire repeindre, sans pouvoir s'y décider, par haine du changement.
Hubertine, assise devant le métier où était tendue la chasuble, leva la tête en disant :
Tu sais que, si nous la livrons dimanche, je t'ai promis une bourriche de pensées pour ton jardin.
Gaiement, Angélique s'exclama.
C'est vrai... Oh ! je vais m'y mettre !... Mais où donc est mon doigtier ? Les outils s'envolent, quand on ne travaille plus.
Elle glissa le vieux doigtier d'ivoire à la seconde phalange de son petit doigt, et elle s'assit de l'autre côté du métier, en face de la fenêtre.
Depuis le milieu du dernier siècle, pas une modification ne s'était produite dans l'aménagement de l'atelier. Les modes changeaient, l'art du brodeur se transformait, mais on retrouvait encore là, scellée au mur, la chanlatte, la pièce de bois où s'appuie le métier, qu'un tréteau mobile porte, à l'autre bout. Dans les coins, dormaient des outils antiques : un diligent, avec son engrenage et ses brochettes, pour mettre en broche l'or des bobines, sans y toucher ; un rouet à main, une sorte de poulie, tordant les fils, qu'on fixait au mur ; des tambours de toutes grandeurs, garnis de leur taffetas et de leur éclisse, servant à broder au crochet. Sur une planche, était rangée une vieille collection d'emporte-pièce pour les paillettes ; et l'on y voyait aussi une épave, un tatignon de cuivre, le large chandelier classique des anciens brodeurs. Aux boucles d'un râtelier, fait d'une courroie clouée, s'accrochaient des poinçons, des maillets, des marteaux, des fers à découper le vélin, des menne-lourd, ébauchoirs de buis pour modeler les fils, à mesure qu'on les emploie. Sous la table de tilleul où l'on découpait, il y avait un grand dévidoir, dont les deux tourrettes d'osier, mobiles, tendaient un écheveau de laine rouge. Des colliers de bobines aux soies vives, enfilés dans une corde, pendaient près du bahut. Par terre, une corbeille était pleine de bobines vides. Une pelote de ficelle venait de tomber d'une chaise, déroulée.
Ah ! le beau temps, le beau temps ! reprit Angélique. Cela fait plaisir de vivre.
Et, avant de se pencher sur son travail, elle s'oubliait encore un instant, devant la fenêtre ouverte, par laquelle entrait la radieuse matinée de mai. Un coin de soleilglissait du comble de la cathédrale, une odeur fraîche de lilas montait du jardin de l'Evêché. Elle souriait, éblouie, baignée de printemps. Puis, dans un sursaut, comme si elle se fût rendormie :
Père, je n'ai pas d'or à passer.
Hubert, qui achevait de piquer le décalque d'un dessin de chape, alla chercher au fond du bahut un écheveau, le coupa, effila les deux bouts en égratignant l'or qui recouvrait la soie ; et il apporta l'écheveau, enfermé dans une torche de parchemin.
C'est bien tout ?
Oui, oui.
D'un coup d'œil, elle s'était assurée que rien ne manquait plus : les broches chargées des ors différents, le rouge, le vert, le bleu ; les bobines de soies de tous les tons ; les paillettes, les cannetilles, bouillon ou frisure, dans le pâté, un fond de chapeau servant de boite ; les longues aiguilles fines, les pinces d'acier, les dés, les ciseaux, la pelote de cire. Tout cela trottait sur le métier même, sur l'étoffe tendue que protégeait un fort papier gris.
Elle avait enfilé une aiguillée d'or à passer. Mais, dès le premier point, il cassa, et elle dut effiler de nouveau, en égratignant un peu de l'or, qu'elle jeta dans le bourriquet, le carton aux déchets, qui traînait également sur le métier.
Ah ! enfin ! dit-elle, quand elle eut piqué son aiguille.
