Le mariage fut fixé aux premiers jours de mars. Mais Angélique restait très faible, malgré la joie qui rayonnait de toute sa personne. Elle avait d'abord voulu redescendre à l'atelier, dès la première semaine de sa convalescence, s'entêtant à finir le panneau de broderie en bas-relief, pour le siège de Monseigneur : c'était sa dernière tâche d'ouvrière, disait-elle gaiement, on ne lâchait pas une commande au beau milieu. Puis, épuisée par cet effort, elle avait dû de nouveau garder la chambre. Elle y vivait souriante, sans retrouver la santé pleine d'autrefois, toujours blanche et immatérielle comme sous les saintes huiles, allant et venant d'un petit pas de vision, se reposant, songeuse, pendant des heures, d'avoir fait quelque longue course, de sa table à sa fenêtre. Et l'on recula le mariage, on décida qu'on attendrait son complet rétablissement, qui ne pouvait tarder, avec des soins.
Chaque après-midi, Félicien montait la voir. Hubert et Hubertine étaient là, on passait ensemble d'adorables heures, on refaisait les mêmes projets, continuellement. Assise, elle se montrait d'une vivacité rieuse, la première à parler des jours si remplis de leur prochaine existence, les voyages, Hautecœur à restaurer, toutes les félicités à connaître. On l'aurait dite bien sauvée alors, reprenant des forces, dans le printemps hâtif qui entrait, chaque jour plus tiède, par la fenêtre ouverte. Et elle ne retombait aux gravités de ses songeries que lorsqu'elle était seule,ne craignant pas d'être vue. La nuit, des voix l'avaient effleurée ; puis, c'était un appel de la terre, à son entour ; en elle aussi, la clarté se faisait, elle comprenait que le miracle continuait uniquement pour la réalisation de son rêve. N'était-elle pas morte déjà, n'existant plus parmi les apparences que grâce à un répit des choses ? Cela, aux heures de solitude, la berçait avec une douceur infinie, sans regret à l'idée d'être emportée dans sa joie, certaine toujours d'aller jusqu'au bout du bonheur. Le mal attendrait. Sa grande allégresse en devenait simplement sérieuse, elle s'abandonnait, inerte, ne sentait plus son corps, volait aux pures délices ; et il fallait qu'elle entendît les Hubert rouvrir la porte, ou que Félicien entrât la voir, pour qu'elle se redressât, feignant la santé revenue, causant avec des rires de leurs années de ménage, très loin, dans l'avenir.
Vers la fin de mars, Angélique sembla s'égayer encore. Deux fois, toute seule, elle avait eu des évanouissements. Un matin, elle venait de tomber au pied du lit, comme Hubert lui montait justement une tasse de lait ; et, pour le tromper, elle plaisanta par terre, raconta qu'elle cherchait une aiguille perdue. Puis, le lendemain, elle se fit très joyeuse, elle parla de brusquer le mariage, de le mettre à la mi-avril. Tous se récrièrent : elle était encore si faible, pourquoi ne pas attendre ? rien ne pressait. Mais elle s'enfiévra, elle voulait tout de suite, tout de suite. Hubertine, surprise, eut un soupçon devant cette hâte, la regarda un instant, pâlissante au petit souffle froid qui l'effleurait. Déjà, la chère malade se calmait, dans son tendre besoin de faire illusion aux autres, elle qui se savait condamnée. Hubert et Félicien, encontinuelle adoration, n'avaient rien vu, rien senti. Et, se mettant debout par un effort de volonté, allant et venant de son pas souple d'autrefois, elle était charmante, elle dit que la cérémonie achèverait de la guérir, tant elle serait heureuse. D'ailleurs, Monseigneur déciderait. Quand, le soir même, l'évêque fut là, elle lui expliqua son désir, les yeux dans les siens, sans le quitter du regard, la voix si douce, que, sous les mots, il y avait l'ardente supplication de ce qu'elle ne disait pas. Monseigneur savait, et il comprit. Il fixa le mariage à la mi-avril.
