Dès le lendemain, Pascal s'enferma au fond de la grande maison vide. Il n'en sortit plus, cessa complètement les rares visites de médecin qu'il faisait encore, vécut là, portes et fenêtres closes, dans une solitude et un silence absolus. Et l'ordre formel était donné à Martine : elle ne devait laisser entrer personne, sous aucun prétexte.
Mais, Monsieur, votre mère, madame Félicité ?
Ma mère moins encore que les autres. J'ai mes raisons... Vous lui direz que je travaille, que j'ai besoin de me recueillir et que je la prie de m'excuser.
Coup sur coup, à trois reprises, la vieille madame Rougon se présenta. Elle tempêtait au rez-de-chaussée, il l'entendait qui élevait la voix, s'irritant, voulant forcer la consigne. Puis, le bruit s'apaisait, il n'y avait plus qu'un chuchotement de plainte et de complot, entre elle et la servante. Et pas une fois il ne céda, ne se pencha en haut de la rampe, pour lui crier de monter.
Un jour, Martine se hasarda à dire :
C'est bien dur tout de même, Monsieur, de refuser la porte à sa mère. D'autant plus que madame Félicité vient dans de bons sentiments, car elle sait la grande gêne de Monsieur et elle n'insiste que pour lui offrir ses services.
Exaspéré, il cria :
De l'argent, je n'en veux pas, entendez-vous !... Je travaillerai, je gagnerai bien ma vie, que diable !
Cependant, cette question de l'argent devenait pressante. Il s'entêtait à ne pas prendre un sou des cinq mille francs enfermés dans le secrétaire. Maintenant qu'il était seul, il avait une complète insouciance de la vie matérielle, il se serait contenté de pain et d'eau ; et, chaque fois que la servante lui demandait de quoi acheter du vin, de la viande, quelque douceur, il haussait les épaules : à quoi bon ? il restait une croûte de la veille, n'était-ce pas suffisant ? Mais elle, dans sa tendresse pour ce maître qu'elle sentait souffrir, se désolait de cette avarice plus rude que la sienne, de ce dénuement de pauvre homme où il s'abandonnait, avec la maison entière. On vivait mieux chez les ouvriers du faubourg. Aussi, pendant toute une journée, parut-elle en proie à un terrible combat intérieur. Son amour de chien docile luttait contre sa passion de l'argent, amassé sou à sou, caché quelque part, faisant des petits, comme elle disait. Elle aurait mieux aimé donner de sa chair. Tant que son maître n'avait pas souffert seul, l'idée ne lui était pas même venue de toucher à son trésor. Et ce fut un héroïsme extraordinaire, le matin où, poussée à bout, voyant sa cuisine froide et le buffet vide, elle disparut pendant une heure, puis rentra avec des provisions et la monnaie d'un billet de cent francs.
Justement, Pascal qui descendait, s'étonna, lui demanda d'où venait cet argent, déjà hors de lui et prêt àjeter tout à la rue, en croyant qu'elle était allée chez sa mère.
Mais non, mais non ! Monsieur, bégayait-elle, ce n'est pas cela du tout...
Et elle finit par dire le mensonge qu'elle avait préparé.
Imaginez-vous que les comptes s'arrangent, chez monsieur Grandguillot, ou du moins ça m'en a tout l'air... J'ai eu l'idée, ce matin, d'aller voir, et on m'a dit qu'il vous reviendrait sûrement quelque chose, que je pouvais prendre cent francs... Oui, on s'est même contenté d'un reçu de moi. Vous régulariserez ça plus tard.
Pascal sembla à peine surpris. Elle espérait bien qu'il ne sortirait pas, pour vérifier le fait. Pourtant, elle fut soulagée de voir avec quelle facilité insouciante il acceptait son histoire.
Ah ! tant mieux ! s'écria-t-il. Je disais bien qu'il ne faut jamais désespérer. Cela va me donner le temps d'organiser mes affaires.
Ses affaires, c'était la vente de la Souleiade, à laquelle il avait songé confusément. Mais quelle peine affreuse, quitter cette maison, où Clotilde avait grandi, où il avait vécu près de dix-huit ans avec elle ! Il s'était donné deux ou trois semaines pour y réfléchir. Quand il eut cet espoir, qu'il rattraperait un peu de son argent, il n'y pensa plus du tout. De nouveau, il s'abandonnait, mangeait ce que lui servait Martine, ne s'apercevait même pas du strict bien-être qu'elle remettait autour de lui, à genoux, en adoration, déchirée de toucher à sonpetit trésor, mais si heureuse de le nourrir maintenant, sans qu'il se doutât que sa vie venait d'elle.
D'ailleurs, Pascal ne la récompensait guère. Il s'attendrissait ensuite, regrettait ses violences. Mais, dans l'état de fièvre désespérée où il vivait, cela ne l'empêchait pas de recommencer, de s'emporter contre elle, au moindre sujet de mécontentement. Un soir qu'il avait encore entendu sa mère causer sans fin, au fond de la cuisine, il eut un accès de colère furieuse.
Ecoutez-moi bien, Martine, je ne veux plus qu'elle entre à la Souleiade... Si vous la recevez une seule fois, en bas, je vous chasse !
Saisie, elle restait immobile. Jamais, depuis trente-deux ans qu'elle le servait, il ne l'avait ainsi menacée de renvoi.
Oh ! Monsieur, vous auriez ce courage ! Mais je ne m'en irais pas, je me coucherais en travers de la porte.
Déjà, il était honteux de son emportement, et il se fit plus doux.
C'est que je sais parfaitement ce qui se passe. Elle vient pour vous endoctriner, pour vous mettre contre moi, n'est-ce pas ?... Oui, elle guette mes papiers, elle voudrait tout voler, tout détruire, là-haut, dans l'armoire. Je la connais, quand elle veut quelque chose, elle le veut jusqu'au bout... Eh bien ! vous pouvez lui dire que je veille, que je ne la laisserai même pas approcher de l'armoire, tant que je serai vivant. Et puis, la clef est là, dans ma poche.
En effet, toute sa terreur de savant traqué et menacé était revenue. Depuis qu'il vivait seul, il avait la sensation d'un danger renaissant, d'un guet-apens continu, dressé dans l'ombre. Le cercle se resserrait, et s'il se montrait si rude contre les tentatives d'envahissement, s'il repoussait les assauts de sa mère, c'était qu'il ne se trompait pas sur ses projets véritables et qu'il avait peur d'être faible. Quand elle serait là, elle le posséderait peu à peu, au point de le supprimer. Aussi ses tortures recommençaient-elles, il passait les journées en surveillance, il fermait lui-même les portes, le soir, et souvent il se relevait, la nuit, pour s'assurer qu'on ne forçait pas les serrures. Son inquiétude était que la servante, gagnée, croyant assurer son salut éternel, n'ouvrît à sa mère. Il croyait voir les dossiers flamber dans la cheminée, il montait la garde autour d'eux, repris d'une passion souffrante, d'une tendresse déchirée, pour cet amas glacé de papiers, ces froides pages de manuscrits, auxquelles il avait sacrifié la femme, et qu'il s'efforçait d'aimer assez, afin d'oublier le reste.