Un grand silence régna. Hubert s'était mis à tendre un métier. Il avait posé les deux ensubles sur la chanlatte et sur le tréteau, bien en face, de façon à placer de droit fil la soie cramoisie de la chape, qu'Hubertine venait de coudre aux coulisses. Et il introduisait les lattes dans les mortaises des ensubles, où il les fixait, à l'aide de quatre clous. Puis, après avoir trélissé à droite et à gauche, il acheva de tendre en reculant les clous. On l'entendit taper du bout des doigts sur l'étoffe, qui résonnait comme un tambour.
Angélique était devenue une brodeuse rare, d'une adresse et d'un goût dont s'émerveillaient les Hubert. En dehors de ce qu'ils lui avaient appris, elle apportait sa passion, qui donnait de la vie aux fleurs, de la foi aux symboles. Sous ses mains, la soie et l'or s'animaient, une envolée mystique élançait les moindres ornements, elle s'y livrait toute, avec son imagination en continuel éveil, sa croyance au monde de l'invisible. Certaines de ses broderies avaient tellement remué le diocèse de Beaumont, qu'un prêtre, archéologue, et un autre, amateur de tableaux, étaient venus la voir, en s'extasiant devant ses Vierges, qu'ils comparaient aux naïves figures des Primitifs. C'était la même sincérité, le même sentiment de l'au-delà, comme cerclé dans une perfection minutieuse des détails. Elle avait le don du dessin, un vrai miracle qui, sans professeur, rien qu'avec ses études du soir, à la lampe, lui permettait souvent de corriger ses modèles, de s'en écarter, d'aller à sa fantaisie, créant de la pointe de son aiguille. Aussi les Hubert, qui déclaraient la science du dessin nécessaire à une bonne brodeuse, s'effaçaient-ils devant elle, malgré leur ancienneté dans lapartie. Et ils en arrivaient modestement à n'être plus que ses aides, à la charger de tous les travaux de grand luxe, dont ils lui préparaient les dessous.
D'un bout de l'année à l'autre, que de merveilles, éclatantes et saintes, lui passaient par les mains ! Elle n'était que dans la soie, le satin, le velours, les draps d'or et d'argent. Elle brodait des chasubles, des étoles, des manipules, des chapes, des dalmatiques, des mitres, des bannières, des voiles de calice et de ciboire. Mais, surtout, les chasubles revenaient, continuelles, avec leurs cinq couleurs : le blanc pour les confesseurs et les vierges, le rouge pour les apôtres et les martyrs, le noir pour les morts et les jours de jeûne, le violet pour les Innocents, le vert pour toutes les fêtes ; et l'or aussi, d'un fréquent usage, pouvant remplacer le blanc, le rouge et le vert. Au centre de la croix, c'étaient toujours les mêmes symboles, les chiffres de Jésus et de Marie, le triangle entouré de rayons, l'agneau, le pélican, la colombe, un calice, un ostensoir, un cœur saignant sous les épines ; tandis que, dans le montant et dans les bras, couraient des ornements ou des fleurs, toute l'ornementation des vieux styles, toute la flore des fleurs larges, les anémones, les tulipes, les pivoines, les grenades, les hortensias. Il ne s'écoulait pas de saison quelle ne refit les épis et les raisins symboliques, en argent sur le noir, en or sur le rouge. Pour les chasubles très riches, elle nuançait des tableaux, des têtes de saints, un cadre central, l'Annonciation, la Crèche, le Calvaire. Tantôt les orfrois étaient brodés sur le fond même, tantôt elle rapportait les bandes, soie ou satin, sur du brocart d'or ou du velours.Et cette floraison de splendeurs sacrées, une à une, naissait de ses doigts minces.
En ce moment, la chasuble à laquelle travaillait Angélique était une chasuble de satin blanc, dont la croix se trouvait faite d'une gerbe de lis d'or, entrelacée de roses vives, en soie nuancée. Au centre, dans une couronne de petites roses d'or mat, le chiffre de Marie rayonnait, en or rouge et vert, d'une grande richesse d'ornements.
Depuis une heure qu'elle achevait, au passé, les feuilles des petites roses d'or, pas une parole n'avait troublé le silence. Mais l'aiguillée cassa de nouveau, elle la renfila à tâtons, sous le métier, en ouvrière adroite. Puis, comme elle avait levé la tête, elle parut boire dans une longue aspiration tout le printemps qui entrait.
