Le matin, à sept heures, comme de coutume, Angélique était au travail ; et les jours se suivirent, et chaque matin elle se remit, très calme, à la chasuble quittée la veille. Rien ne semblait changé, elle tenait strictement sa parole, se cloîtrait, sans chercher à revoir Félicien. Cela même ne paraissait pas l'assombrir, elle gardait son gai visage de jeunesse, souriant à Hubertine, lorsqu'elle la surprenait, étonnée, les yeux sur elle. Pourtant, dans cette volonté de silence, elle ne songeait qu'à lui, la journée entière. Son espoir demeurait invincible, elle était certaine que les choses se réaliseraient, malgré tout. Et c'était cette certitude qui lui donnait son grand air de courage, si droit et si fier.
Hubert, parfois, la grondait.
Tu travailles trop, je te trouve un peu pâle... Est-ce que tu dors bien au moins ?
Oh ! père, comme une souche ! Jamais je ne me suis mieux portée.
Mais Hubertine, à son tour, s'inquiétait, parlait de prendre des distractions.
Si tu veux, nous fermons les portes, nous faisons tous les trois un voyage à Paris.
Ah ! par exemple ! Et les commandes, mère ?... Quand je vous dis que c'est ma santé, de travailler beaucoup !
Au fond, Angélique, simplement, attendait un miracle, quelque manifestation de l'invisible, qui la donnerait à Félicien. Outre qu'elle avait promis de ne rien tenter, à quoi bon agir, puisque l'au-delà, toujours, agissait pour elle ? Aussi, dans son inertie volontaire, tout en feignant l'indifférence, avait-elle continuellement l'oreille aux aguets, écoutant les voix, ce qui frissonnait à son entour, les petits bruits familiers de ce milieu où elle vivait et qui allait la secourir. Quelque chose devait se produire, forcément. Penchée sur son métier, la fenêtre ouverte, elle ne perdait pas un frémissement des arbres, pas un murmure de la Chevrotte. Les moindres soupirs de la cathédrale lui parvenaient, décuplés par l'attention : elle entendait jusqu'aux pantoufles du bedeau éteignant les cierges. De nouveau, à ses côtés, elle sentait le frôlement d'ailes mystérieuses, elle se savait assistée de l'inconnu ; et il lui arrivait de se tourner soudain, en croyant qu'une ombre lui avait balbutié à l'oreille un moyen de victoire. Mais les jours passaient, rien ne venait encore.
La nuit, pour ne pas manquer à son serment, Angélique évita d'abord de se mettre au balcon, dans la crainte de rejoindre Félicien, si elle l'apercevait en bas. Elle attendait, du fond de sa chambre. Puis, comme les feuilles elles-mêmes ne bougeaient point, endormies, elle se risqua, elle recommença à interroger les ténèbres. D'où le miracle allait-il se produire ? Sans doute, du jardin de l'Evêché, une main flambante qui lui ferait signe de venir.Peut-être de la cathédrale, où les orgues gronderaient et l'appelleraient à l'autel. Rien ne l'aurait surprise, ni les colombes de la Légende apportant des paroles de bénédiction, ni l'intervention des saintes entrant par les murs lui annoncer que Monseigneur voulait la connaître. Et elle n'avait qu'un étonnement, qui grandissait chaque soir : la lenteur du prodige à s'opérer. Ainsi que les jours, les nuits succédaient aux nuits, sans que rien, rien encore se montrât.
Après la seconde semaine, ce qui étonna plus encore Angélique, ce fut de n'avoir pas revu Félicien. Elle avait bien pris l'engagement de ne rien tenter pour se rapprocher de lui ; mais, sans le dire, elle comptait que, lui, ferait tout pour se rapprocher d'elle ; et le Clos-Marie restait vide, il n'en traversait même plus les herbes folles. Pas une fois, en quinze jours, aux heures de nuit, elle n'avait aperçu son ombre. Cela n'ébranlait pas sa foi : s'il ne venait point, c'était qu'il s'occupait de leur bonheur. Pourtant, sa surprise augmentait, mêlée à un commencement d'inquiétude.
Un soir enfin, le dîner fut triste chez les brodeurs, et comme Hubert sortait sous le prétexte d'une course pressée, Hubertine demeura seule avec Angélique, dans la cuisine. Longuement, elle la regardait, les yeux mouillés, émue de son beau courage. Depuis quinze jours qu'ils ne disaient pas un mot des choses dont leurs cœurs débordaient, elle était touchée de cette force et de cette loyauté à tenir un serment. Une brusque tendresse lui fit ouvrir les deux bras, et la jeune fille se jeta sur sa poitrine, et toutes deux, muettes, s'étreignirent.