Alors, on vécut dans le tumulte, de grands préparatifs furent faits. Hubert, malgré sa tutelle officieuse, avait dû demander son consentement au directeur de l'Assistance publique, qui représentait toujours le conseil de famille, Angélique n'étant point majeure ; et monsieur Grandsire, le juge de paix, s'était chargé de ces détails, afin d'en éviter le côté pénible à Félicien et à la jeune fille. Mais celle-ci, ayant vu qu'on se cachait, se fit monter un jour son livret d'élève, désirant le remettre elle-même à son fiancé. Elle était désormais en état d'humilité parfaite, elle voulait qu'il sût bien la bassesse d'où il la tirait, pour la hausser dans la gloire de son nom légendaire et de sa grande fortune. C'étaient ses parchemins, à elle, cette pièce administrative, cet écrou où il n'y avait qu'une date suivie d'un numéro. Elle le feuilleta une fois encore, puis le lui donna sans confusion, joyeuse de ce qu'elle n'était rien et de ce qu'il la faisait tout. Il en fut touché profondément, il s'agenouilla, lui baisa les mains avec des larmes, comme si ce fût elle qui lui eût fait l'unique cadeau, le royal cadeau de son cœur.
Les préparatifs, pendant deux semaines, occupèrent Beaumont, bouleversèrent la ville haute et la ville basse. Vingt ouvrières, disait-on, travaillaient nuit et jour au trousseau. La robe de noce, à elle seule, en occupait trois ; et il y aurait une corbeille d'un million, un flot de dentelles, de velours, de satin et de soie, un ruissellement de pierreries, des diamants de reine. Mais surtout ce qui remuait le monde, c'étaient les aumônes considérables, la mariée ayant voulu donner aux pauvres autant qu'on lui donnait, à elle, un autre million qui venait de s'abattre sur la contrée, en une pluie d'or. Enfin, elle contentait son ancien besoin de charité, dans les prodigalités du rêve, les mains ouvertes, laissant couler sur les misérables un fleuve de richesse, un débordement de bien-être. De la petite chambre blanche et nue, du vieux fauteuil où elle était clouée, elle en riait de ravissement, lorsque l'abbé Cornille lui apportait les listes de distribution. Encore, encore ! on ne distribuait jamais assez. Elle aurait désiré le père Mascart attablé devant des festins de prince, les Chouteau vivant dans le luxe d'un palais, la mère Gabet guérie, redevenue jeune, à force d'argent ; et les Lamballeuse, la mère et les trois filles, elle les aurait comblées de toilettes et de bijoux. La grêle des pièces d'or redoublait sur la ville, ainsi que dans les contes de fées, au-delà même des nécessités quotidiennes, pour la beauté et la joie, la gloire de l'or, tombant à la rue et luisant au grand soleil de la charité.
Enfin, la veille du beau jour, tout fut prêt. Félicien avait acquis, derrière l'Evêché, rue Magloire, un ancien hôtel, qu'on achevait d'installer somptueusement. C'étaient de grandes pièces, ornées d'admirables tentures,emplies des meubles les plus précieux, un salon en vieilles tapisseries, un boudoir bleu, d'une douceur de ciel matinal, une chambre à coucher surtout, un nid de soie blanche et de dentelle blanche, rien que du blanc, léger, envolé, le frisson même de la lumière. Mais Angélique, qu'une voiture devait venir prendre, avait constamment refusé d'aller voir ces merveilles. Elle en écoutait le récit avec un sourire enchanté, et elle ne donnait aucun ordre, elle ne voulait point s'occuper de l'arrangement. Non, non, cela se passait très loin, dans cet inconnu du monde qu'elle ignorait encore. Puisque ceux qui l'aimaient lui préparaient ce bonheur, si tendrement, elle désirait y entrer, ainsi qu'une princesse venue des pays chimériques, abordant au royaume réel, où elle régnerait. Et, de même, elle se défendait de connaître la corbeille, qui, elle aussi, était là-bas, le trousseau de linge fin, brodé à son chiffre de marquise, les toilettes de gala chargées de broderies, les bijoux anciens, tout un lourd trésor de cathédrale, et les joyaux modernes, des prodiges de monture délicate, des brillants dont la pluie ne montrait que leur eau pure. Il suffisait à la victoire de son rêve que cette fortune l'attendît chez elle, rayonnante dans la réalité prochaine de la vie. Seule, la robe de noce fut apportée, le matin du mariage.