Ah ! murmura-t-elle, faisait-il beau, hier !... Que c'est bon, le soleil ! Hubertine, en train de cirer son fil, hocha la tête.
Moi, je suis moulue, je ne sens plus mes bras. C'est que je n'ai pas tes seize ans, et lorsqu'on sort si peu !
Tout de suite, pourtant, elle se remit au travail. Elle préparait les lis, en cousant des coupons de vélin, aux repères indiqués, pour donner du relief.
Et puis, ces premiers soleils vous cassent la tête, ajouta Hubert, qui, son métier tendu, s'apprêtait à poncer sur la soie la bande de la chape.
Angélique était restée les yeux vagues, perdus dans le rayon qui tombait d'un arc-boutant de l'église. Et, doucement :
Non, non, moi, ça m'a rafraîchie, ça m'a délassée, toute cette journée de grand air.
Elle avait terminé le petit feuillage d'or, elle se mit à une des larges roses, tenant prêtes autant d'aiguilles enfilées que de nuances de soie, brodant à points fendus et rentrants, dans le sens même du mouvement des pétales. Et, malgré la délicatesse de ce travail, les souvenirs de la veille qu'elle revivait tout à l'heure, dans le silence, débordaient maintenant de ses lèvres, s'échappaient si nombreux, qu'elle ne tarissait plus. Elle disait le départ, la vaste campagne, le déjeuner là-bas, dans les ruines d'Haute-cœur, sur le dallage d'une salle dont les murs écroulés dominaient le Ligneul, coulant en dessous parmi les saules, à cinquante mètres. Elle en était pleine, de ces ruines, de ces ossements épars sous les ronces, qui attestaient l'énormité du colosse, lorsque, debout, il commandait les deux vallées. Le donjon restait, haut de soixante mètres, découronné, fendu, solide, malgré tout sur ses fondations de quinze pieds d'épaisseur. Deux tours avaient également résisté, la tour de Charlemagne et la tour de David, reliées par une courtine presque intacte. A l'intérieur, on retrouvait une partie des bâtiments, la chapelle, la salle de justice, des chambres ; et cela semblait avoir été bâti par des géants, les marches des escaliers, les allèges des fenêtres, les bancs des terrasses, à une échelle démesurée pour les générations d'aujourd'hui. C'était toute une ville forte, cinq cents hommes de guerre pouvaient y soutenir un siège de trente mois, sans manquer de munitions ni de vivres. Depuis deux siècles, les églantiers disjoignaient les briques des pièces basses, les lilas et les cytisesfleurissaient les décombres des plafonds effondrés, un platane avait grandi dans la cheminée de la salle des gardes. Mais, quand, au soleil couchant, la carcasse du donjon allongeait son ombre sur trois lieues de cultures, et que le château entier semblait se reconstruire, colossal dans les brumes du soir, on en sentait encore l'ancienne souveraineté, la force rude qui en avait fait l'imprenable forteresse dont tremblaient jusqu'aux rois de France.
Et, j'en suis sûre, continua Angélique, c'est habité par des âmes qui reviennent, la nuit. On entend toutes sortes de voix, il y a des bêtes partout qui vous regardent, et j'ai bien vu, en me retournant, lorsque nous sommes partis, de grandes figures blanches flotter au-dessus des murs... N'est-ce pas, mère, vous qui savez l'histoire du château ?
Hubertine eut un sourire placide.
Oh ! des revenants, je n'en ai jamais vu, moi.
Mais, en effet, elle savait l'histoire, lue dans un livre, et elle dut la raconter de nouveau, sur les questions pressantes de la jeune fille.
