Cette nuit-là, Angélique ne put dormir. Une insomnie la tenait les paupières ardentes, dans l'extrême faiblesse où elle était ; et, comme les Hubert s'étaient couchés et que minuit allait sonner bientôt, elle préféra se relever, malgré l'effort immense, prise de la peur de mourir, si elle restait au lit davantage.
Elle étouffait, elle passa un peignoir, se traîna jusqu'à la fenêtre, qu'elle ouvrit toute grande. L'hiver était pluvieux, d'une douceur humide. Puis, elle s'abandonna dans son fauteuil, après avoir, devant elle, sur la petite table, relevé la mèche de la lampe, qu'on laissait allumée la nuit entière. Là, près du volume de
Mais elle, qui, depuis deux heures, se retournait en vain dans ses draps brûlants, céda presque tout de suite au sommeil, dès qu'elle fut assise. Sa tête se renversa, soutenue par le dossier, s'inclina un peu sur l'épaule droite ; et, la soie étant demeurée entre ses mains immobiles, on aurait dit qu'elle travaillait encore. Très blanche, très calme, elle dormait sous la lampe, dans lachambre d'une paix et d'une blancheur de tombe. La lumière pâlissait le grand lit royal, drapé de sa perse rose déteinte. Seuls, le coffre, l'armoire, les sièges de vieux chêne tranchaient, tachaient les murs de deuil. Des minutes s'écoulèrent, elle dormait très calme et très blanche.
Enfin, il y eut un bruit. Et, sur le balcon, Félicien parut, tremblant, amaigri, comme elle. Sa face était bouleversée, il s'élançait dans la chambre, lorsqu'il l'aperçut, affaissée ainsi au fond du fauteuil, pitoyable et si belle. Une douleur infinie lui serra le cœur, il s'agenouilla, s'abîma dans une contemplation navrée. Elle n'était donc plus, le mal l'avait donc détruite, qu'elle lui semblait ne plus peser, s'être allongée là, ainsi qu'une plume que le vent allait reprendre ? Dans son clair sommeil, sa souffrance se voyait, et sa résignation. Il ne la reconnaissait qu'à sa grâce de lis, l'élancement de son col délicat sur ses épaules tombantes, sa face longue et transfigurée de vierge volant au ciel. Les cheveux n'étaient plus que de la lumière, l'âme de neige éclatait sous la soie transparente de la peau. Elle avait la beauté des saintes délivrées de leur corps, il en était ébloui et désespéré, dans un saisissement qui l'immobilisait, les mains jointes. Elle ne se réveillait pas, il la regardait toujours.
Un petit souffle des lèvres de Félicien dut passer sur le visage d'Angélique. Tout d'un coup, elle ouvrit des yeux très grands. Elle ne bougeait pas, elle le regardait à son tour, avec un sourire, comme dans un rêve. C'était lui, elle le reconnaissait, bien qu'il fût changé. Mais ellecroyait sommeiller encore, car il lui arrivait de le voir ainsi en dormant, ce qui, au réveil, aggravait sa peine.
Il avait tendu les mains, il parla.
Chère âme, je vous aime... On m'a dit ce que vous souffriez, et je suis accouru... Me voici, je vous aime.
Elle frémissait, elle passait les doigts sur ses paupières, d'un geste machinal.
Ne doutez plus... Je suis à vos pieds, et je vous aime, je vous aime toujours.
Alors, elle eut un cri.
Ah ! c'est vous... Je ne vous attendais plus, et c'est vous...
De ses mains tâtonnantes, elle lui avait pris les siennes, elle s'assurait qu'il n'était pas une vision errante du sommeil.
Vous m'aimez toujours, et je vous aime, ah ! plus que je ne croyais pouvoir aimer !
C'était un étourdissement de bonheur, une première minute d'allégresse absolue, où ils oubliaient tout, pour n'être qu'à cette certitude de s'aimer encore, et de se le dire. Les souffrances de la veille, les obstacles du lendemain, avaient disparu ; ils ne savaient comment ils étaient là ; mais ils y étaient, ils mêlaient leurs douces larmes, ils se serraient d'une étreinte chaste, lui éperdu de pitié, elle si émaciée par le chagrin, qu'il n'avait d'elle, entre les bras, qu'un souffle. Dans l'enchantement de sa surprise, elle restait comme paralysée, chancelante et bienheureuse au fond du fauteuil, ne retrouvant pas sesmembres, ne se soulevant à demi que pour retomber, sous l'ivresse de sa joie.