Puis, lorsque Hubertine put parler :
Ah ! ma pauvre enfant, j'ai attendu d'être seule avec toi, il faut que tu saches... Tout est fini, bien fini.
Eperdue, Angélique s'était redressée, criant :
Félicien est mort !
Non, non.
S'il ne vient pas, c'est qu'il est mort !
Et Hubertine dut expliquer que, le lendemain de la procession, elle l'avait vu, pour exiger également de lui le serment de ne plus reparaître, tant qu'il n'aurait pas l'autorisation de Monseigneur. C'était un congé définitif, car elle savait le mariage impossible. Elle l'avait bouleversé, en lui montrant sa mauvaise action, cette pauvre fille confiante, ignorante, qu'il compromettait, sans pouvoir l'épouser un jour ; et il s'était écrié, lui aussi, qu'il mourrait de chagrin de ne pas la revoir, plutôt que d'être déloyal. Le soir même, il se confessait à son père.
Voyons, reprit Hubertine, tu as tant de courage, que je te parle sans ménagement... Ah ! si tu savais, mignonne, comme je te plains et comme je t'admire, depuis que je te sens si fière, si brave, à te taire et à être gaie, lorsque ton cœur éclate... Mais il t'en faut encore, du courage, beaucoup, beaucoup... J'ai rencontré cette après-midi l'abbé Cornille. Tout est fini, Monseigneur ne veut pas.
Elle s'attendait à une crise de larmes, et elle s'étonna de la voir, très pâle, se rasseoir, l'air tranquille. La vieille table de chêne venait d'être desservie, une lampe éclairaitl'antique salle commune, dont la paix n'était troublée que par le petit frémissement du coquemar.
Mère, rien n'est fini... Racontez-moi, j'ai le droit d'être renseignée, n'est-ce pas ? Puisque ce sont là mes affaires.
Et elle écouta attentivement ce qu'Hubertine crut pouvoir lui dire des choses qu'elle tenait de l'abbé, sautant certains détails, continuant de cacher la vie à cette ignorante.
Depuis qu'il avait appelé son fils près de lui, Monseigneur vivait dans le trouble. Après l'avoir écarté de sa présence, au lendemain de la mort de sa femme, et être resté vingt ans sans consentir à le connaître, voilà qu'il le voyait dans la force et l'éclat de la jeunesse, vivant portrait de celle qu'il pleurait, ayant son âge, la grâce blonde de sa beauté. Ce long exil, cette rancune contre l'enfant qui lui avait coûté la mère, était aussi une prudence ; il le sentait à cette heure, il regrettait d'être revenu sur sa volonté.
L'âge, vingt années de prières, Dieu descendu en lui, rien n'avait tué l'homme ancien. Et il suffisait que ce fils de sa chair, cette chair de la femme adorée se dressât, avec le rire de ses yeux bleus, pour que son cœur battit à se rompre, en croyant que la morte ressuscitait. Il se frappait la poitrine du poing, il sanglotait dans la pénitence inefficace, criant qu'on devrait interdire le sacerdoce à ceux qui ont goûté à la femme, qui ont gardé d'elle des liens de sang.
Le bon abbé Cornille en avait parlé à Hubertine, tout bas, les mains tremblantes. Des bruits mystérieuxcouraient, on chuchotait que Monseigneur s'enfermait dès le crépuscule ; et c'étaient des nuits de combat, des larmes, des plaintes, dont la violence, étouffée par les tentures, effrayait l'Evêché. Il avait cru oublier, dompter la passion ; mais elle renaissait avec un emportement de tempête, dans le terrible homme qu'il était jadis, l'homme d'aventure, le descendant des capitaines légendaires. Chaque soir, à genoux, la peau écorchée d'un cilice, il s'efforçait de chasser le fantôme de la femme regrettée, il évoquait du cercueil la poussière qu'elle devait être maintenant. Et c'était vivante qu'elle se levait, en sa fraîcheur délicieuse de fleur, telle qu'il l'avait aimée toute jeune, d'un amour fou d'homme déjà mûr. La torture recommençait, saignante comme au lendemain de sa mort ; il la pleurait, il la désirait, avec la même révolte contre Dieu, qui la lui avait prise ; il ne se calmait qu'au petit jour, épuisé, dans le mépris de lui-même et le dégoût du monde. Ah ! la passion, la bête mauvaise, qu'il aurait voulu écraser, pour retomber à la paix anéantie de l'amour divin !