Pascal, depuis que Clotilde n'était plus là, se jetait dans le travail, essayait de s'y noyer et de s'y perdre. S'il s'enfermait, s'il ne mettait plus les pieds dans le jardin, s'il avait eu, un jour que Martine était montée lui annoncer le docteur Ramond, la force de répondre qu'il ne pouvait le recevoir, toute cette volonté âpre de solitude n'avait d'autre but que de s'anéantir au fond d'un labeur incessant. Ce pauvre Ramond, comme il l'aurait embrassé volontiers ! car il devinait bien l'exquis sentiment qui le faisait accourir, pour consoler son vieux maître. Mais pourquoi perdre une heure ? pourquoi risquer desémotions, des larmes, d'où il sortait lâche ? Dès le jour, il était à sa table, y passait la matinée et l'après-midi, continuait souvent à la lampe, très tard. C'était son ancien projet qu'il voulait mettre à exécution : reprendre toute sa théorie de l'hérédité sur un plan nouveau, se servir des dossiers, des documents fournis par sa famille, pour établir d'après quelles lois, dans un groupe d'êtres, la vie se distribue et conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme, en tenant compte des milieux : vaste bible, genèse des familles, des sociétés, de l'humanité entière. Il espérait que l'ampleur d'un tel plan, l'effort nécessaire à la réalisation d'une idée si colossale, le posséderait tout entier, lui rendrait sa santé, sa foi, son orgueil, dans la jouissance supérieure de l'œuvre accomplie. Et il avait beau vouloir se passionner, se donner sans réserve, avec acharnement, il n'arrivait qu'à surmener son corps et son esprit, distrait quand même, le cœur absent de sa besogne, plus malade de jour en jour, et désespéré. Etait-ce donc une faillite définitive du travail ? Lui dont le travail avait dévoré l'existence, qui le regardait comme le moteur unique, le bienfaiteur et le consolateur, allait-il donc être forcé de conclure qu'aimer et être aimé passe tout au monde ? Il tombait par moments à de grandes réflexions, il continuait à ébaucher sa nouvelle théorie de l'équilibre des forces, qui consistait à établir que tout ce que l'homme reçoit en sensation, il doit le rendre en mouvement. Quelle vie normale, pleine et heureuse, si l'on avait pu la vivre entière, dans un fonctionnement de machine bien réglée, rendant en force ce qu'elle brûle en combustible, s'entretenant elle-même en vigueur et en beauté par le jeu simultané et logique de tous ses organes ! Il y voyait autant de labeur physiqueque de labeur intellectuel, autant de sentiment que de raisonnement, la part faite à la fonction génésique comme à la fonction cérébrale, sans jamais de surmenage, ni d'une part ni d'une autre, car le surmenage n'est que le déséquilibre et la maladie. Oui, oui ! recommencer la vie et savoir la vivre, bêcher la terre, étudier le monde, aimer la femme, arriver à la perfection humaine, à la cité future de l'universel bonheur, par le juste emploi de l'être entier, quel beau testament laisserait là un médecin philosophe ! Et ce rêve lointain, cette théorie entrevue achevait de l'emplir d'amertume, à la pensée que, désormais, il n'était plus qu'une force gaspillée et perdue.
Au fond même de son chagrin, Pascal avait cette sensation dominante qu'il était fini. Le regret de Clotilde, la souffrance de ne plus l'avoir, la certitude qu'il ne l'aurait jamais plus, l'envahissait, à chaque heure davantage, d'un flot douloureux qui emportait tout. Le travail était vaincu, il laissait parfois tomber sa tête sur la page en train, et il pleurait pendant des heures, sans trouver le courage de reprendre la plume. Son acharnement à la besogne, ses journées de volontaire anéantissement aboutissaient à des nuits terribles, des nuits d'insomnie ardente, pendant lesquelles il mordait ses draps, pour ne pas crier le nom de Clotilde. Elle était partout, dans cette maison morne, où il se cloîtrait. Il la retrouvait traversant chaque pièce, assise sur tous les sièges, debout derrière toutes les portes. En bas, dans la salle à manger, il ne pouvait plus se mettre à table, sans l'avoir en face de lui. Dans la salle de travail, en haut, elle continuait à être sa compagne de chaque seconde, elle y avait tant vécu enfermée, elle-même, que son imagesemblait émaner des choses : sans cesse, il la sentait évoquée près de lui, il la devinait droite et mince devant son pupitre, penchée sur un pastel, avec son fin profil. Et, s'il ne sortait pas pour fuir cette hantise du cher et torturant souvenir, c'était qu'il avait la certitude de la retrouver partout aussi dans le jardin, rêvant au bord de la terrasse, suivant à pas ralentis les allées de la pinède, assise et rafraîchie sous les platanes par l'éternel chant de la source, couchée sur l'aire, au crépuscule, les yeux perdus, attendant les étoiles. Mais il existait surtout pour lui un lieu de désir et de terreur, un sanctuaire sacré où il n'entrait qu'en tremblant : la chambre où elle s'était donnée à lui, où ils avaient dormi ensemble. Il en gardait la clef, il n'y avait pas dérangé un objet de place, depuis le triste matin du départ ; et une jupe oubliée traînait encore sur un fauteuil. Là, il respirait jusqu'à son souffle, sa fraîche odeur de jeunesse, restée parmi l'air comme un parfum. Il ouvrait ses bras éperdus, il les serrait sur son fantôme, flottant dans le tendre demi-jour des volets fermés, dans le rose éteint de la vieille indienne des murs, couleur d'aurore. Il sanglotait devant les meubles, il baisait le lit, la place marquée où se dessinait l'élancement divin de son corps. Et sa joie d'être là, son regret de ne plus y voir Clotilde, cette émotion violente l'épuisait à un tel point, qu'il n'osait pas visiter tous les jours ce lieu redoutable, couchant dans sa chambre froide, où ses insomnies ne la lui montraient pas si voisine et si vivante.
Au milieu de son travail obstiné, Pascal avait une autre grande joie douloureuse, les lettres de Clotilde. Elle lui écrivait régulièrement deux fois par semaine, delongues lettres de huit à dix pages, dans lesquelles elle lui racontait sa vie quotidienne. Il ne semblait pas qu'elle fût très heureuse, à Paris. Maxime, qui ne quittait plus son fauteuil d'infirme, devait la torturer par des exigences d'enfant gâté et de malade, car elle parlait en recluse, sans cesse de garde près de lui, ne pouvant même s'approcher des fenêtres, pour jeter un coup d'œil sur l'avenue, où roulait le flot mondain des promeneurs du Bois ; et, à certaines de ses phrases, on sentait que son frère, après l'avoir si impatiemment réclamée, la soupçonnait déjà, commençait à la prendre en méfiance et en haine, ainsi que toutes les personnes qui le servaient, dans sa continuelle inquiétude d'être exploité et dévalisé. Deux fois, elle avait vu son père, lui toujours très gai, débordé d'affaires, converti à la République, en plein triomphe politique et financier. Saccard l'avait prise à part, pour lui expliquer que ce pauvre Maxime était vraiment insupportable, et qu'elle aurait du courage, si elle consentait à être sa victime. Comme elle ne pouvait tout faire, il avait même eu l'obligeance, le lendemain, d'envoyer la nièce de son coiffeur, une petite jeune fille de dix-huit ans, nommée Rose, très blonde, l'air candide, qui l'aidait à présent autour du malade. D'ailleurs, Clotilde ne se plaignait pas, affectait au contraire de montrer une âme égale, satisfaite, résignée à la vie. Ses lettres étaient pleines de vaillance, sans colère contre la séparation cruelle, sans appel désespéré à la tendresse de Pascal, pour qu'il la rappelât. Mais, entre les lignes, comme il la sentait frémissante de révolte, toute élancée vers lui, prête à la folie de revenir sur l'heure, au moindre mot !
Et c'était ce mot que Pascal ne voulait pas écrire. Les choses s'arrangeraient, Maxime s'habituerait à sa sœur, le sacrifice devait être consommé jusqu'au bout, maintenant qu'il était accompli. Une seule ligne écrite par lui, dans la faiblesse d'une minute, et le bénéfice de l'effort était perdu, la misère recommençait. Jamais il n'avait fallu à Pascal un courage plus grand que lorsqu'il répondait à Clotilde. Pendant ses nuits brûlantes, il se débattait, il la nommait furieusement, il se relevait pour écrire, pour la rappeler tout de suite, par dépêche. Puis, au jour, quand il avait beaucoup pleuré, sa fièvre tombait ; et sa réponse était toujours très courte, presque froide. Il surveillait chacune de ses phrases, recommençait, quand il croyait s'être oublié. Mais quelle torture, ces affreuses lettres, si brèves, si glacées, où il allait contre son cœur, uniquement pour la détacher de lui, pour prendre tous les torts et lui faire croire qu'elle pouvait l'oublier, puisqu'il l'oubliait ! Il en sortait en sueur, épuisé, comme après un acte violent d'héroïsme.