Ah ! cher seigneur, mon désir unique est accompli : je vous aurai revu, avant de mourir.
Il releva la tête, il eut un geste d'angoisse.
Mourir !... Mais je ne veux pas ! Je suis là, je vous aime.
Elle souriait divinement.
Oh ! je puis mourir, puisque vous m'aimez. Cela ne m'effraie plus, je m'endormirai ainsi, sur votre épaule... Dites-moi encore que vous m'aimez.
Je vous aime, comme je vous aimais hier, comme je vous aimerai demain... N'en doutez jamais, cela est pour l'éternité.
Oui, pour l'éternité, nous nous aimons.
Angélique, extasiée, regardait devant elle, dans la blancheur de la chambre. Mais, peu à peu, un réveil la rendit grave. Elle réfléchissait enfin, au milieu de cette grande félicité qui l'avait étourdie. Et les faits l'étonnaient.
Si vous m'aimez, pourquoi n'êtes-vous pas venu ?
Vos parents m'ont dit que vous n'aviez plus d'amour pour moi. J'ai manqué aussi d'en mourir... Et c'est lorsque je vous ai sue malade, que je me suis décidé, quitte à être chassé de cette maison, dont on me fermait la porte.
Ma mère me disait également que vous ne m'aimiez plus, et j'ai cru ma mère... Je vous avais rencontré avec cette demoiselle, je pensais que vous obéissiez à Monseigneur.
Non, j'attendais. Mais j'ai été lâche, j'ai tremblé devant lui.
Il y eut un silence. Angélique s'était redressée. Sa face devenait dure, le front coupé d'un pli de colère.
Alors, on nous a trompés l'un et l'autre, on nous a menti pour nous séparer... Nous nous aimions, et on nous a torturés, on a failli nous tuer tous les deux... Eh bien ! c'est abominable, cela nous délie de nos serments. Nous sommes libres.
Un furieux mépris l'avait mise debout. Elle ne sentait plus son mal, ses forces revenaient, dans ce réveil de sa passion et de son orgueil. Avoir cru son rêve mort, et tout d'un coup le retrouver vivant et rayonnant ! se dire qu'ils n'avaient pas démérité de leur amour, que les coupables étaient les autres ! Ce grandissement d'elle-même, ce triomphe enfin certain, l'exaltaient, la jetaient à une révolte suprême.
Allons, partons ! dit-elle simplement.
Et elle marchait par la chambre, vaillante, dans toute son énergie et sa volonté. Déjà, elle choisissait un manteau pour s'en couvrir les épaules. Une dentelle, sur sa tête, suffirait.
Félicien avait eu un cri de bonheur, car elle devançait son désir, il ne songeait qu'à cette fuite, sans trouver l'audace de la lui proposer. Oh ! partir ensemble,disparaître, couper court à tous les ennuis, à tous les obstacles ! Et cela à l'instant, en s'évitant même le combat de la réflexion !
Oui, tout de suite, partons, ma chère âme. Je venais vous prendre, je sais où nous aurons une voiture. Avant le jour, nous serons loin, si loin, que jamais personne ne pourra nous rejoindre.
Elle ouvrait des tiroirs, les refermait violemment, sans rien y prendre, dans une exaltation croissante. Comment ! elle se torturait depuis des semaines, elle avait travaillé à le chasser de sa mémoire, même elle croyait y avoir réussi ! et il n'y avait rien de fait, et cet affreux travail était à refaire ! Non, jamais elle n'aurait cette force. Puisqu'ils s'aimaient, c'était bien simple : ils s'épousaient, aucune puissance ne les détacherait l'un de l'autre.