Le territoire appartenait au siège de Reims, depuis saint Remi, qui le tenait de Clovis. Un archevêque, Séverin, dans les premières années du dixième siècle, fit élever à Hautecœur une forteresse, pour défendre le pays contre les Normands, qui remontaient l'Oise, où se déverse le Ligneul. Au siècle suivant, un successeur de Séverin le donna en fief à Norbert, cadet de la maison de Normandie, moyennant un cens annuel de soixante sous, et à condition que la ville de Beaumont et son église resteraient franches. Ce fut ainsi que Norbert ler devint lechef des marquis d'Hautecœur, dont la fameuse lignée, dès lors, emplit l'histoire. Hervé IV, excommunié deux fois pour ses vols de biens ecclésiastiques, bandit de grandes routes qui égorgea de sa main trente bourgeois d'un coup, eut sa tour rasée par Louis le Gros, auquel il avait osé faire la guerre. Raoul 1er, qui s'était croisé avec Philippe Auguste, périt devant Saint-Jean-d'Acre, d'un coup de lance au cœur. Mais le plus illustre fut Jean V le Grand, qui, en 1225, rebâtit la forteresse, éleva en moins de cinq années ce redoutable château d'Hautecœur, à l'abri duquel il rêva un moment le trône de France ; et, après avoir échappé aux massacres de vingt batailles, il mourut dans son lit, beau-frère du roi d'Ecosse. Puis, ce furent Félicien III, qui alla pieds nus à Jérusalem, Hervé VII qui revendiqua ses droits au trône d'Ecosse, d'autres encore, puissants et nobles au travers des siècles, jusqu'à Jean IX, qui, sous Mazarin, eut la douleur d'assister au démantèlement du château. Après un dernier siège, on fît sauter à la mine les voûtes des tours et du donjon, on incendia les bâtiments, où Charles VI était venu distraire sa folie, et que, près de deux cents ans plus tard, Henri IV avait habité huit jours avec Gabrielle d'Estrées. Tous ces royaux souvenirs, maintenant, dormaient dans l'herbe.
Angélique, sans arrêter son aiguille, écoutait passionnément, comme si la vision de ces grandeurs mortes s'était levée de son métier, à mesure que la rose y naissait, dans la vie tendre des couleurs. Son ignorance de l'histoire élargissait les faits, les reculait au fond d'une prodigieuse légende. Elle en tremblait de foi ravie, le château se reconstruisait, montait jusqu'aux portes du ciel, les Hautecœur étaient les cousins de la Vierge.
Et, demanda-t-elle, notre nouvel évêque, Monseigneur d'Hautecœur, est alors un descendant de cette famille ?
Hubertine répondit que Monseigneur devait être d'une branche cadette, la branche aînée se trouvant depuis longtemps éteinte. C'était même un singulier retour, car pendant des siècles les marquis d'Hautecœur et le clergé de Beaumont avaient vécu en guerre. Vers 1150, un abbé entreprit la construction de l'église, avec les seules ressources de son ordre ; aussi l'argent manqua-t-il bientôt, l'édifice n'était qu'à la hauteur des voûtes des chapelles latérales, et l'on dut se contenter de couvrir la nef d'une toiture en bois. Quatre-vingts ans s'écoulèrent, Jean V venait de rebâtir le château, lorsqu'il donna trois cent mille livres, qui, jointes à d'autres sommes, permirent de continuer l'église. On acheva d'élever la nef. Les deux tours et la grande façade ne furent terminées que beaucoup plus tard, vers 1430, en plein quinzième siècle. Pour récompenser Jean V de sa largesse, le clergé lui avait accordé le droit de sépulture, à lui et à ses descendants, dans une chapelle de l'abside, consacrée à saint Georges, et qui, depuis lors, se nommait la chapelle Hautecœur. Mais les bons rapports ne pouvaient guère durer, le château mettait en continuel péril les franchises de Beaumont, sans cesse des hostilités éclataient sur des questions de tribut et de préséance. Une surtout, le droit de péage dont les seigneurs prétendaient frapper la navigation du Ligneul, éternisa les querelles, lorsque se déclara la grande prospérité de la ville basse, avec ses fabriques de toiles fines. Dès cette époque, la fortune de Beaumont s'accrut de jour en jour, tandis que celled'Hautecœur baissait, jusqu'au moment où, le château démantelé, l'église triompha. Louis XIV en fit une cathédrale, un évêché fut bâti dans l'ancien clos des moines ; et le hasard voulait, aujourd'hui, que justement un Hautecœur revînt, comme évêque, commander à ce clergé, toujours debout, qui avait vaincu ses ancêtres, après quatre cents ans de lutte.