On était dans les derniers jours d'octobre, depuis un mois Clotilde était partie, lorsque Pascal, un matin, eut une brusque suffocation. A plusieurs reprises déjà, il avait éprouvé ainsi de légers étouffements, qu'il mettait sur le compte du travail. Mais, cette fois, les symptômes furent si nets, qu'il ne put s'y tromper : une douleur poignante dans la région du cœur, qui gagnait toute la poitrine et descendait le long du bras gauche, une affreuse sensation d'écrasement et d'angoisse, tandis qu'une sueur froide l'inondait. C'était une crise d'angine de poitrine. L'accès ne dura guère plus d'une minute, et il resta d'abord plus surpris qu'effrayé. Avec cetaveuglement que les médecins gardent parfois sur l'état de leur propre santé, jamais, il n'avait soupçonné que son cœur put se trouver atteint.
Comme il se remettait, Martine monta justement dire que le docteur Ramond était en bas, insistant de nouveau pour être reçu. Et Pascal, cédant peut-être à un inconscient besoin de savoir, s'écria :
Eh bien ! qu'il monte, puisqu'il s'entête. Ça me fera plaisir.
Les deux hommes s'embrassèrent, et il n'y eut pas d'autre allusion à l'absente, à celle dont le départ avait vidé la maison, qu'une énergique et désolée poignée de main.
Vous ne savez pas pourquoi je viens ? s'écria tout de suite Ramond. C'est pour une question d'argent... Oui, mon beau-père, monsieur Lévêque, l'avoué que vous connaissez, m'a parlé hier encore des fonds que vous aviez chez le notaire Grandguillot. Et il vous conseille fortement de vous remuer, car des personnes ont réussi, dit-on, à rattraper quelque chose.
Mais, dit Pascal, je sais que ça s'arrange. Martine a déjà obtenu deux cents francs, je crois.
Ramond parut très étonné.
Comment, Martine ? sans que vous soyez intervenu... Enfin, voulez-vous autoriser mon beau-père à s'occuper de votre cas ? Il tirera les choses au clair, puisque vous n'avez ni le temps ni le goût de cette besogne.
Certainement, j'autorise monsieur Lévêque, et dites-lui que je le remercie mille fois.
Puis, cette affaire réglée, le jeune homme ayant remarqué sa pâleur et le questionnant, il répondit avec un sourire :
Figurez-vous, mon ami, que je viens d'avoir une crise d'angine de poitrine... Oh ! ce n'est pas une imagination, tous les symptômes y étaient... Et, tenez ! puisque vous vous trouvez là, vous allez m'ausculter.
D'abord, Ramond s'y refusa, en affectant de tourner la consultation en plaisanterie. Est-ce qu'un conscrit comme lui oserait se prononcer sur son général ? Mais il l'examinait pourtant, lui trouvait la face tirée, angoissée, avec un singulier effarement du regard. Il finit par l'ausculter avec beaucoup d'attention, l'oreille collée longuement contre sa poitrine. Plusieurs minutes s'écoulèrent, dans un profond silence.
Eh bien ? demanda Pascal, lorsque le jeune médecin se releva.
Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il sentait les yeux du maître droit dans ses yeux. Aussi ne les détourna-t-il pas ; et, devant la bravoure tranquille de la demande, il répondit simplement :
Eh bien ! c'est vrai, je crois qu'il y a de la sclérose.
Ah ! vous êtes gentil de ne pas mentir, reprit le docteur. J'ai eu peur un instant que vous ne mentiez, et cela m'aurait fait de la peine.
Ramond s'était remis à écouter, disant à demi-voix :
Oui, l'impulsion est énergique, le premier bruit est sourd, tandis que le second, au contraire, est éclatant... On sent que la pointe s'abaisse et se trouve reportée vers l'aisselle... Il y a de la sclérose, c'est au moins très probable...
Puis, se relevant :
On vit vingt ans avec cela.
Sans doute, parfois, dit Pascal. A moins qu'on n'en meure tout de suite, foudroyé.
Ils causèrent encore, s'étonnèrent au sujet d'un cas étrange de sclérose du cœur, observé à l'hôpital de Plassans. Et, lorsque le jeune médecin partit, il annonça qu'il reviendrait, dès qu'il aurait des nouvelles de l'affaire Grandguillot.
Quand il fut seul, Pascal se sentit perdu. Tout s'éclairait, ses palpitations depuis quelques semaines, ses vertiges, ses étouffements ; et il y avait surtout cette usure de l'organe, de son pauvre cœur surmené de passion et de travail, ce sentiment d'immense fatigue et de fin prochaine, auquel il ne se trompait plus à cette heure. Pourtant, ce n'était pas encore de la crainte qu'il éprouvait. Sa première pensée venait d'être que lui aussi, à son tour, payait son hérédité, que la sclérose, cette sorte de dégénérescence, était sa part de misère physiologique, le legs inévitable de sa terrible ascendance. D'autres avaient vu la névrose, la lésion originelle, se tourner en vice ou en vertu, en génie, en crime, en ivrognerie, en sainteté ; d'autres étaient morts phtisiques, épileptiques, ataviques ; lui avait vécu de passion et allait mourir du cœur. Et il n'en tremblait plus, il ne s'en irritait plus, decette hérédité manifeste, fatale et nécessaire sans doute. Au contraire, une humilité le prenait, la certitude que toute révolte contre les lois naturelles est mauvaise. Pourquoi donc, autrefois, triomphait-il, exultant d'allégresse, à l'idée de n'être pas de sa famille, de se sentir différent, sans communauté aucune ? Rien n'était moins philosophique. Les monstres seuls poussaient à l'écart. Et être de sa famille, mon Dieu ! cela finissait par lui paraître aussi bon, aussi beau que d'être d'une autre, car toutes ne se ressemblaient-elles pas, l'humanité n'était-elle pas identique partout, avec la même somme de bien et de mal ? Il en arrivait, très modeste et très doux, sous la menace de la souffrance et de la mort, à tout accepter de la vie.
Dès lors, Pascal vécut dans cette pensée qu'il pouvait mourir d'une heure à l'autre. Et cela acheva de le grandir, de le hausser à l'oubli complet de lui-même. Il ne cessa pas de travailler, mais jamais il n'avait mieux compris combien l'effort doit trouver en soi sa récompense, l'œuvre étant toujours transitoire et restant quand même inachevée. Un soir, au dîner, Martine lui apprit que Sarteur, l'ouvrier chapelier, l'ancien pensionnaire de l'Asile des Tulettes, venait de se pendre. Toute la soirée, il songea à ce cas étrange, à cet homme qu'il croyait avoir sauvé de la folie homicide, par sa médication des piqûres hypodermiques, et qui, évidemment, repris d'un accès, avait eu assez de lucidité encore pour s'étrangler, au lieu de sauter à la gorge d'un passant. Il le revoyait, si parfaitement raisonnable, pendant qu'il lui conseillait de reprendre sa vie de bon ouvrier. Quelle était donc cette force de destruction, le besoin du meurtre se changeanten suicide, la mort faisant sa besogne malgré tout ? Avec cet homme disparaissait son dernier orgueil de médecin guérisseur ; et, chaque matin, quand il se remettait au travail, il ne se croyait plus qu'un écolier qui épelle, qui cherche la vérité toujours, à mesure qu'elle recule et qu'elle s'élargit.
Mais, cependant, dans cette sérénité, un souci lui restait, l'anxiété de savoir ce que deviendrait Bonhomme, son vieux cheval, s'il mourait avant lui. Maintenant, la pauvre bête, complètement aveugle, les jambes paralysées, ne quittait plus sa litière. Lorsque son maître la venait voir, elle entendait pourtant, tournait la tête, était sensible aux deux gros baisers qu'il lui posait sur les naseaux. Tout le voisinage haussait les épaules, plaisantait sur ce vieux parent que le docteur ne voulait pas faire abattre. Allait-il donc partir le premier, avec la pensée qu'on appellerait l'équarrisseur, le lendemain ? Et, un matin, comme il entrait dans l'écurie, Bonhomme ne l'entendit pas, ne leva pas la tête. Il était mort, il gisait, l'air paisible, comme soulagé d'être mort là, doucement. Son maître s'était agenouillé, et il le baisa une dernière fois, il lui dit adieu, tandis que deux grosses larmes roulaient sur ses joues.