Monseigneur, quand il sortait de sa chambre, retrouvait son attitude sévère, sa face calme et hautaine, à peine blêmie d'un reste de pâleur. Le matin où Félicien s'était confessé, il l'avait écouté, sans une parole, en se domptant d'un tel effort, que pas une fibre de sa chair ne tressaillait. Il le regardait, le cœur bouleversé de le voir si jeune, si beau, si ardent, de se revoir, dans cette folie de l'amour. Ce n'était plus de la rancune, c'était l'absolue volonté, le devoir rude de le soustraire au mal dont lui-même souffrait tant. Il tuerait la passion dans son fils, comme il voulait la tuer en lui. Cette histoire romanesqueachevait de l'angoisser. Quoi ! une fille pauvre, une fille sans nom, une petite brodeuse aperçue sous un rayon de lune, transfigurée en vierge mince de la Légende, adorée dans le rêve ! Et il avait fini par répondre d'un seul mot : Jamais ! Félicien s'était jeté à ses genoux, l'implorant, plaidant sa cause, celle d'Angélique. Jusque-là, il ne l'avait approché qu'en tremblant, il le suppliait de ne pas s'opposer à son bonheur, sans même oser encore lever les yeux sur sa personne sainte. La voix soumise, il offrait de disparaître, d'emmener sa femme si loin qu'on ne les reverrait pas, d'abandonner à l'Eglise sa grande fortune. Il ne voulait qu'être aimé et aimer, inconnu. Un frisson, alors, avait secoué Monseigneur. Sa parole était engagée aux Voincourt, jamais il ne la reprendrait. Et Félicien, à bout de force, se sentant envahir d'une rage, s'en était allé, dans la crainte du flot de sang dont ses joues s'empourpraient, et qui le jetait au sacrilège d'une révolte ouverte.
Mon enfant, conclut Hubertine, tu vois bien qu'il ne faut plus songer à ce jeune homme, car tu ne comptes point sans doute agir contre la volonté de Monseigneur... Je prévoyais tout cela. Mais j'aime mieux que les faits parlent et que l'obstacle ne vienne pas de moi.
Angélique avait écouté de son air tranquille, les mains tombées et jointes sur les genoux. A peine ses paupières battaient-elles de loin en loin, ses regards fixes voyaient la scène, Félicien aux pieds de Monseigneur, parlant d'elle, dans un débordement de tendresse. Elle ne répondit pas tout de suite, elle continuait de réfléchir, au milieu de la paix morte de la cuisine, où le petit frémissement du coquemar venait de s'éteindre. Elleabaissa les paupières, elle regarda ses mains que la lumière de la lampe faisait de bel ivoire. Puis, tandis que son sourire d'invincible confiance lui remontait aux lèvres, elle dit simplement :
Si Monseigneur refuse, c'est qu'il attend de me connaître.
Cette nuit-là, Angélique ne dormit guère. L'idée que sa vue déciderait l'évêque la hantait. Et il n'y avait là aucune vanité personnelle de femme, elle sentait l'amour tout-puissant, elle aimait Félicien si fort, que cela certainement se verrait, et que le père ne pourrait s'entêter à faire leur malheur. Vingt fois, dans son grand lit, elle se retourna, se répéta ces choses. Monseigneur passait devant ses yeux clos. Peut-être était-ce en lui et par lui que le miracle attendu allait se produire. La nuit chaude dormait au-dehors, elle prêtait l'oreille pour écouter les voix, pour tâcher de surprendre ce que lui conseillaient les arbres, la Chevrotte, la cathédrale, sa chambre elle-même, peuplée des ombres amies. Mais tout bourdonnait, il ne lui arrivait rien de précis. Une impatience lui venait des certitudes trop lentes. Et, en s'endormant, elle se surprit à dire :
Demain, je parlerai à Monseigneur.
Quand elle se réveilla, sa démarche lui parut toute simple et nécessaire. C'était de la passion ingénue et brave, une grande pureté fière dans la bravoure.