Mais, dit Angélique, Monseigneur a été marié. Il a un grand fils de vingt ans, n'est-ce pas ?
Hubertine avait pris les ciseaux, pour corriger un des coupons de vélin.
Oui, c'est l'abbé Cornille qui m'a conté ça. Oh ! une histoire bien triste... Monseigneur a été capitaine à vingt et un ans, sous Charles X. A vingt-quatre ans, en 1830, il donna sa démission, et l'on prétend que, jusqu'à la quarantaine, il mena une vie dissipée, des voyages, des aventures, des duels. Puis, un soir, chez des amis, à la campagne, il rencontra la fille du comte de Valençay, Paule, très riche, miraculeusement belle, qui avait à peine dix-neuf ans, vingt-deux de moins que lui. Il l'aima à en être fou, et elle l'adora, on dut hâter le mariage. Ce fut alors qu'il racheta les ruines d'Hautecœur pour une misère, dix mille francs je crois, dans l'intention de réparer le château, où il rêvait de s'installer avec sa femme. Pendant neuf mois, ils avaient vécu cachés au fond d'une vieille propriété de l'Anjou, refusant de voir personne, trouvant les heures trop courtes... Paule eut un fils et mourut.
Hubert, en train de tamponner le dessin avec une poncette chargée de blanc, avait levé la tête, très pâle.
Ah ! le malheureux, murmura-t-il.
On raconte qu'il faillit en mourir, continua Hubertine. Une semaine plus tard, il entrait dans les ordres. Il y a vingt ans de cela, et il est évêque aujourd'hui... Mais ce qu'on ajoute, c'est que, pendant vingt ans, il a refusé de voir son fils, cet enfant qui avait coûté la vie à sa mère. Il s'en était débarrassé, en le plaçant chez un oncle de celle-ci, un vieil abbé, ne voulant pas même en recevoir des nouvelles, tâchant d'oublier son existence. Un jour qu'on lui envoyait un portrait du petit, il crut revoir sa chère morte, on le trouva sur le plancher, raidi, comme abattu d'un coup de marteau... Et puis, l'âge, la prière, ont dû apaiser ce grand chagrin, car le bon curé Cornille me disait hier que Monseigneur venait enfin d'appeler son fils près de lui.
Angélique, ayant terminé la rose, si fraîche que l'odeur semblait s'en exhaler du satin, regardait de nouveau par la fenêtre ensoleillée, les yeux noyés d'une rêverie. Elle répéta à voix basse :
Le fils de Monseigneur...
Hubertine achevait son histoire.
Un jeune homme beau comme un dieu, paraît-il. Son père désirait en faire un prêtre. Mais le vieil abbé n'a pas voulu, le petit manquant tout à fait de vocation... Et des millions ! cinquante à ce qu'on raconte ! Oui, sa mère lui aurait laissé cinq millions, qui, placés en achat de terrains, à Paris, en représenteraient plus de cinquante maintenant. Enfin, riche comme un roi !
Riche comme un roi, beau comme un dieu, répéta inconsciemment Angélique, de sa voix de songe.
Et, d'une main machinale, elle prit sur le métier une broche chargée de fil d'or, pour se mettre à la broderie en guipure d'un grand lis. Après avoir dépassé le fil du bec de la broche, elle en fixa le bout avec un point de soie, au bord même du vélin, qui faisait épaisseur. Puis, travaillant, elle dit encore, sans achever sa pensée, perdue dans le vague de son désir :
Oh ! moi, ce que je voudrais, ce que je voudrais...
Le silence retomba, profond, troublé seulement par un chant affaibli qui venait de l'église. Hubert ordonnait son dessin, en repassant, avec un pinceau, toutes les lignes pointillées de la ponçure ; et les ornements de la chape apparaissaient ainsi, en blanc, sur la soie rouge. Ce fut lui qui, de nouveau, parla.