Ce fut ce jour-là que Pascal s'intéressa encore à son voisin, monsieur Bellombre. Il s'était approché d'une fenêtre, il l'aperçut, par-dessus le mur du jardin, au pâle soleil des premiers jours de novembre, faisant sa promenade accoutumée ; et la vue de l'ancien professeur, vivant si parfaitement heureux, le jeta d'abord dans l'étonnement. Il lui semblait n'avoir jamais songé à cette chose, qu'un homme de soixante-dix ans était là, sans unefemme, sans un enfant, sans un chien, et qu'il tirait tout son égoïste bonheur de la joie de vivre en dehors de la vie. Ensuite, il se rappela ses colères contre cet homme, ses ironies contre la peur de l'existence, les catastrophes qu'il lui souhaitait, l'espoir que le châtiment viendrait, quelque servante maîtresse, quelque parente inattendue, qui serait la vengeance. Mais non ! il le retrouvait toujours aussi vert, il sentait bien que, longtemps encore, il vieillirait ainsi, dur, avare, inutile et heureux. Et, cependant, il ne l'exécrait plus, il l'aurait plaint volontiers, tellement il le jugeait ridicule et misérable, de n'être pas aimé. Lui qui agonisait, parce qu'il restait seul ! Lui dont le cœur allait éclater, parce qu'il était trop plein des autres ! Plutôt la souffrance, la souffrance seule, que cet égoïsme, cette mort à ce qu'on a de vivant et d'humain en soi !
Dans la nuit qui suivit, Pascal eut une nouvelle crise d'angine de poitrine. Elle dura près de cinq minutes, il crut qu'il étoufferait, sans avoir eu la force d'appeler sa servante. Lorsqu'il reprit haleine, il ne la dérangea pas, il préféra ne parler à personne de cette aggravation de son mal ; mais il garda la certitude qu'il était fini, qu'il ne vivrait pas un mois peut-être. Sa première pensée alla vers Clotilde. Pourquoi ne lui écrivait-il pas d'accourir ? Justement, il avait reçu une lettre d'elle, la veille, et il voulait lui répondre, ce matin-là. Puis, l'idée de ses dossiers lui apparut soudain. S'il mourût tout d'un coup, sa mère resterait la maîtresse, elle les détruirait ; et ce n'étaient pas seulement les dossiers, mais ses manuscrits, tous ses papiers, trente années de son intelligence et de son travail. Ainsi se consommerait le crime qu'il avaittant redouté, dont la seule crainte, pendant ses nuits de fièvre, le faisait se relever frissonnant, l'oreille aux aguets, écoutant si l'on ne forçait pas l'armoire. Une sueur le reprit, il se vit dépossédé, outragé, les cendres de son œuvre jetées aux quatre vents. Et, tout de suite, il revint à Clotilde, il se dit qu'il suffisait simplement de la rappeler : elle serait là, elle lui fermerait les yeux, elle défendrait sa mémoire. Déjà, il s'était assis, il se hâtait de lui écrire, pour que la lettre partît par le courrier du matin.
Mais, lorsque Pascal fut devant la page blanche, la plume aux doigts, un scrupule grandissant, un mécontentement de lui-même l'envahit. Est-ce que cette pensée des dossiers, le beau projet de leur donner une gardienne et de les sauver, n'était pas une suggestion de sa faiblesse, un prétexte qu'il imaginait pour ravoir Clotilde ? L'égoïsme était au fond. Il songeait à lui, et non à elle. Il la vit rentrer dans cette maison pauvre, condamnée à soigner un vieillard malade ; il la vit surtout, dans la douleur, dans l'épouvante de son agonie, lorsqu'il la terrifierait, un jour, en tombant foudroyé près d'elle. Non, non ! c'était l'affreux moment qu'il voulait lui éviter, c'étaient quelques journées de cruels adieux, et la misère ensuite, triste cadeau qu'il ne pouvait lui faire, sans se croire un criminel. Son calme, son bonheur à elle seule comptait, qu'importait le reste ! Il mourrait dans son trou, heureux de la croire heureuse. Quant à sauver ses manuscrits, il verrait s'il aurait la force de s'en séparer, en les remettant à Ramond. Et, même si tous ses papiers devaient périr, il y consentait, et il voulait bien que rien de lui n'existât plus, pas même sa pensée, pourvu que riende lui désormais ne troublât l'existence de sa chère femme !
Pascal se mit donc à écrire une de ses réponses habituelles, qu'il faisait volontairement, à grand-peine, insignifiante et presque froide. Clotilde, dans sa dernière lettre, sans se plaindre de Maxime, laissait entendre que son frère se désintéressait d'elle, amusé davantage par Rose, la nièce du coiffeur de Saccard, cette petite jeune fille très blonde, à l'air candide. Et il flairait quelque manœuvre du père, une savante captation autour du fauteuil de l'infirme, que ses vices, si précoces jadis, reprenaient, aux approches de la mort. Mais, malgré son inquiétude, il n'en donnait pas moins de très bons conseils à Clotilde, en lui répétant que son devoir était de se dévouer jusqu'au bout. Quand il signa, des larmes lui obscurcissaient la vue. C'était sa mort de bête vieillie et solitaire, sa mort sans un baiser, sans une main amie, qu'il signait. Puis, des doutes lui vinrent : avait-il raison de la laisser là-bas, dans ce milieu mauvais, où il sentait toutes sortes d'abominations autour d'elle ?
A la Souleiade, chaque matin, le facteur apportait les lettres et les journaux, vers neuf heures ; et Pascal, quand il écrivait à Clotilde, avait l'habitude de guetter, pour lui remettre la lettre, de façon à être bien certain qu'on n'interceptait pas sa correspondance. Or, ce matin-là, comme il était descendu lui donner celle qu'il venait d'écrire, il fut surpris d'en recevoir une nouvelle de la jeune femme, dont ce n'était pas le jour. Pourtant, il laissa partir la sienne. Ensuite, il remonta, il reprit sa place devant sa table, déchirant l'enveloppe.
Et, dès les premières lignes, ce fut un grand saisissement, une stupeur. Clotilde lui écrivait qu'elle était enceinte de deux mois. Si elle avait tant hésité à lui annoncer cette nouvelle, c'était qu'elle voulait avoir elle-même une absolue certitude. Maintenant, elle ne pouvait se tromper, la conception remontait sûrement aux derniers jours d'août, à cette nuit heureuse où elle lui avait donné le royal festin de jeunesse, le soir de leur course de misère, de porte en porte. N'avaient-ils pas senti passer, dans une de leurs étreintes, la volupté accrue et divine de l'enfant ? Après le premier mois, dès son arrivée à Paris, elle avait douté, croyant à un retard, à une indisposition, bien explicable au milieu du trouble et des chagrins de leur rupture. Mais, n'ayant encore rien vu le second mois, elle avait attendu quelques jours, et elle était aujourd'hui certaine de sa grossesse, que tous les symptômes d'ailleurs confirmaient. La lettre était courte, disant le fait simplement, pleine pourtant d'une ardente joie, d'un élan d'infinie tendresse, dans un désir de retour immédiat.
Eperdu, craignant de ne pas bien comprendre, Pascal recommença la lettre. Un enfant ! cet enfant qu'il se méprisait de n'avoir pu faire, le jour du départ, dans le grand souffle désolé du mistral, et qui était là déjà, qu'elle emportait, lorsqu'il regardait au loin fuir le train, par la plaine rase ! Ah ! c'était l'œuvre vraie, la seule bonne, la seule vivante, celle qui le comblait de bonheur et d'orgueil. Ses travaux, ses craintes de l'hérédité avaient disparu. L'enfant allait être, qu'importait ce qu'il serait ! pourvu qu'il fût la continuation, la vie léguée et perpétuée, l'autre soi-même ! Il en restait remué jusqu'aufond des entrailles, dans un frisson attendri de tout son être. Il riait, il parlait tout haut, il baisait follement la lettre.