Elle savait que, chaque samedi, vers cinq heures du soir, l'évêque allait s'agenouiller dans la chapelle Hautecœur, où il aimait à prier seul, tout au passé de sa race et de lui-même, cherchant une solitude respectée deson clergé entier ; et, justement, on était au samedi. Elle eut vite pris une décision. A l'Evêché, peut-être ne l'aurait-on pas reçue ; d'autre part, il y avait toujours là du monde, elle se serait troublée ; tandis qu'il était si commode d'attendre dans la chapelle et de se nommer à Monseigneur, dès qu'il paraîtrait. Ce jour-là, elle broda avec son application et sa sérénité accoutumées : elle n'avait aucune fièvre, résolue en son vouloir, certaine de bien agir. Puis, à quatre heures, elle parla de monter voir la mère Gabet, elle sortit, vêtue comme pour ses courses de quartier, simplement coiffée d'un chapeau de jardin, noué au petit bonheur des doigts. Elle avait tourné à gauche, elle poussa le battant rembourré de la porte Sainte-Agnès, qui retomba sourdement derrière elle.
L'église était vide, seul un confessionnal de la chapelle Saint-Joseph se trouvait occupé encore par une pénitente, dont on ne voyait déborder que la jupe noire ; et Angélique, très calme jusque-là, se mit à trembler, en entrant dans cette solitude sacrée et froide, où le petit bruit de ses pas lui paraissait retentir terriblement. Pourquoi donc son cœur se serrait-il ainsi ? Elle s'était crue si forte, elle avait passé une journée si tranquille, dans l'idée de son bon droit à vouloir être heureuse ! Et voilà quelle ne savait plus, qu'elle pâlissait comme une coupable ! Elle se glissa jusqu'à la chapelle Hautecœur, elle dut s'y tenir appuyée contre la grille.
Cette chapelle était une des plus enterrées, une des plus sombres de l'antique abside romane. Pareille à un caveau taillé dans le roc, étroite et nue, avec les simples nervures de sa voûte basse, elle n'était éclairée que par le vitrail, la légende de saint Georges, où les verres rougeset les verres bleus, dominant, faisaient un jour lilas, crépusculaire. L'autel, en marbre blanc et noir, sans ornement aucun, avec son christ et sa double paire de chandeliers, ressemblait à un sépulcre. Et le reste des murs était revêtu de pierres tombales, tout un encastrement du haut en bas, des pierres rongées par l'âge, où des inscriptions en lettres profondes se lisaient encore.
Etouffée, Angélique attendait, immobile. Un bedeau passa, qui ne la vit même point, collée à l'intérieur de cette grille. Elle apercevait toujours la jupe de la pénitente débordant du confessionnal. Ses yeux s'habituaient au demi-jour, se fixaient machinalement sur les inscriptions, dont elle finit par déchiffrer les caractères. Des noms la frappaient, éveillaient en elle les légendes du château d'Hautecœur, Jean V le Grand, Raoul III, Hervé VII. Elle en rencontra deux autres, ceux de Laurette et de Balbine, qui l'émurent aux larmes, dans son trouble. C'étaient ceux des Mortes heureuses, Laurette tombée d'un rayon de lune en allant rejoindre son fiancé, Balbine foudroyée de joie par le retour de son mari qu'elle croyait tué à la guerre, toutes les deux revenant la nuit, enveloppant le château du vol blanc de leur robe immense. Ne les avait-elle pas vues, le jour de sa visite aux ruines, flotter au-dessus des tours, parmi la cendre pâle du crépuscule ? Ah ! qu'elle serait morte volontiers comme elles, à seize ans, dans le bonheur de son rêve réalisé !
Un bruit énorme, répercuté sous les voûtes, la fit tressaillir. C'était le prêtre qui sortait du confessionnal de la chapelle Saint-Joseph, et qui en refermait la porte. Elleeut une surprise, en ne retrouvant pas la pénitente, disparue déjà. Puis, quand le prêtre, à son tour, s'en fut allé par la sacristie, elle se sentit absolument seule, dans la vaste solitude de l'église. A ce bruit de tonnerre du vieux confessionnal craquant sur ses ferrures rouillées, elle avait cru que Monseigneur approchait. Elle l'attendait depuis une demi-heure bientôt, et elle n'en avait point conscience, son émotion emportait les minutes.