Ce matin-là, éveillée avant les autres, dans son grand lit, Angélique eut une minute de défaillance désespérée, en craignant de ne pouvoir se tenir debout. Elle essayait, sentait plier ses jambes ; et, démentant la vaillante sérénité qu'elle montrait depuis des semaines, une angoisse affreuse, la dernière, cria de tout son être. Puis, dès qu'elle vit entrer Hubertine joyeuse, elle fut surprisede marcher, car ce n'étaient plus ses forces à elle, une aide sûrement lui venait de l'invisible, des mains amies la portaient. On l'habilla, elle ne pesait plus rien, elle était si légère, que, plaisantant, sa mère s'en étonnait, lui disait de ne pas bouger davantage, si elle ne voulait point s'envoler. Et, pendant toute la toilette, la petite maison fraîche des Hubert, vivant au flanc de la cathédrale, frissonna du souffle énorme de la géante, de ce qui déjà y bourdonnait de la cérémonie, l'activité fiévreuse du clergé, les volées des cloches surtout, un branle continu d'allégresse, dont vibraient les vieilles pierres.
Sur la ville haute, depuis une heure, les cloches sonnaient, comme aux grandes fêtes. Le soleil s'était levé radieux, une limpide matinée d'avril, une ondée de rayons printaniers, vivante des appels sonores qui avaient mis debout les habitants. Beaumont entier était en liesse pour le mariage de la petite brodeuse, que tous les cœurs épousaient. Ce beau soleil criblant les rues, c'était comme la pluie d'or, les aumônes des contes de fées, qui ruisselaient de ses mains frêles. Et, sous cette joie de la lumière, la foule se portait en masse vers la cathédrale, emplissant les bas-côtés, débordant sur la place du Cloître. Là, se dressait la grande façade, ainsi qu'un bouquet de pierre, très fleuri, du gothique le plus orné, au-dessus de la sévère assise romane. Dans les tours, les cloches continuaient à sonner, et la façade semblait être la gloire même de ces noces, l'envolée de la fille pauvre au travers du miracle, tout ce qui s'élançait et flambait, avec la dentelle ajourée, la floraison liliale des colonnettes, des balustrades, des arcatures, des niches de saints surmontées de dais, des pignons évidés en trèfle,garnis de crossettes et de fleurons, des roses immenses, épanouissant le mystique rayonnement de leurs meneaux.
A dix heures, les orgues grondèrent, Angélique et Félicien entraient, marchant à petits pas vers le maître-autel, entre les rangs pressés de la foule. Un souffle d'admiration attendrie fit onduler les têtes. Lui, très ému, passait fier et grave, dans sa beauté blonde de jeune dieu, aminci encore par la sévérité de l'habit noir. Mais elle, surtout, soulevait les cœurs, si adorable, si divine, d'un charme mystérieux de vision. Sa robe était de moire blanche, simplement couverte de vieilles malines, que retenaient des perles, des cordons de perles fines dessinant les garnitures du corsage et les volants de la jupe. Un voile d'ancien point d'Angleterre, fixé sur la tête par une triple couronne de perles, l'enveloppait, descendait jusqu'aux talons. Et rien autre, pas une fleur, pas un bijou, rien que ce flot léger, ce nuage frissonnant, qui semblait mettre dans un battement d'ailes sa petite figure douce de vierge de vitrail, aux yeux de violette, aux cheveux d'or.