Voyons, que dois-je emporter ?... Ah ! j'étais sotte, avec mes scrupules d'enfant. Quand je songe qu'ils sont descendus jusqu'à mentir ! Oui, je serais morte, qu'ils ne vous auraient pas appelé... Faut-il prendre du linge, des vêtements, dites ? Voici une robe plus chaude... Et ils m'avaient mis un tas d'idées, un tas de peurs dans la tête. Il y a le bien, il y a le mal, ce qu'on peut faire, ce qu'on ne peut pas faire, des choses compliquées, à vous rendre imbécile. Ils mentent toujours, ce n'est pas vrai : il n'y a que le bonheur de vivre, d'aimer celui qui vous aime... Vous êtes la fortune, la beauté, la jeunesse, mon cher seigneur, et je me donne à vous, à jamais, entièrement, et mon unique plaisir est en vous, et faites de moi ce qu'il vous plaira.
Elle triomphait, dans une flambée de tous les feux héréditaires que l'on croyait morts. Des musiques l'enivraient ; elle voyait leur royal départ, ce fils de princes l'enlevant, la faisant reine d'un royaume lointain ; et elle le suivait, pendue à son cou, couchée sur sa poitrine, dans un tel frisson de passion ignorante, que tout son corps en défaillait de joie. N'être plus que tous les deux, s'abandonner au galop des chevaux, fuir et disparaître dans une étreinte !
Je n'emporte rien, n'est-ce pas ?... A quoi bon ?
Il brûlait de sa fièvre, déjà devant la porte.
Non, rien... Partons vite.
Oui, partons, c'est cela.
Et elle l'avait rejoint. Mais elle se retourna, elle voulut donner un dernier regard à la chambre. La lampe brûlait avec la même douceur pâle, le bouquet d'hortensias et de roses trémières fleurissait toujours, une rose inachevée, vivante pourtant, au milieu du métier, semblait l'attendre. Surtout, jamais la chambre ne lui avait paru si blanche, les murs blancs, le lit blanc, l'air blanc, comme empli d'une haleine blanche.
Quelque chose en elle vacilla, et il lui fallut s'appuyer au dossier d'une chaise.
Qu'avez-vous ? demanda Félicien inquiet.
Elle ne répondait pas, elle respirait difficilement. Reprise d'un frisson, les jambes déjà brisées, elle dut s'asseoir.
Ne vous inquiétez pas, ce n'est rien... Une minute de repos seulement, et nous partons.
Ils se turent. Elle regardait dans la chambre, comme si elle y eût oublié un objet précieux, qu'elle n'aurait pu dire. C'était un regret, d'abord léger, puis qui grandissait et lui étouffait peu à peu la poitrine. Elle ne se rappelait plus. Etait-ce tout ce blanc qui la retenait ainsi ? Toujours elle avait aimé le blanc, jusqu'à voler les bouts de soie blanche, pour s'en donner le plaisir en cachette.
Une minute, une minute encore, et nous partons, mon cher seigneur.
Mais elle ne faisait même plus un effort pour se lever. Anxieux, il s'était remis à genoux devant elle.
Est-ce que vous souffrez, ne puis-je rien pour votre soulagement ? Si vous avez froid, je prendrai vos petits pieds dans mes mains, et je les réchaufferai, jusqu'à ce qu'ils soient assez vaillants pour courir.
Elle hocha la tête.
Non, non, je n'ai pas froid, je pourrai marcher... Attendez une minute, une seule minute.
Il voyait bien que d'invisibles chaînes la liaient aux membres, la rattachaient là, si fortement, que, dans un instant peut-être, il lui serait impossible de l'en arracher. Et, s'il ne l'emmenait pas tout de suite, il songeait à la lutte inévitable avec son père, le lendemain, à ce déchirement, devant lequel il reculait depuis des semaines. Alors, il se fit pressant, d'une supplication ardente.
Venez, les routes sont noires à cette heure, la voiture nous emportera dans les ténèbres ; et nous irons toujours, toujours, bercés, endormis aux bras l'un de l'autre, comme enfouis sous un duvet, sans craindre les fraîcheurs de la nuit ; et, quand le jour se lèvera, nous continuerons dans le soleil, encore, encore plus loin, jusqu'à ce que nous soyons arrivés au pays où l'on est heureux... Personne ne nous connaîtra, nous vivrons, cachés au fond de quelque grand jardin, n'ayant d'autre soin que de nous aimer davantage, à chaque journée nouvelle. Il y aura là des fleurs grandes comme des arbres, des fruits plus doux que le miel. Et nous vivrons de rien, au milieu de cet éternel printemps, nous vivrons de nos baisers, ma chère âme.