Ces temps anciens, c'était si magnifique ! Les seigneurs portaient des vêtements tout raides de broderies. A Lyon, on en vendait l'étoffe jusqu'à six cents livres l'aune. Il faut lire les statuts et ordonnances des maîtres brodeurs, où il est dit que les brodeurs du roi ont le droit de réquisitionner par la force armée les ouvrières des autres maîtres... Et nous avions des armoiries : d'azur, à la fasce diaprée d'or, accompagnée de trois fleurs de lis de même, deux en chef, une en pointe... Ah ! c'était beau, il y a longtemps !
Il se tut, tapa de l'ongle sur le métier, pour en détacher les poussières. Puis, il reprit :
A Beaumont, on raconte encore sur les Hautecœur une légende que ma mère me répétait souvent, quand j'étais petit... Une peste affreuse ravageait la ville, la moitié des habitants avait déjà succombé, lorsque Jean V, celui qui a rebâti la forteresse, s'aperçut que Dieu lui envoyait le pouvoir de combattre le fléau. Alors, il se rendit nu-pieds chez les malades, s'agenouilla, les baisa sur la bouche ; et, dès que ses lèvres les avaient touchés, en disant : " Si Dieu veut, je veux ", les malades étaient guéris. Voilà pourquoi ces mots sont restés la devise des Hautecœur, qui, tous, depuis ce temps, guérissent la peste... Ah ! de fiers hommes ! une dynastie ! Monseigneur, lui, avant d'entrer dans les ordres, se nommait Jean XII, et le prénom de son fils doit être également suivi d'un chiffre, comme celui d'un prince.
Chacune de ses paroles berçait et prolongeait la rêverie d'Angélique. Elle répéta, de la même voix chantante :
Oh ! ce que je voudrais, moi, ce que je voudrais...
Tenant la broche, sans toucher au fil, elle guipait l'or, en le conduisant de droite à gauche, sur le vélin, alternativement, et en le fixant, à chaque retour, avec un point de soie. Le grand lis d'or, peu à peu, fleurissait.
Oh ! ce que je voudrais, ce que je voudrais, ce serait d'épouser un prince... Un prince que je n'aurais jamais vu, qui viendrait un soir, au jour tombant, me prendre par la main et m'emmener dans un palais... Et ce que je voudrais, ce serait qu'il fût très beau, très riche, oh ! le plus beau, le plus riche que la terre eût jamais porté ! Des chevaux que j'entendrais hennir sous mesfenêtres, des pierreries dont le flot ruissellerait sur mes genoux, de l'or, une pluie, un déluge d'or, qui tomberait de mes deux mains, dès que je les ouvrirais... Et ce que je voudrais encore, ce serait que mon prince m'aimât à la folie, afin moi-même de l'aimer comme une folle. Nous serions très jeunes, très purs et très nobles, toujours, toujours !
Hubert, abandonnant son métier, s'était approché en souriant ; tandis qu'Hubertine, amicale, menaçait la jeune fille du doigt.
Ah ! vaniteuse, ah ! gourmande, tu es donc incorrigible ? Te voilà partie avec ton besoin d'être reine. Ce rêve-là, c'est moins vilain que de voler le sucre et de répondre des insolences. Mais, au fond, va ! le diable est dessous, c'est la passion, c'est l'orgueil qui parlent.
Gaiement, Angélique la regardait.
Mère, mère, qu'est-ce que vous dites ?... Est-ce donc une faute, d'aimer ce qui est beau et riche ? Je l'aime, parce que c'est beau, parce que c'est riche, et que ça me tient chaud, il me semble, là, dans le cœur... Vous savez bien que je ne suis pas intéressée. L'argent, ah ! vous verriez ce que j'en ferais, de l'argent, si j'en avais beaucoup. Il en pleuvrait sur la ville, il en coulerait chez les misérables. Une vraie bénédiction, plus de misère ! D'abord, vous et père, je vous enrichirais, je voudrais vous voir avec des robes et des habits de brocart, comme une dame et un seigneur de l'ancien temps.
Hubertine haussa les épaules.
Folle !... Mais, mon enfant, tu es pauvre, toi, tu n'auras pas un sou en mariage. Comment peux-tu rêver un prince ? Tu épouserais donc un homme plus riche que toi ?