Deux fauteuils de velours cramoisi attendaient Félicien et Angélique devant l'autel ; et, derrière eux, pendant que les orgues élargissaient leur phrase de bienvenue, Hubert et Hubertine s'agenouillèrent sur les prie-Dieu destinés à la famille. La veille, ils avaient eu une joie immense, dont ils demeuraient éperdus, ne trouvant point assez d'actions de grâces pour leur bonheur à eux, qui s'ajoutait à celui de leur fille. Hubertine, étant allée au cimetière une fois encore, dans la pensée triste de leur solitude, de la petite maison vide, lorsque cette fille aimée ne serait plus là, avait supplié samère longtemps ; et, tout d'un coup, un choc en elle l'avait redressée, frémissante, exaucée enfin. Du fond de la terre, après trente ans, la morte obstinée pardonnait, leur envoyait l'enfant du pardon, si ardemment désiré et attendu. Etait-ce la récompense de leur charité, de cette pauvre créature de misère recueillie, un jour de neige, à la porte de la cathédrale, aujourd'hui mariée à un prince, dans toute la pompe des grandes cérémonies ? Ils en restaient sur les deux genoux, sans prière, sans paroles formulées, ravis de gratitude, tout leur être s'exhalant en un remerciement infini. Et, de l'autre côté de la nef, sur son siège épiscopal, Monseigneur était lui aussi de la famille, plein de la majesté du Dieu qu'il représentait : il resplendissait, dans la gloire de ses vêtements sacrés, la face d'une hauteur sereine, dégagé des passions de ce monde ; tandis que les deux anges du panneau de broderie, au-dessus de sa tête, soutenaient les armes éclatantes des Hautecœur.
Alors, la solennité commença. Tout le clergé était présent, des prêtres étaient venus des paroisses, pour honorer leur évêque. Dans ce flot blanc des surplis, dont les grilles débordaient, luisaient les chapes d'or des chantres et les robes rouges des enfants de chœur. L'éternelle nuit des bas-côtés, sous l'écrasement des chapelles romanes, s'éclairait ce matin-là du limpide soleil d'avril, allumant les vitraux, où rougeoyait une braise de pierreries. Mais l'ombre de la nef, surtout, flambait d'un fourmillement de cierges, des cierges aussi nombreux que les étoiles en un ciel d'été : au milieu, le maître-autel en était incendié, l'ardent buisson symbolique brûlant du feu des âmes ; et il y en avait dansdes flambeaux, dans des torchères, dans des lustres ; et, devant les époux, deux grands candélabres, à branches rondes, faisaient comme deux soleils. Des massifs de plantes vertes changeaient le chœur en un jardin vivace, que fleurissaient de grosses touffes d'azalées blanches, de camélias blancs et de lilas blancs. Jusqu'au fond de l'abside, étincelaient des échappées d'or et d'argent, des pans entrevus de velours et de soie, un éblouissement lointain de tabernacle, parmi les verdures. Et, au-dessus de ce braisillement, la nef s'élançait, les quatre énormes piliers du transept montaient soutenir la voûte, dans le souffle tremblant de ces milliers de petites flammes, qui donnaient un frisson à la pleine lumière des hautes fenêtres gothiques.
Angélique avait voulu être mariée par le bon abbé Cornille, et lorsqu'elle le vit s'avancer en surplis, avec l'étole blanche, suivi de deux clercs, elle eut un sourire. C'était enfin la réalisation de son rêve, elle épousait la fortune, la beauté, la puissance, au-delà de tout espoir. L'église chantait par ses orgues, rayonnait par ses cierges, vivait par son peuple de fidèles et de prêtres. Jamais l'antique vaisseau n'avait resplendi d'une pompe plus souveraine, comme élargi, dans son luxe sacré, d'une expansion de bonheur. Et Angélique souriait, sachant quelle avait la mort en elle, au milieu de cette joie, célébrant sa victoire. En entrant, elle venait d'avoir un regard pour la chapelle Hautecœur, où dormaient Laurette et Balbine, les Mortes heureuses, emportées toutes jeunes en pleine félicité d'amour. A cette heure dernière, elle était parfaite, victorieuse de sa passion, corrigée, renouvelée, n'ayant même plus l'orgueil dutriomphe, résignée à cette envolée de son être, dans l'hosanna de sa grande amie, la cathédrale. Lorsqu'elle s'agenouilla, ce fut en servante très humble et très soumise, entièrement lavée du péché d'origine ; et elle était aussi très gaie de son renoncement.