Mais un bruit de pas le fit se calmer un peu. Il tourna la tête, il vit Martine.
Monsieur le docteur Ramond est en bas.
Ah ! qu'il monte, qu'il monte !
C'était encore du bonheur qui arrivait. Ramond, dès la porte, cria gaiement :
Victoire ! Maître, je vous rapporte votre argent, pas tout, mais une bonne somme !
Et il conta les choses, un cas d'imprévue et heureuse chance, que son beau-père, monsieur Lévêque, avait tiré au clair. Les reçus des cent vingt mille francs, qui constituaient Pascal créancier personnel de Grandguillot, ne servaient à rien, puisque celui-ci était insolvable. Le salut s'était rencontré dans la procuration que le docteur lui avait remise un jour, sur sa demande, à l'effet d'employer tout ou partie de son argent en placements hypothécaires. Comme le nom du mandataire y était en blanc, le notaire, ainsi que cela se pratique parfois, avait pris un de ses clercs pour prête-nom ; et quatre-vingt mille francs venaient d'être retrouvés ainsi, placés en bonnes hypothèques, par l'intermédiaire d'un brave homme, tout à fait en dehors des affaires de son patron. Si Pascal avait agi, était allé au parquet, il aurait débrouillé cela depuis longtemps. Enfin, quatre mille francs de rentes solides rentraient dans sa poche.
Il avait saisi les mains du jeune homme, il les lui serrait, d'un air exalté.
Ah ! mon ami, si vous saviez combien je suis heureux ! Cette lettre de Clotilde m'apporte un grand bonheur. Oui, j'allais la rappeler près de moi ; mais la pensée de ma misère, des privations que je lui imposerais, me gâtait la joie de son retour... Et voilà que la fortune revient, au moins de quoi installer mon petit monde !
Dans l'expansion de son attendrissement, il avait tendu la lettre à Ramond, il le força à la lire. Puis, lorsque le jeune homme la lui rendit en souriant, ému de le sentir si bouleversé, il céda à un besoin débordant de tendresse, il le saisit entre ses deux grands bras, comme un camarade, comme un frère. Les deux hommes se baisèrent sur les joues, vigoureusement.
Puisque le bonheur vous envoie, je vais encore vous demander un service. Vous savez que je me défie de tout le monde ici, même de ma vieille bonne. C'est vous qui allez porter ma dépêche au télégraphe.
Il s'était assis de nouveau devant sa table, il écrivit simplement : " Je t'attends, pars ce soir. "
Voyons, reprit-il, nous sommes aujourd'hui le 6 novembre, n'est-ce pas ?... Il est près de dix heures, elle aura ma dépêche vers midi. Cela lui donne tout le temps de faire ses malles et de prendre, ce soir, l'express de huit heures, qui la mettra demain à Marseille pour le déjeuner. Mais, comme il n'y a pas de train qui corresponde tout de suite, elle ne pourra être ici, demain 7 novembre, que par celui de cinq heures.
Après avoir plié la dépêche, il s'était levé.
Mon Dieu ! à cinq heures, demain !... Que cela est loin encore ! que vais-je faire jusque-là ?
Puis, envahi d'une préoccupation, devenu grave :
Ramond, mon camarade, voulez-vous me faire la grande amitié d'être très franc avec moi ?
Comment ça, maître ?
Oui, vous m'entendez bien... L'autre jour, vous m'avez examiné. Pensez-vous que je puisse aller un an encore ?
Et il tenait le jeune homme sous la fixité de son regard, il l'empêchait de détourner les yeux. Pourtant, celui-ci tâcha de s'échapper, en plaisantant : était-ce vraiment un médecin qui posait une question pareille ?
Je vous en prie, Ramond, soyons sérieux.
Alors, Ramond, en toute sincérité, répondit qu'il pouvait très bien, selon lui, nourrir l'espoir de vivre encore une année. Il donnait ses raisons, l'état relativement peu avancé de la sclérose, la santé parfaite des autres organes. Sans doute, il fallait faire la part de l'inconnu, de ce qu'on ne savait pas, car l'accident brutal était toujours possible. Et tous deux en arrivèrent à discuter le cas, aussi tranquillement que s'ils s'étaient trouvés en consultation, au chevet d'un malade, pesant le pour et le contre, donnant chacun leurs arguments, fixant d'avance la terminaison fatale, selon les indices les mieux établis et les plus sages.
Pascal, comme s'il ne se fût pas agi de lui, avait repris son sang-froid, son oubli de lui-même.
Oui, murmura-t-il enfin, vous avez raison, une année de vie est possible... Ah ! voyez-vous, mon ami, ce que je voudrais, ce seraient deux années, un désir fou, sans doute, une éternité de joie...
Et, s'abandonnant à ce rêve d'avenir :
L'enfant naîtra vers la fin de mai... Ce serait si bon de le voir grandir un peu, jusqu'à ses dix-huit mois, à ses vingt mois, tenez ! pas davantage. Le temps seulement qu'il se débrouille et qu'il fasse ses premiers pas... Je n'en demande pas beaucoup, je voudrais le voir marcher, et après, mon Dieu ! après...
Il compléta sa pensée d'un geste. Puis, gagné par l'illusion :
Mais deux années, ce n'est pas impossible. J'ai eu un cas très curieux, un charron du faubourg qui a vécu quatre ans, déjouant toutes mes prévisions... Deux années, deux années, je les vivrai ! Il faut bien que je les vive !
Ramond, qui avait baissé la tête, ne répondait plus. Un embarras le prenait, à l'idée de s'être montré trop optimiste ; et la joie du maître l'inquiétait, lui devenait douloureuse, comme si cette exaltation même, troublant un cerveau autrefois si solide, l'avait averti d'un danger sourd et imminent.
Ne vouliez-vous pas envoyer cette dépêche tout de suite ?
Oui, oui ! allez vite, mon bon Ramond, et je vous attends après-demain. Elle sera ici, je veux que vous accouriez nous embrasser.
La journée fut longue. Et, cette nuit-là, vers quatre heures, comme Pascal venait enfin de s'endormir, après une insomnie heureuse d'espoirs et de rêves, il fut réveillé brutalement par une crise effroyable. Il lui sembla qu'un poids énorme, toute la maison, s'était écroulé sur sa poitrine, à ce point que le thorax, aplati, touchait le dos ; et il ne respirait plus, la douleur gagnait les épaules, le cou, paralysait le bras gauche. D'ailleurs, sa connaissance restait entière, il avait la sensation que son cœur s'arrêtait, que sa vie était sur le point de s'éteindre, dans cet affreux écrasement d'étau qui l'étouffait. Avant que la crise fût à sa période aiguë, il avait eu la force de se lever, de taper au plancher avec une canne, pour faire monter Martine. Puis, il était retombé sur son lit, ne pouvant plus ni bouger ni parler, trempé d'une sueur froide.
Martine, heureusement, dans le grand silence de la maison vide, avait entendu. Elle s'habilla, s'enveloppa d'un châle, monta vivement, avec sa bougie. La nuit était profonde encore, le petit jour allait paraître. Et, quand elle aperçut son maître dont les yeux seuls vivaient, qui la regardait, les mâchoires serrées, la langue liée, le visage ravagé par l'angoisse, elle s'épouvanta, s'effara, ne put que se jeter vers le fit, criant :
Mon Dieu ! mon Dieu ! Monsieur, qu'avez-vous ?... Répondez-moi, Monsieur, vous me faites peur !
Pendant une grande minute, Pascal étouffa davantage, ne parvenant pas à retrouver son souffle. Puis,l'étau de ses côtes se desserrant peu à peu, il murmura très bas :
Les cinq mille francs du secrétaire sont à Clotilde... Vous lui direz que c'est arrangé chez le notaire, qu'elle retrouvera là de quoi vivre...
Alors, Martine qui l'avait écouté, béante, se désespéra, confessa son mensonge, ignorant les bonnes nouvelles apportées par Ramond.
Monsieur, il faut me pardonner, j'ai menti. Mais ce serait mal de mentir davantage... Quand je vous ai vu seul et si malheureux, j'ai pris sur mon argent...
Ma pauvre fille, vous avez fait ça !