Mais un nouveau nom arrêtait ses yeux, Félicien III, celui qui s'était rendu en Palestine, un cierge au poing, pour remplir un vœu de Philippe le Bel. Et son cœur battit, elle voyait se lever la tête jeune de Félicien VII, leur descendant à tous, le blond seigneur qu'elle adorait, dont elle était adorée. Elle en demeurait éperdue d'orgueil et de crainte. Etait-ce possible qu'elle fût là, pour l'accomplissement du prodige ? Devant elle, il y avait une plaque de marbre, plus récente, datant du siècle dernier, où elle lisait couramment, en lettres noires : Norbert, Louis, Ogier, marquis d'Hautecœur, prince de Mirande et de Rouvres, comte de Ferrières, de Montégu, de Saint-Marc, et aussi de Villemareuil, baron de Combeville, seigneur de Morainvilliers, chevalier des quatre ordres du roi, lieutenant de ses armées, gouverneur de Normandie, pourvu de la charge de capitaine général de la vénerie et de l'équipage du sanglier. C'étaient les titres du grand-père de Félicien, elle était venue, si simple, avec sa robe d'ouvrière, ses doigts abîmés par l'aiguille, pour épouser le petit-fils de ce mort.
Il y eut un léger bruit, à peine un frôlement sur les dalles. Elle se retourna, et vit Monseigneur, et resta saisie de cette approche silencieuse, sans le coup de foudrequ'elle attendait. Il était entré dans la chapelle, très grand, très noble, avec sa face pâle au nez un peu fort, aux yeux superbes, restés jeunes. D'abord, il ne l'aperçut pas, contre cette grille noire. Puis, comme il s'inclinait vers l'autel, il la trouva devant lui, à ses pieds.
Les jambes fléchissantes, anéantie de respect et d'effroi, Angélique était tombée sur les deux genoux. Il lui apparaissait comme Dieu le Père, terrible, maître absolu de sa destinée. Mais elle avait le cœur courageux, elle parla tout de suite.
O Monseigneur, je suis venue...
Lui, s'était redressé. Il se souvenait d'elle : la jeune fille remarquée à sa fenêtre, le jour de la procession, retrouvée dans l'église, debout sur une chaise, cette petite brodeuse dont son fils était fou. Il n'eut pas une parole, pas un geste. Il attendait, haut, rigide.
O Monseigneur, je suis venue, pour que vous puissiez me voir... Vous m'avez refusée, seulement vous ne me connaissiez pas. Et me voilà, regardez-moi, avant de me repousser encore... Je suis celle qui aime et qui est aimée, et rien autre, rien en dehors de cet amour, rien qu'une enfant pauvre, recueillie à la porte de cette église... Vous me voyez à vos pieds, combien je suis petite, faible et humble. Cela vous sera facile de m'écarter, si je vous gêne. Vous n'avez qu'à lever un doigt, pour me détruire... Mais, que de larmes ! Il faut savoir ce qu'on souffre. Alors, on est pitoyable... J'ai voulu, à mon tour, défendre ma cause, Monseigneur. Je suis une ignorante, je sais uniquement que j'aime et queje suis aimée... Cela ne suffit-il point ? Aimer, aimer et le dire !
Et elle continuait en phrases coupées et soupirées, elle se confessait toute, dans un élan de naïveté, de passion croissante. C'était l'amour qui avoue. Elle osait ainsi, parce quelle était chaste. Peu à peu, elle avait relevé la tête.
Nous nous aimons, Monseigneur. Lui, sans doute, vous a expliqué comment cette chose a pu se faire. Moi, souvent, je me le suis demandé, sans parvenir à me répondre... Nous nous aimons, et si c'est un crime, pardonnez-le, car il est venu de loin, des arbres et des pierres mêmes qui nous entouraient. Quand j'ai su que je l'aimais, il était trop tard pour ne plus l'aimer... Maintenant, est-ce possible de vouloir cela ? Vous pouvez le garder chez vous, le marier ailleurs, mais vous n'arriverez pas à faire qu'il ne m'aime point. Il mourra sans moi, comme je mourrai sans lui. Lorsqu'il n'est pas là, à mon côté, je sens bien qu'il y est encore, que nous ne nous séparons plus, que l'un emporte le cœur de l'autre. Je n'ai qu'à fermer les yeux, je le revois, il est en moi... Et vous nous arracheriez de cette union ? Monseigneur, cela est divin, ne nous empêchez pas de nous aimer.
Il la regardait, si fraîche, si simple, d'une odeur de bouquet, dans sa petite robe d'ouvrière. Il l'écoutait dire le cantique de son amour, d'une voix pénétrante de charme, peu à peu raffermie. Mais le chapeau de jardin glissa sur ses épaules, ses cheveux de lumière lui nimbèrent le visage d'or fin ; et elle lui apparut comme une de ces vierges légendaires des anciens missels, avecquelque chose de frêle, de primitif, d'élancé dans la passion, de passionnément pur.
Soyez bon, Monseigneur... Vous êtes le maître, faites que nous soyons heureux.