Comment si je l'épouserais !
Et elle avait un air de stupéfaction profonde.
Ah ! oui, je l'épouserais !... Puisqu'il aurait de l'argent, lui, à quoi bon en avoir, moi ? Je lui devrais tout, je l'aimerais bien plus.
Ce raisonnement victorieux enchanta Hubert. Il partait volontiers avec l'enfant, sur l'aile d'un nuage. Il cria :
Elle a raison.
Mais sa femme lui jeta un coup d'œil mécontent. Elle devenait sévère.
Ma fille, tu verras plus tard, tu connaîtras la vie.
La vie, je la connais.
Où aurais-tu pu la connaître ?... Tu es trop jeune, tu ignores le mal. Va, le mal existe, et tout-puissant.
Le mal, le mal...
Angélique articulait lentement ce mot, pour en pénétrer le sens. Et, dans ses yeux purs, c'était la même surprise innocente. Le mal, elle le connaissait bien, la Légende le lui avait assez montré. N'était-ce pas le diable, le mal ? et n'avait-elle pas vu le diable toujours renaissant, mais toujours vaincu ? A chaque bataille, il restait par terre, roué de coups, pitoyable.
Le mal, ah ! mère, si vous saviez comme je m'en moque !... On n'a qu'à se vaincre, et l'on vit heureux.
Hubertine eut un geste d'inquiétude chagrine.
Tu me ferais repentir de t'avoir élevée dans cette maison, seule avec nous, à l'écart de tous, ignorante à ce point de l'existence... Quel paradis rêves-tu donc ? comment t'imagines-tu le monde ?
La face de la jeune fille s'éclairait d'un vaste espoir, tandis que, penchée, elle menait la broche, du même mouvement continu.
Vous me croyez donc bien sotte, mère ?... Le monde est plein de braves gens. Quand on est honnête et qu'on travaille, on en est récompensé, toujours... Oh ! je sais, il y a des méchants aussi, quelques-uns. Mais est-ce qu'ils comptent ? On ne les fréquente pas, ils sont vite punis... Et puis, voyez-vous, le monde, ça me produit de loin l'effet d'un grand jardin, oui ! d'un parc immense, tout plein de fleurs et de soleil. C'est si bon de vivre, la vie est si douce, qu'elle ne peut pas être mauvaise.
Elle s'animait, comme grisée par l'éclat des soies et de l'or.
Le bonheur, c'est très simple. Nous sommes heureux, nous autres. Et pourquoi ? parce que nous nous aimons. Voilà ! ce n'est pas plus difficile... Aussi, vous verrez, quand viendra celui que j'attends. Nous nous reconnaîtrons tout de suite. Je ne l'ai jamais vu, mais je sais comment il doit être. Il entrera, il dira : Je viens te prendre. Alors, je dirai : Je t'attendais, prends-moi. Il me prendra, et ce sera fait, pour toujours. Nous irons dans unpalais dormir sur un lit d'or, incrusté de diamants. Oh ! c'est très simple !
Tu es folle, tais-toi ! interrompit sévèrement Hubertine.
Et, la voyant excitée, près de monter encore dans le rêve :
Tais-toi ! tu me fais trembler... Malheureuse, quand nous te marierons à quelque pauvre diable, tu te briseras les os, en retombant sur la terre. Le bonheur, pour nous misérables, n'est que dans l'humilité et l'obéissance.
Angélique continuait de sourire, avec une obstination tranquille.
Je l'attends, et il viendra.
Mais elle a raison ! s'écria Hubert, soulevé lui aussi, emporté dans sa fièvre. Pourquoi la grondes-tu ?... Elle est assez belle pour qu'un roi nous la demande. Tout arrive.
Tristement, Hubertine leva sur lui ses beaux yeux de sagesse.
Ne l'encourage donc pas à mal faire. Mieux que personne tu sais ce qu'il en coûte de céder à son cœur.