Oh ! j'ai bien espéré un peu que Monsieur me le rendrait un jour !
La crise se calmait, il put tourner la tête et la regarder. Il était stupéfait et attendri. Que s'était-il donc passé dans le cœur de cette vieille fille avare, qui pendant trente années avait durement amassé son trésor, qui n'en avait jamais sorti un sou, ni pour les autres ni pour elle ? Il ne comprenait pas encore, il voulut simplement se montrer reconnaissant et bon.
Vous êtes une brave femme, Martine. Tout cela vous sera rendu... Je crois bien que je vais mourir...
Elle ne le laissa pas achever, se révoltant, dans un sursaut de tout son être, dans un cri de protestation.
Mourir, vous, Monsieur !... Mourir avant moi ! Je ne veux pas, je ferai tout, je l'empêcherai bien !
Et elle s'était jetée à genoux devant le lit, elle l'avait saisi de ses mains éperdues, tâtant pour savoir où il souffrait, le retenant, comme si elle avait espéré qu'on n'oserait pas le lui prendre.
Il faut me dire ce que vous avez, je vous soignerai, je vous sauverai. S'il est nécessaire de vous donner de ma vie, à moi, je vous en donnerai, Monsieur... Je puis bien passer mes jours, mes nuits. Je suis encore forte, je serai plus forte que le mal, vous verrez... Mourir, mourir, ah ! non, ce n'est pas possible ! Le bon Dieu ne peut pas vouloir une injustice pareille, Je l'ai tant prié dans mon existence, qu'il doit m'écouter un peu, et il m'exaucera, Monsieur, il vous sauvera !
Pascal la regardait, l'écoutait, et une clarté brusque se faisait en lui. Mais elle l'aimait, cette misérable fille, elle l'avait toujours aimé ! Il se rappelait ses trente années de dévouement aveugle, son adoration muette d'autrefois, quand elle le servait à genoux, et qu'elle était jeune, ses jalousies sourdes contre Clotilde plus tard, tout ce qu'elle avait dû souffrir inconsciemment à cette époque. Et elle était là, à genoux encore aujourd'hui, devant son lit de mort, en cheveux grisonnants, avec ses yeux couleur de cendre, dans sa face blême de nonne abêtie par le célibat. Et il la sentait ignorante de tout, ne sachant même pas de quel amour elle l'avait aimé, n'aimant que lui pour le bonheur de l'aimer, d'être avec lui et de le servir.
Des larmes roulèrent sur les joues de Pascal. Une pitié douloureuse, une tendresse humaine, infinie, débordaient de son pauvre cœur à moitié brisé. Il la tutoya.
Ma pauvre fille, tu es la meilleure des filles... Tiens ! embrasse-moi comme tu m'aimes, de toute ta force !
Elle sanglotait, elle aussi. Elle laissa tomber, sur la poitrine de son maître, sa tête grise, sa face usée par sa longue domesticité. Eperdument, elle le baisa, mettant dans ce baiser toute sa vie.
Bon ! ne nous attendrissons pas, parce que, vois-tu, on aura beau faire, ce sera la fin tout de même... Si tu veux que je t'aime bien, tu vas m'obéir.
D'abord, il s'entêta à ne pas rester dans sa chambre. Elle lui semblait glacée, haute, vide, noire. Le désir lui était venu de mourir dans l'autre chambre, celle de Clotilde, celle où tous deux s'étaient aimés, où lui n'entrait plus qu'avec un frisson religieux. Et il fallut que Martine eût cette dernière abnégation, qu'elle l'aidât à se lever, qu'elle le soutînt, le conduisît, chancelant, jusqu'au lit tiède encore. Il avait pris, sous son oreiller, la clef de l'armoire, qu'il gardait là, chaque nuit ; et il remit cette clef sous l'autre oreiller, pour veiller sur elle, tant qu'il serait vivant. Le petit jour naissait à peine, la servante avait posé la bougie sur la table.
A présent que me voilà couché, et que je respire un peu mieux, tu vas me faire le plaisir de courir chez le docteur Ramond... Tu le réveilleras, tu le ramèneras avec toi.
Elle partait, lorsqu'il fut saisi d'une crainte.
Et, surtout, je te défends d'aller avertir ma mère.
Embarrassée, suppliante, elle revint vers lui.
Oh ! Monsieur, madame Félicité qui m'a tant fait lui promettre...
Mais il fut inflexible. Toute sa vie, il s'était montré déférent pour sa mère, et il croyait avoir acquis le droit de se protéger contre elle, au moment de sa mort. Il refusait de la voir. La servante dut lui jurer d'être muette. Alors, seulement, il retrouva un sourire.
Va vite... Oh ! tu me reverras, ce n'est pas pour maintenant.
Le jour se levait enfin, un petit jour triste, dans une pâle matinée de novembre. Pascal avait fait ouvrir les volets ; et, quand il se trouva seul, il regarda croître cette lumière, celle de la dernière journée qu'il vivrait sans doute. La veille, il avait plu, le soleil était resté voilé, tiède encore. Des platanes voisins, il entendait venir tout un réveil d'oiseaux, tandis que, très loin, au fond de la campagne ensommeillée, une locomotive sifflait, d'une plainte continue. Et il était seul, seul, dans la grande maison morne, dont il sentait autour de lui le vide, dont il écoutait le silence. Le jour grandissait lentement, il continuait à en suivre, sur les vitres, la tache élargie et blanchissante. Puis, la flamme de la bougie fut noyée, la chambre apparut, tout entière. Il en attendait un soulagement, et il ne fut pas déçu, des consolations lui arrivèrent de la tenture couleur d'aurore, de chacun des meubles familiers, du vaste lit où il avait tant aimé et où il s'était couché pour mourir. Sous le haut plafond, par la pièce frissonnante, flottaient toujours une pure odeur de jeunesse, une infinie douceur d'amour, dont il était enveloppé comme d'une caresse fidèle, et réconforté.
Cependant, Pascal, bien que la crise aiguë eût cessé, souffrait affreusement. Une douleur poignante restait au creux de la poitrine, et son bras gauche, engourdi, pesait à son épaule ainsi qu'un bras de plomb. Dans l'interminable attente du secours que Martine allait ramener, il avait fini par fixer toute sa pensée sur cette souffrance dont criait sa chair. Et il se résignait, il ne retrouvait pas la révolte que soulevait en lui, autrefois, le seul spectacle de la douleur physique. Elle l'exaspérait, comme une cruauté monstrueuse et inutile. Au milieu de ses doutes de guérisseur, il ne soignait plus ses malades que pour la combattre. S'il finissait par l'accepter, aujourd'hui que lui-même en subissait la torture, était-ce donc qu'il montait d'un degré encore dans sa foi en la vie, à ce sommet de sérénité, d'où la vie apparaît totalement bonne, même avec la fatale condition de la souffrance, qui en est le ressort peut-être ? Oui ! vivre toute la vie, la vivre et la souffrir toute, sans rébellion, sans croire qu'on la rendrait meilleure en la rendant indolore, cela éclatait nettement, à ses yeux de moribond, comme le grand courage et la grande sagesse. Et, pour tromper son attente, pour amuser son mal, il reprenait ses théories dernières, il rêvait au moyen d'utiliser la souffrance, de la transformer en action, en travail. Si l'homme, à mesure qu'il s'élève dans la civilisation, sent la douleur davantage, il est très certain qu'il y devient aussi plus fort, plus armé, plus résistant. L'organe, le cerveau qui fonctionne, se développe, se solidifie, pourvu que l'équilibre ne soit pas rompu, entre les sensations qu'il reçoit et le travail qu'il rend. Dès lors, ne pouvait-on faire le rêve d'une humanité où la somme du travail équivaudrait si bien à la somme des sensations, que lasouffrance s'y trouverait elle-même employée et comme supprimée ?
Maintenant, le soleil se levait, Pascal roulait confusément ces lointains espoirs, dans le demi-sommeil de son mal, lorsqu'il sentit une nouvelle crise naître du fond de sa poitrine. Il eut un moment d'anxiété atroce : est-ce que c'était la fin ? est-ce qu'il allait mourir seul ? Mais, justement, des pas rapides montaient l'escalier, Ramond entra, suivi de Martine. Et le malade eut le temps de lui dire, avant d'étouffer :
Piquez-moi, piquez-moi tout de suite, avec de l'eau pure ! et deux fois, au moins dix grammes !