Elle frissonna sous ce brûlant amour, dont il lui chauffait la face. Tout son être défaillait, à l'effleurement des joies promises.
Oh ! dans un moment, tout à l'heure !
Puis, si les voyages nous fatiguent, nous reviendrons ici, nous relèverons les murs du château d'Hautecœur, et nous y achèverons nos jours. C'est mon rêve... Toute notre fortune, s'il le faut, y sera jetée, à main ouverte. De nouveau, le donjon commandera aux deux vallées. Nous habiterons le logis d'honneur, entre la tour de David et la tour de Charlemagne. Le colosse en entier sera rétabli, comme aux jours de sa puissance, les courtines, les bâtiments, la chapelle, dans le luxe barbare d'autrefois... Et je veux que nous y menions l'existence des temps anciens, vous princesse, et moi prince, au milieu d'une suite d'hommes d'armes et de pages. Nosmurailles de quinze pieds d'épaisseur nous isoleront, nous serons dans la légende... Le soleil baisse derrière les coteaux, nous revenons d'une chasse, sur de grands chevaux blancs, parmi le respect des villages agenouillés. Le cor sonne, le pont-levis s'abaisse. Des rois, le soir, sont à notre table. La nuit, notre couche est sur une estrade, surmontée d'un dais, comme un trône. Des musiques jouent, lointaines, très douces, tandis que nous nous endormons aux bras l'un de l'autre, dans la pourpre et l'or.
Frémissante, elle souriait maintenant d'un orgueilleux plaisir, combattue d'une souffrance, qui revenait, l'envahissait, effaçant le sourire de sa bouche douloureuse. Et, comme de son geste machinal elle écartait les visions tentatrices, il redoubla de flamme, tâcha de la saisir, de la faire sienne, entre ses bras éperdus.
Oh ! venez, oh ! soyez à moi... Fuyons, oublions tout dans notre bonheur.
Elle se dégagea brusquement, d'une révolte instinctive ; et, debout, ces mots jaillirent de ses lèvres :
Non, non, je ne peux pas, je ne peux plus !
Pourtant, elle se lamentait, encore ravagée par la lutte, hésitante, bégayante.
Je vous en prie, soyez bon, ne me pressez pas, attendez... Je voudrais tant vous obéir pour vous prouver que je vous aime, m'en aller à votre bras dans les beaux pays lointains, habiter royalement ensemble le château de vos rêves. Cela me semblait si facile, j'avais si souventrefait le plan de notre fuite... Et, que vous dirai-je ? maintenant, cela me paraît impossible. C'est comme si, tout d'un coup, la porte se soit murée et que je ne puisse sortir.
Il voulut l'étourdir de nouveau, elle le fit taire du geste.
Non, ne parlez plus... Est-ce singulier ! à mesure que vous me dîtes des choses si douces, si tendres, qui devraient me convaincre, la peur me prend, un froid me glace... Mon Dieu ! qu'ai-je donc ? Ce sont vos paroles qui m'écartent de vous. Si vous continuez, je vais ne plus pouvoir vous entendre, il faudra que vous partiez... Attendez, attendez un peu.
Et elle marchait lentement par la chambre, cherchant à se reprendre, tandis que lui, immobile, se désespérait.
J'avais cru ne plus vous aimer, mais ce n'était que du dépit assurément, puisque, là, tout à l'heure, lorsque je vous ai retrouvé à mes pieds, mon cœur a bondi, mon premier élan a été de vous suivre, en esclave... Alors, si je vous aime, pourquoi m'épouvantez-vous ? et qui m'empêche de quitter cette chambre, comme si des mains invisibles me tenaient par tout le corps, par chacun des cheveux de ma tête ?