Il devint très pâle, de grosses larmes parurent au bord de ses paupières. Tout de suite, elle avait eu regret de la leçon, elle s'était levée pour lui prendre les mains. Mais lui, se dégagea, répéta d'une voix bégayante :
Non, non, j'ai eu tort... Tu entends, Angélique, il faut écouter ta mère. Nous sommes deux fous, elle seule est raisonnable... J'ai eu tort, j'ai eu tort...
Trop agité pour s'asseoir, laissant la chape qu'il venait de tendre, il s'occupa à coller une bannière, terminée et restée sur le métier. Après avoir pris le pot de colle de Flandre, dans le bahut, il enduisit au pinceau l'envers de l'étoffe, ce qui consolidait la broderie. Ses lèvres avaient gardé un petit frisson, il ne parla plus.
Mais, si Angélique, obéissante, se taisait également, elle continuait tout bas, elle montait plus haut, plus haut encore, dans l'au-delà du désir ; et tout le disait en elle, sa bouche que l'extase entrouvrait, ses yeux où se reflétait l'infini bleu de sa vision. Maintenant, ce rêve de fille pauvre, elle le brodait de son fil d'or ; c'était de lui que naissaient, sur le satin blanc, et les grands lis, et les roses, et le chiffre de Marie. La tige du lis, en couchure chevronnée, avait l'élancement d'un jet de lumière, tandis que les feuilles longues et minces, faites de paillettes cousues chacune avec un brin de cannetille, retombaient en une pluie d'étoiles. Au centre, le chiffre de Marie était l'éblouissement, d'un relief d'or massif, ouvragé de guipure et de gaufrure, brûlant comme une gloire de tabernacle, dans l'incendie mystique de ses rayons. Et les roses de soies tendres vivaient, et la chasuble entière resplendissait, toute blanche, miraculeusement fleurie d'or.
Au bout d'un long silence, Angélique leva la tête. Elle regarda Hubertine d'un air de malice, elle hocha le menton, en répétant :
Je l'attends, et il viendra.
C'était fou, cette imagination. Mais elle s'entêtait. Cela se passerait ainsi, elle en était sûre. Rien n'ébranlait sa conviction souriante.
Quand je te dis, mère, que ces choses arriveront.
Hubertine prit le parti de plaisanter. Et elle la taquina.
Mais je croyais que tu ne voulais pas te marier. Tes saintes, qui t'ont tourné la tête, ne se mariaient pas, elles. Plutôt que de s'y soumettre, elles convertissaient leurs fiancés, elles se sauvaient de chez leurs parents et se laissaient couper le cou.
La jeune fille écoutait, ébahie. Puis, elle éclata d'un grand rire. Toute sa santé, tout son amour de vivre, chantait dans cette gaieté sonore. Ça datait de si loin, les histoires des saintes ! Les temps avaient bien changé, Dieu triomphant ne demandait plus à personne de mourir pour lui. Dans la Légende, le merveilleux l'avait prise, plus que le mépris du monde et le goût de la mort. Ah ! oui, certes, elle voulait se marier, et aimer, et être aimée, et être heureuse !
Méfie-toi ! poursuivit Hubertine, tu feras pleurer Agnès, ta gardienne. Ne sais-tu pas qu'elle refusa le fils du gouverneur et qu'elle préféra mourir, pour épouser Jésus ?
La grosse cloche de la tour se mit à sonner, un vol de moineaux s'envola d'un lierre énorme, qui encadrait une des fenêtres de l'abside. Dans l'atelier, Hubert, toujours muet, venait de pendre la bannière tendue, encore humidede colle, pour qu'elle séchât, à un des grands clous de fer scellés au mur. Le soleil, en tournant, se déplaçait, égayait les vieux outils, le diligent, les tourettes d'osier, le tatignon de cuivre ; et, comme il gagnait les deux ouvrières, le métier où elles travaillaient flamba, avec ses ensubles et ses lattes vernies par l'usage, avec tout ce qui trottait sur l'étoffe, les cannetilles et les paillettes du pâté, les bobines de soie, les broches chargées d'or fin.
Alors, dans ce rayonnement tiède du printemps, Angélique regarda le grand lis symbolique qu'elle avait terminé. Puis, elle répondit de son air d'allégresse confiante :
Mais c'est Jésus que je veux !