Malheureusement, le médecin dut chercher la petite seringue, puis tout préparer. Cela dura quelques minutes, et la crise fut effrayante. Il en suivait les progrès avec anxiété, le visage qui se décomposait, les lèvres qui bleuissaient. Enfin, lorsqu'il eut fait les deux piqûres, il remarqua que les phénomènes, un instant stationnaires, diminuaient ensuite d'intensité, lentement. Cette fois encore, la catastrophe était évitée.
Mais, dès qu'il n'étouffa plus, Pascal, jetant un regard sur la pendule, dit de sa voix faible et tranquille :
Mon ami, il est sept heures... Dans douze heures, à sept heures, ce soir, je serai mort.
Et, comme le jeune homme voulait protester, prêt à la discussion :
Non, ne mentez pas. Vous avez assisté à la crise, vous êtes renseigné aussi bien que moi... Tout vadésormais se passer d'une façon mathématique ; et, heure par heure, je pourrais vous décrire les phases du mal...
Il s'interrompit pour respirer difficilement ; puis, il ajouta :
D'ailleurs, tout est bien, je suis content... Clotilde sera ici à cinq heures, je ne demande plus qu'à la voir et à mourir entre ses bras.
Bientôt pourtant, il éprouva un mieux sensible. L'effet de la piqûre était vraiment miraculeux ; et il put s'asseoir sur le lit, le dos appuyé contre des oreillers. La voix redevenait facile, jamais la lucidité du cerveau n'avait paru plus grande.
Vous savez, maître, dit Ramond, que je ne vous quitte pas. J'ai prévenu ma femme, nous allons passer la journée ensemble ; et, quoi que vous en disiez, j'espère bien que ce ne sera pas la dernière... N'est-ce pas ? vous permettez que je m'installe comme chez moi.
Pascal souriait. Il donna des ordres à Martine, il voulut qu'elle s'occupât du déjeuner, pour Ramond. Si l'on avait besoin d'elle, on l'appellerait. Et les deux hommes restèrent seuls dans une bonne intimité de causerie, l'un couché, avec sa grande barbe blanche, discourant comme un sage, l'autre assis au chevet, écoutant, montrant la déférence d'un disciple.
En vérité, murmura le maître, comme s'il se fût parlé à lui-même, c'est extraordinaire, l'effet de ces piqûres...
Puis, haussant la voix, presque gaiement :
Mon ami Ramond, ce n'est peut-être pas un gros cadeau que je vous fais, mais je vais vous laisser mes manuscrits. Oui, Clotilde a l'ordre, quand je ne serai plus, de vous les remettre... Vous fouillerez là-dedans, vous y trouverez peut-être des choses pas trop mauvaises. Si vous en tirez un jour quelque bonne idée, eh bien ! ce sera tant mieux pour tout le monde.
Et il partit de là, il donna son testament scientifique. Il avait la nette conscience de n'avoir été, lui, qu'un pionnier solitaire, un précurseur, ébauchant des théories, tâtonnant dans la pratique, échouant à cause de sa méthode encore barbare. Il rappela son enthousiasme, lorsqu'il avait cru découvrir la panacée universelle, avec ses injections de substance nerveuse, puis ses déconvenues, ses désespoirs, la mort brutale de Lafouasse, la phtisie emportant quand même Valentin, la folie victorieuse reprenant Sarteur et l'étranglant. Aussi s'en allait-il plein de doute, n'ayant plus la foi nécessaire au médecin guérisseur, si amoureux de la vie, qu'il avait fini par mettre en elle son unique croyance, certain qu'elle devait tirer d'elle seule sa santé et sa force. Mais il ne voulait pas fermer l'avenir, il était heureux au contraire de léguer son hypothèse à la jeunesse. Tous les vingt ans, les théories changeaient, il ne restait d'inébranlables que les vérités acquises, sur lesquelles la science continuait à bâtir. Si même il n'avait eu le mérite que d'apporter l'hypothèse d'un moment, son travail ne serait pas perdu, car le progrès était sûrement dans l'effort, dans l'intelligence toujours en marche. Puis, qui savait ? Il avait beau mourir troublé et las, n'ayant point réalisé son espoir avec les piqûres : d'autres ouvriersviendraient, jeunes, ardents, convaincus, qui reprendraient l'idée, l'éclairciraient, l'élargiraient. Et peut-être tout un siècle, tout un monde nouveau partirait de là.
Ah ! mon cher Ramond, continua-t-il, si l'on revivait une autre vie !... Oui, je recommencerai, je reprendrai mon idée, car j'ai été frappé dernièrement par ce singulier résultat que les piqûres faites avec de l'eau pure étaient presque aussi efficaces... Le liquide injecté n'importe donc pas, il n'y a donc là qu'une action simplement mécanique... Tout ce mois dernier, j'ai écrit beaucoup là-dessus. Vous trouverez des notes, des observations curieuses... En somme, j'en serais arrivé à croire uniquement au travail, à mettre la santé dans le fonctionnement équilibré de tous les organes, une sorte de thérapeutique dynamique, si j'ose risquer ce mot.
Il se passionnait peu à peu, il en arrivait à oublier la mort prochaine, pour ne songer qu'à sa curiosité ardente de la vie. Et il ébauchait, d'un trait large, sa théorie dernière. L'homme baignait dans un milieu, la nature, qui irritait perpétuellement par des contacts les terminaisons sensitives des nerfs. De là, la mise en œuvre, non seulement des sens, mais de toutes les surfaces du corps, extérieures et intérieures. Or, c'étaient ces sensations qui en se répercutant dans le cerveau, dans la moelle, dans les centres nerveux, s'y transformaient en tonicité, en mouvements et en idées ; et il avait la conviction que se bien porter consistait dans le train normal de ce travail : recevoir les sensations, les rendre en idées et en mouvements, nourrir la machine humaine par le jeu régulier des organes. Le travail devenait ainsi la grande loi, le régulateur de l'univers vivant. Dès lors, il étaitnécessaire que, si l'équilibre se rompait, si les excitations venues du dehors cessaient d'être suffisantes, la thérapeutique en créât d'artificielles, de façon à rétablir la tonicité, qui est l'état de santé parfaite. Et il rêvait toute une médication nouvelle : la suggestion, l'autorité toute-puissante du médecin pour les sens ; l'électricité, les frictions, le massage pour la peau et les tendons ; les régimes alimentaires pour l'estomac ; les cures d'air, sur les hauts plateaux, pour les poumons ; enfin, les transfusions, les piqûres d'eau distillée pour l'appareil circulatoire. C'était l'action indéniable et purement mécanique de ces dernières qui l'avait mis sur la voie, il ne faisait qu'étendre à présent l'hypothèse, par un besoin de son esprit généralisateur, il voyait de nouveau le monde sauvé dans cet équilibre parfait, autant de travail rendu que de sensation reçue, le branle du monde rétabli dans son labeur éternel.
Puis, il se mit à rire franchement.
Bon ! me voilà parti encore !... Et moi qui crois, au fond, que l'unique sagesse est de ne pas intervenir, de laisser faire la nature ! Ah ! le vieux fou incorrigible !
Mais Ramond lui avait saisi les deux mains, dans un élan de tendresse : et d'admiration.
Maître, maître ! c'est avec de la passion, de la folie comme la vôtre qu'on fait du génie !... Soyez sans crainte, je vous ai écouté, je tâcherai d'être digne de votre héritage ; et, je le crois comme vous, peut-être le grand demain est-il là tout entier.
Dans la chambre attendrie et calme, Pascal se remit à parler, avec 1a tranquillité brave d'un philosophe mourantqui donne sa dernière leçon. Maintenant, il revenait sur ses observations personnelles, il expliquait qu'il s'était souvent guéri lui-même par le travail, un travail réglé et méthodique, sans surmenage. Onze heures sonnèrent, il voulut que Ramond déjeunât, et il continua la conversation, très loin, très haut, pendant que Martine servait. Le soleil avait fini par percer les nuées grises de la matinée, un soleil à demi voilé encore et très doux, dont la nappe dorée tiédissait la vaste pièce. Puis, comme il achevait de boire quelques gorgées de lait, il se tut.