Elle s'était arrêtée près du lit, elle revint vers l'armoire, alla ainsi devant les autres meubles. Certainement, des liens secrets les unissaient à sa personne. Les murs blancs surtout, la grande blancheur du plafond mansardé, l'enveloppaient d'une robe de candeur, dont elle ne se serait dévêtue qu'avec des larmes. Désormais, tout cela faisait partie de son être, lemilieu était entré en elle. Et elle le comprit davantage, lorsqu'elle se trouva en face du métier, resté sous la lampe, à côté de la table. Son cœur fondait, à voir la rose commencée, qu'elle ne finirait jamais, si elle partait de la sorte, en criminelle. Les années de travail s'évoquaient dans sa mémoire, ces années si sages, si heureuses, une si longue habitude de paix et d'honnêteté, que révoltait la pensée d'une faute. Chaque jour, la petite maison fraîche des brodeurs, la vie active et pure qu'elle y menait, à l'écart du monde, avaient refait un peu du sang de ses veines.
Mais lui, la voyant ainsi reconquise par les choses, sentit le besoin de hâter le départ.
Venez, l'heure s'écoule, bientôt il ne sera plus temps.
Alors, la lumière se fit complète, elle cria :
Il est déjà trop tard... Vous voyez bien que je ne peux pas vous suivre. Il y avait en moi, jadis, une passionnée et une orgueilleuse qui aurait jeté ses deux bras à votre cou, pour que vous l'emportiez. Mais on m'a changée, je ne me retrouve plus... Vous n'entendez donc pas que tout, dans cette chambre, me crie de rester ? Et ma joie est devenue d'obéir.
Sans parler, sans discuter avec elle, il tâchait de l'emmener comme une enfant indocile. Elle l'évita, s'échappa vers la fenêtre.
Non, de grâce ! Tout à l'heure, je vous aurais suivi. Mais c'était la révolte dernière. Peu à peu, à mon insu, l'humilité et le renoncement qu'on mettait en moidevaient s'y amasser. Aussi, à chaque retour de mon péché d'origine, la lutte était-elle moins rude, je triomphais de moi-même avec plus de facilité. Désormais, c'est fini, je me suis vaincue... Ah ! cher seigneur, je vous aime tant ! Ne faisons rien contre notre bonheur. Il faut se soumettre pour être heureux.
Et, comme il s'avançait d'un pas encore, elle se trouva devant la fenêtre grande ouverte, sur le balcon.
Vous ne voulez pas me forcer à me jeter par là... Ecoutez donc, comprenez que j'ai avec moi ce qui m'entoure. Les choses me parlent depuis longtemps, j'entends des voix, et jamais je ne les ai entendues me parler si haut... Tenez ! c'est tout le Clos-Marie qui m'encourage à ne pas gâter mon existence et la vôtre, en me donnant à vous, contre la volonté de votre père. Cette voix chantante, c'est la Chevrotte, si claire, si fraîche, qu'elle semble avoir mis en moi sa pureté de cristal. Cette voix de foule, tendre et profonde, c'est le terrain entier, les herbes, les arbres, toute la vie paisible de ce coin sacré, travaillant à la paix de ma propre vie. Et les voix viennent de plus loin encore, des ormes de l'Evêché, de cet horizon de branches, dont la moindre s'intéresse à ma victoire... Puis, tenez ! cette grande voix souveraine, c'est ma vieille amie la cathédrale, qui m'a instruite, éternellement éveillée dans la nuit. Chacune de ses pierres, les colonnettes de ses fenêtres, les clochetons de ses contreforts, les arcs-boutants de son abside ont un murmure que je distingue, une langue que je comprends. Ecoutez ce qu'ils disent, que même dans la mort l'espérance reste. Lorsqu'on s'est humilié, l'amour demeure et triomphe... Et enfin, tenez ! l'air lui-même estplein d'un chuchotement d'âmes, voici mes compagnes les vierges qui arrivent, invisibles. Ecoutez, écoutez !
