Le Docteur Pascal

Le Docteur Pascal (paragraphe n°1568)

Chapitre XII

Pascal, depuis que Clotilde n'était plus là, se jetait dans le travail, essayait de s'y noyer et de s'y perdre. S'il s'enfermait, s'il ne mettait plus les pieds dans le jardin, s'il avait eu, un jour que Martine était montée lui annoncer le docteur Ramond, la force de répondre qu'il ne pouvait le recevoir, toute cette volonté âpre de solitude n'avait d'autre but que de s'anéantir au fond d'un labeur incessant. Ce pauvre Ramond, comme il l'aurait embrassé volontiers ! car il devinait bien l'exquis sentiment qui le faisait accourir, pour consoler son vieux maître. Mais pourquoi perdre une heure ? pourquoi risquer desémotions, des larmes, d'où il sortait lâche ? Dès le jour, il était à sa table, y passait la matinée et l'après-midi, continuait souvent à la lampe, très tard. C'était son ancien projet qu'il voulait mettre à exécution : reprendre toute sa théorie de l'hérédité sur un plan nouveau, se servir des dossiers, des documents fournis par sa famille, pour établir d'après quelles lois, dans un groupe d'êtres, la vie se distribue et conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme, en tenant compte des milieux : vaste bible, genèse des familles, des sociétés, de l'humanité entière. Il espérait que l'ampleur d'un tel plan, l'effort nécessaire à la réalisation d'une idée si colossale, le posséderait tout entier, lui rendrait sa santé, sa foi, son orgueil, dans la jouissance supérieure de l'œuvre accomplie. Et il avait beau vouloir se passionner, se donner sans réserve, avec acharnement, il n'arrivait qu'à surmener son corps et son esprit, distrait quand même, le cœur absent de sa besogne, plus malade de jour en jour, et désespéré. Etait-ce donc une faillite définitive du travail ? Lui dont le travail avait dévoré l'existence, qui le regardait comme le moteur unique, le bienfaiteur et le consolateur, allait-il donc être forcé de conclure qu'aimer et être aimé passe tout au monde ? Il tombait par moments à de grandes réflexions, il continuait à ébaucher sa nouvelle théorie de l'équilibre des forces, qui consistait à établir que tout ce que l'homme reçoit en sensation, il doit le rendre en mouvement. Quelle vie normale, pleine et heureuse, si l'on avait pu la vivre entière, dans un fonctionnement de machine bien réglée, rendant en force ce qu'elle brûle en combustible, s'entretenant elle-même en vigueur et en beauté par le jeu simultané et logique de tous ses organes ! Il y voyait autant de labeur physiqueque de labeur intellectuel, autant de sentiment que de raisonnement, la part faite à la fonction génésique comme à la fonction cérébrale, sans jamais de surmenage, ni d'une part ni d'une autre, car le surmenage n'est que le déséquilibre et la maladie. Oui, oui ! recommencer la vie et savoir la vivre, bêcher la terre, étudier le monde, aimer la femme, arriver à la perfection humaine, à la cité future de l'universel bonheur, par le juste emploi de l'être entier, quel beau testament laisserait là un médecin philosophe ! Et ce rêve lointain, cette théorie entrevue achevait de l'emplir d'amertume, à la pensée que, désormais, il n'était plus qu'une force gaspillée et perdue.

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