L'abbé Cornille, après être descendu de l'autel, fit l'exhortation, d'une voix amie. Il donna en exemple le mariage que Jésus avait contracté avec l'Eglise, il parla de l'avenir, des jours à vivre dans la foi, des enfants qu'il faudrait élever en chrétiens ; et là, de nouveau, en face de cet espoir, Angélique sourit ; tandis que Félicien, près d'elle, frémissait, à l'idée de tout ce bonheur, qu'il croyait fixé maintenant. Puis, vinrent les demandes du rituel, les réponses qui lient pour l'existence entière, le " oui " décisif, qu'elle prononça, émue, du fond de son cœur, qu'il dit plus haut, avec une gravité tendre. L'irrévocable était fait, le prêtre avait mis leurs mains droites l'une dans l'autre, en murmurant la formule :
Les orgues, alors, clamèrent d'allégresse, derrière l'abbé Cornille, qui se retirait avec les clercs. Monseigneur, immobile en sa majesté, abaissait sur le couple ses yeux d'aigle, très doux. A genoux toujours, les Hubert levaient la tête, aveuglés de larmes heureuses. Et la phrase énorme des orgues roula, se perdit en une grêle de petites notes aiguës, pleuvant sous les voûtes, pareilles à un chant matinal d'alouette. Un long frémissement, une rumeur attendrie avait agité la foule des fidèles, entassée dans la nef et dans les bas-côtés. L'église, parée de fleurs, étincelante de cierges, éclatait de la joie du sacrement.
Puis, ce furent encore deux heures de souveraine pompe, la messe chantée, avec les encensements. Le célébrant avait paru, vêtu de la chasuble blanche, accompagné du cérémoniaire, des deux thuriféraires tenant l'encensoir et la navette, des deux acolytes portant les grands chandeliers d'or allumés. Et la présence de Monseigneur compliquait le rite, les saluts, les baisers. A chaque minute, des inclinations, des génuflexions faisaient battre les ailes des surplis. Dans les vieilles stalles fleuries de sculptures, tout le chapitre se levait ; et c'était, à d'autres instants, comme une haleine du ciel qui prosternait d'un coup le clergé, dont la foule emplissait l'abside. Le célébrant chantait à l'autel. Il se taisait, allait s'asseoir, pendant que le chœur, à son tour, longuement, continuait, des phrases graves de chantre, des notes finesd'enfant de chœur, légères, aériennes comme des flûtes d'archange. Une voix, très belle, très pure, s'éleva, une voix de jeune fille délicieuse à entendre, la voix, disait-on, de mademoiselle Claire de Voincourt, qui avait voulu chanter à ces noces du miracle. Les orgues qui l'accompagnaient avaient un large soupir attendri, une sérénité d'âme bonne et heureuse. Il se produisait de brusques silences, puis les orgues éclataient de nouveau en roulements formidables, pendant que le cérémoniaire ramenait les acolytes avec leurs chandeliers, conduisait les thuriféraires au célébrant, qui bénissait l'encens des navettes. Et, à tous moments, des volées d'encensoir montaient, avec le vif éclair et le bruit argentin des chaînettes. Une nuée odorante bleuissait dans l'air, on encensait l'évêque, le clergé, l'autel, l'Evangile, chaque personne et chaque chose à son tour, jusqu'aux masses profondes du peuple, de trois coups, à droite, à gauche, et en face.
Cependant, Angélique et Félicien, à genoux, écoutaient dévotement la messe, qui est la consommation mystérieuse du mariage de Jésus et de l'Eglise. On leur avait mis en la main, à chacun, une chandelle ardente, symbole de la virginité conservée depuis le baptême. Après l'oraison dominicale, ils étaient restés sous le voile, signe de soumission, de pudeur et de modestie, pendant que le prêtre, debout du côté de l'Epître, lisait les prières prescrites. Ils tenaient toujours les chandelles ardentes, qui sont aussi un avertissement de songer à la mort, même dans la joie des justes noces. Et c'était fini, l'offrande était faite, le célébrant s'en allait, accompagné du cérémoniaire, des thuriféraires et des acolytes, aprèsavoir prié Dieu de bénir les époux, afin qu'ils voient croître et multiplier leurs enfants, jusqu'à la troisième et la quatrième génération.