Souriante, elle avait levé la main, d'un geste d'attention profonde. Tout son être était ravi dans les souffles épars. C'étaient les vierges de la Légende, que son imagination évoquait comme en son enfance, et dont le vol mystique sortait du vieux livre, aux images naïves, posé sur la table. Agnès, d'abord, vêtue de ses cheveux, ayant au doigt l'anneau de fiançailles du prêtre Paulin. Puis, tous les autres, Barbe avec sa tour, Geneviève avec ses agneaux, Cécile avec sa viole, Agathe aux mamelles arrachées, Elisabeth mendiant par les routes, Catherine triomphant des docteurs. Un miracle rend Luce si pesante, que mille hommes et cinq paires de bœufs ne peuvent la traîner à un mauvais lieu. Le gouverneur qui veut embrasser Anastasie devient aveugle. Et toutes, dans la nuit claire, volent très blanches, la gorge encore ouverte par le fer des supplices, laissant couler, au lieu de sang, des fleuves de lait. L'air en est candide, les ténèbres s'éclairent comme d'un ruissellement d'étoiles. Ah ! mourir d'amour comme elles, mourir vierge, éclatante de blancheur, au premier baiser de l'époux !
Félicien s'était rapproché.
Je suis celui qui existe, Angélique, et vous me refusez pour des rêves...
Des rêves, murmura-t-elle.
Car, si elles vous entourent, ces visions, c'est que vous-même les avez créées... Venez, ne mettez plus rien de vous dans les choses, elles se tairont.
Elle eut un mouvement d'exaltation.
Oh ! non, qu'elles parlent, qu'elles parlent plus haut ! Elles sont ma force, elles me donnent le courage de vous résister... C'est la grâce, et jamais elle ne m'a inondée d'une pareille énergie. Si elle n'est qu'un rêve, le rêve que j'ai mis à mon entour et qui me revient, qu'importe ! Il me sauve, il m'emporte sans tache, au milieu des apparences... Oh ! renoncez, obéissez comme moi. Je ne veux pas vous suivre.
Dans sa faiblesse, elle s'était redressée, résolue, invincible.
Mais on vous a trompée, reprit-il, on est descendu jusqu'au mensonge pour nous désunir !
La faute d'autrui n'excuserait pas la nôtre.
Ah ! votre cœur s'est retiré de moi, vous ne m'aimez plus.
Je vous aime, je ne lutte contre vous que pour notre amour et notre bonheur... Obtenez le consentement de votre père, et je vous suivrai.
Mon père, vous ne le connaissez pas. Dieu seul pourrait le fléchir... Alors, dites, c'est fini ? Si mon père m'ordonne d'épouser Claire de Voincourt, faut-il donc que je lui obéisse ?
A ce dernier coup, Angélique chancela. Elle ne put retenir cette plainte :
C'est trop... Je vous en supplie, allez-vous-en, ne soyez pas cruel... Pourquoi êtes-vous venu ? J'étais résignée, je me faisais à ce malheur de ne pas être aiméede vous. Et voilà que vous m'aimez et que tout mon martyre recommence !... Comment voulez-vous que je vive, maintenant ?
Félicien crut à une faiblesse, il répéta :
Si mon père veut que je l'épouse...
Elle se raidissait contre sa souffrance ; et elle parvint encore à se tenir debout, dans le déchirement de son cœur ; puis, se traînant vers la table, comme pour lui livrer passage :
Epousez-la, il faut obéir.
Il se trouvait à son tour devant la fenêtre, prêt à partir, puisqu'elle le renvoyait.
Mais vous en mourrez ! cria-t-il.
Elle s'était calmée, elle murmura, avec un sourire :
Oh ! c'est à moitié fait.
Un instant encore, il la regarda, si blanche, si réduite, d'une légèreté de plume qu'un souffle emporte ; et il eut un geste de résolution furieuse, il disparut dans la nuit.
Elle, appuyée au dossier du fauteuil, quand il ne fut plus là, tendit désespérément les mains vers les ténèbres. De gros sanglots agitaient son corps, une sueur d'agonie couvrait sa face. Mon Dieu ! c'était la fin, elle ne le verrait plus. Tout son mal l'avait reprise, ses jambes brisées se dérobaient sous elle. Ce fut à grand-peine qu'elle put regagner son lit, où elle tomba victorieuse et sans souffle. Le lendemain matin, on l'y trouva mourante.La lampe venait de s'éteindre d'elle-même, à l'aube, dans la blancheur triomphale de la chambre.