Elle l'implorait, elle courbait de nouveau le front, en le voyant si froid, toujours sans une parole, sans un geste. Ah ! cette enfant éperdue à ses pieds, cette odeur de jeunesse qui s'exhalait de sa nuque ployée devant lui ! Là, il retrouvait les petits cheveux blonds, si follement baisés autrefois. Celle dont le souvenir le torturait après vingt ans de pénitence avait cette jeunesse odorante, ce col d'une fierté et d'une grâce de lis. Elle renaissait, c'était elle-même qui sanglotait, qui le suppliait d'être doux à la passion.
Les larmes étaient venues, Angélique continuait pourtant, voulait tout dire.
Et, Monseigneur, ce n'est pas seulement lui que j'aime, j'aime encore la noblesse de son nom, l'éclat de sa royale fortune... Oui, je sais que, n'étant rien, n'ayant rien, j'ai l'air de le vouloir pour son argent ; et, c'est vrai, c'est aussi pour son argent que je le veux... Je vous dis cela, puisqu'il faut que vous me connaissiez... Ah ! devenir riche par lui, avec lui, vivre dans la douceur et la splendeur du luxe, lui devoir toutes les joies, être libres de notre amour, ne plus laisser de larmes, plus de misères, autour de nous !... Depuis qu'il m'aime, je me vois vêtue de brocart, comme dans l'ancien temps ; j'ai au cou, aux poignets, des ruissellements de pierreries et de perles ; j'ai des chevaux, des carrosses, de grand bois où je me promène à pied, suivie par des pages... Jamais je nepense à lui, sans recommencer ce rêve ; et je me dis que cela doit être, il a rempli mon désir d'être reine. Monseigneur, est-ce donc vilain, de l'aimer davantage, parce qu'il comblera tous mes souhaits d'enfant, les pluies d'or miraculeuses des contes de fées ?
Il la trouvait fière, redressée, avec son grand air charmant de princesse, dans sa simplicité. Et c'était bien l'autre, la même délicatesse de fleur, les mêmes larmes tendres, claires comme des sourires. Toute une ivresse émanait d'elle, dont il sentait monter à sa face le frisson tiède, ce même frisson du souvenir qui le jetait, la nuit, sanglotant à son prie-Dieu, troublant de ses plaintes le silence religieux de l'Evêché. Jusqu'à trois heures du matin, la veille, il avait lutté encore ; et cette aventure d'amour, cette passion remuée ainsi, irritait son inguérissable blessure. Mais, derrière son impassibilité, rien n'apparaissait, ne trahissait l'effort du combat, pour dompter les battements du cœur. S'il perdait son sang goutte à goutte, personne ne le voyait couler : il n'en était que plus pâle et plus muet.
Alors, ce grand silence obstiné désespéra Angélique, qui redoubla de supplications.
Je me remets entre vos mains, Monseigneur. Ayez pitié, décidez de mon sort.
Et il ne parlait toujours pas, il la terrifiait, comme s'il avait grandi devant elle, d'une redoutable majesté. La cathédrale déserte, avec ses bas-côtés déjà sombres, ses voûtes hautes où se mourait le jour, élargissait encore l'angoisse de l'attente. Dans la chapelle, on ne distinguait même plus les pierres tombales, il ne restait que lui, avecsa soutane noire, sa longue face blanche, qui semblait seule avoir gardé de la lumière. Elle en voyait les yeux luire, s'attacher sur elle avec un éclat croissant. Etait-ce donc de la colère qui les allumait de la sorte ?
Monseigneur, si je n'étais pas venue, je me serais éternellement reproché d'avoir fait notre malheur à tous deux, par manque de courage... Dites, je vous en supplie, dites que j'ai eu raison, que vous consentez.
A quoi bon discuter avec cette enfant ? Il avait donné à son fils les raisons de son refus, cela suffisait. S'il ne parlait pas, c'était qu'il croyait n'avoir rien à dire. Elle le comprit sans doute, elle voulut se hausser jusqu'à ses mains, pour les baiser. Mais il les écarta violemment en arrière ; et elle s'effara, en remarquant que sa face pâle s'empourprait d'un brusque flot de sang.
Monseigneur... Monseigneur...
Enfin, il ouvrit les lèvres, il lui dit un seul mot, le mot jeté à son fils :
Jamais !
Et, sans même faire ses dévotions, ce jour-là, il partit. Ses pas graves se perdirent derrière les piliers de l'abside.
Tombée sur les dalles, Angélique pleura longtemps à gros sanglots, dans la grande paix vide de l'église.