A ce moment, la cathédrale entière exulta. Les orgues entamèrent la marche triomphale, dans un tel éclat de foudre, que le vieil édifice en tremblait. Frémissante, la foule était debout, se haussait pour voir ; des femmes montaient sur les chaises, il y avait des rangs pressés de têtes, jusqu'au fond des chapelles noires des collatéraux ; et tout ce peuple souriait, le cœur battant. Les milliers de cierges, en cet adieu final, semblaient brûler plus haut, allongeant leurs flammes, des langues de feu dont vacillaient les voûtes. Un dernier hosanna du clergé montait, dans les fleurs et les verdures, au milieu du luxe des ornements et des vases sacrés. Mais, tout d'un coup, la grand-porte, sous les orgues, ouverte à deux battants, troua le mur sombre d'une nappe de plein jour. C'était la claire matinée d'avril, le vivant soleil du printemps, la place du Cloître avec ses gaies maisons blanches ; et là une autre foule attendait les époux, plus nombreuse encore, d'une sympathie plus impatiente, agitée déjà de gestes et d'acclamations. Les cierges avaient pâli, les orgues couvraient de leur tonnerre les bruits de la rue.
Et, d'une marche lente, entre la double haie des fidèles, Angélique et Félicien se dirigèrent vers la porte. Après le triomphe, elle sortait du rêve, elle marchait là-bas, pour entrer dans la réalité. Ce porche de lumière crue ouvrait sur le monde qu'elle ignorait ; et elle ralentissait le pas, elle regardait les maisons actives, la foule tumultueuse, tout ce qui la réclamait et la saluait. Sa faiblesse était si grande, que son mari devait presque laporter. Pourtant, elle souriait toujours, elle songeait à cet hôtel princier, plein de bijoux et de toilettes de reine, où l'attendait la chambre des noces, toute de soie blanche. Une suffocation l'arrêta, puis elle eut la force de faire quelques pas encore. Son regard avait rencontré l'anneau passé à son doigt, elle souriait de ce lien éternel. Alors, au seuil de la grand-porte, en haut des marches qui descendaient sur la place, elle chancela. N'était-elle pas allée jusqu'au bout du bonheur ? N'était-ce pas là que la joie d'être finissait ? Elle se haussa d'un dernier effort, elle mit sa bouche sur la bouche de Félicien. Et, dans ce baiser, elle mourut.
Mais la mort était sans tristesse. Monseigneur, de son geste habituel de bénédiction pastorale, aidait cette âme à se délivrer, calmé lui-même, retourné au néant divin. Les Hubert, pardonnés, rentrant dans l'existence, avaient la sensation extasiée qu'un songe finissait. Toute la cathédrale, toute la ville étaient en fête. Les orgues grondaient plus haut, les cloches sonnaient à la volée, la foule acclamait le couple d'amour, au seuil de l'église mystique, sous la gloire du soleil printanier. Et c'était un envolement triomphal, Angélique heureuse, pure, élancée, emportée dans la réalisation de son rêve, ravie des noires chapelles romanes aux flamboyantes voûtes gothiques, parmi les restes d'or et de peinture, en plein paradis des légendes.
Félicien ne tenait plus qu'un rien très doux et très tendre, cette robe de mariée, toute de dentelles et de perles, la poignée de plumes légères, tièdes encore, d'un oiseau. Depuis longtemps, il sentait bien qu'il possédait une ombre. La vision, venue de l'invisible, retournait àl'invisible. Ce n'était qu'une apparence, qui s'effaçait, après avoir créé une illusion. Tout n'est que rêve. Et, au sommet du bonheur, Angélique avait disparu, dans le petit souffle d'un baiser.