A ce moment, le jeune médecin mangeait une poire.
Est-ce que vous souffrez davantage ?
Non, non, finissez.
Mais il ne put mentir. C'était une crise, et terrible. La suffocation vint en coup de foudre, le renversa sur l'oreiller, le visage déjà bleu. Des deux mains, il avait saisi le drap à poignée, il s'y cramponnait, comme pour trouver un point d'appui et soulever l'effroyable masse qui lui écrasait la poitrine. Atterré, livide, il tenait ses yeux grands ouverts, fixés sur la pendule, avec une effrayante expression de désespoir et de douleur. Et, pendant dix longues minutes, il faillit expirer.
Tout de suite, Ramond l'avait piqué. Le soulagement fut lent à se produire, l'efficacité était moindre.
De grosses larmes parurent dans les yeux de Pascal, dès que la vie lui revint. Il ne parlait pas encore, il pleurait. Puis, regardant toujours la pendule, de ses regards obscurcis :
Mon ami, je mourrai à quatre heures, je ne la verrai pas.
Et, comme Ramond, pour distraire sa pensée, affirmait contre l'évidence que la terminaison n'était pas si prochaine, lui fut repris de sa passion de savant, voulant donner à son jeune confrère une dernière leçon, basée sur l'observation directe. Il avait soigné plusieurs cas pareils au sien, il se souvenait surtout d'avoir disséqué, à l'hôpital, le cœur d'un vieux, pauvre atteint de sclérose.
Je le vois, mon cœur... Il est couleur de feuille morte, les fibres en sont cassantes, on le dirait amaigri, bien qu'il ait augmenté un peu de volume. Le travail inflammatoire a dû le durcir, on le couperait difficilement...
Il continua à voix plus basse. Tout à l'heure, il avait bien senti son cœur qui mollissait, dont les contractions devenaient molles et lentes. Au lieu du jet de sang normal, il ne sortait plus par l'aorte qu'une bave rouge. Derrière, les veines étaient gorgées de sang noir, l'étouffement augmentait, à mesure que se ralentissait la pompe aspirante et foulante, régulatrice de toute la machine. Et, après la piqûre, il avait suivi, malgré sa souffrance, le réveil progressif de l'organe, le coup de fouet qui l'avait remis en marche, déblayant le sang noir des veines, soufflant de nouveau la force avec le sang rouge des artères. Mais la crise allait revenir, dès que l'effet mécanique de la piqûre aurait cessé. Il pouvait la prédire à quelques minutes près. Grâce aux injections, ily aurait encore trois crises. La troisième l'emporterait, il mourrait à quatre heures.
Puis, d'une voix de plus en plus faible, il eut un dernier enthousiasme, sur la vaillance du cœur, de cet ouvrier obstiné de la vie, sans cesse au travail, à toutes les secondes de l'existence, même pendant le sommeil, lorsque les autres organes, paresseux, se reposaient.
Ah ! brave cœur ! comme tu luttes héroïquement !... Quelle foi, quelle générosité de muscle jamais las !... Tu as trop aimé, tu as trop battu, et c'est pourquoi tu te brises, brave cœur qui ne veux pas mourir et qui te soulèves pour battre encore !
Mais la première crise annoncée se produisit. Pascal n'en sortit, cette fois, que pour rester haletant, hagard, la parole sifflante et pénible. De sourdes plaintes lui échappaient, malgré son courage : mon Dieu ! cette torture ne finirait donc pas ? Et, pourtant, il n'avait plus qu'un ardent désir, prolonger son agonie, vivre assez pour embrasser une dernière fois Clotilde. S'il se trompait, comme Ramond s'obstinait à le répéter ! s'il pouvait vivre jusqu'à cinq heures ! Ses yeux étaient retournés à la pendule, il ne quittait plus les aiguilles, donnant aux minutes une importance d'éternité. Autrefois, ils avaient plaisanté souvent sur cette pendule Empire, une borne de bronze doré, contre laquelle l'Amour souriant contemplait le Temps endormi. Elle marquait trois heures. Puis, elle marqua trois heures et demie. Deux heures de vie seulement, encore deux heures de vie, mon Dieu ! Le soleil s'abaissait à l'horizon, un grand calme tombait du pâle ciel d'hiver ; et il écoutait, par moments, leslointaines locomotives qui sifflaient, à travers la plaine rase. Ce train-là était celui qui passait aux Tulettes. L'autre, celui qui venait de Marseille, n'arriverait donc jamais !
A quatre heures moins vingt, Pascal fit signe à Ramond de s'approcher. Il ne parlait plus assez fort, il ne pouvait se faire entendre.
Il faudrait, pour que je vécusse jusqu'à six heures, que le pouls fût moins bas. J'espérais encore, mais c'est fini...
Et, dans un murmure, il nomma Clotilde. C'était un adieu bégayé et déchirant, l'affreux chagrin qu'il éprouvait à ne pas la revoir.
Ensuite, le souci de ses manuscrits reparut.
Ne me quittez pas... La clef est sous mon oreiller. Vous direz à Clotilde de la prendre, elle a des ordres.
A quatre heures moins dix, une nouvelle piqûre resta sans effet. Et quatre heures allaient sonner, lorsque la deuxième crise se déclara. Brusquement, après avoir étouffé, il se jeta hors de son lit, il voulut se lever, marcher, dans un réveil de ses forces. Un besoin d'espace, de clarté, de grand air, le poussait en avant, là-bas. Puis, c'était un appel irrésistible de la vie, de toute sa vie, qu'il entendait venir à lui, du fond de la salle voisine. Et il y courait, chancelant, suffoquant, courbé à gauche, se rattrapant aux meubles.
Vivement, le docteur Ramond s'était précipité pour le retenir.
Maître, maître ! recouchez-vous, je vous en supplie !
Mais Pascal, sourdement, s'entêtait à finir debout. La passion d'être encore, l'idée héroïque du travail, persistaient en lui, l'emportaient comme une masse. Il râlait, il balbutiait.
Non, non... là-bas, là-bas...
Il fallut que son ami le soutînt, et il s'en alla ainsi, trébuchant et hagard, jusqu'au fond de la salle, et il se laissa tomber sur sa chaise, devant sa table, où une page commencée traînait, parmi le désordre des papiers et des livres.
Là, un moment, il souffla, ses paupières se fermèrent. Bientôt, il les rouvrit, tandis que ses mains tâtonnantes cherchaient le travail. Elles rencontrèrent l'Arbre généalogique, au milieu d'autres notes éparses. L'avant-veille encore, il y avait rectifié des dates. Et il le reconnut, l'attira, l'étala.
Maître, maître ! vous vous tuez ! répétait Ramond frémissant, bouleversé de pitié et d'admiration.
Pascal n'écoutait pas, n'entendait pas. Il avait senti un crayon rouler sous ses doigts. Il le tenait, il se penchait sur l'Arbre, comme si ses yeux à demi éteints ne voyaient plus. Et, une dernière fois, il passait en revue les membres de la famille. Le nom de Maxime l'arrêta, il écrivit : " Meurt ataxique, en 1873 ", dans la certitude que son neveu ne passerait pas l'année. Ensuite, à côté, le nom de Clotilde le frappa, et il compléta aussi la note, il mit : " A, en 1874, de son oncle Pascal, un fils. " Mais ilse cherchait, s'épuisant, s'égarant. Enfin, quand il se fut trouvé, sa main se raffermit, il s'acheva, d'une écriture haute et brave : " Meurt, d'une maladie de cœur, le 7 novembre 1873. " C'était l'effort suprême, son râle augmentait, il étouffait, lorsqu'il aperçut, au-dessus de Clotilde, la feuille blanche. Ses doigts ne pouvaient plus tenir le crayon. Pourtant, en lettres défaillantes, où passait la tendresse torturée, le désordre éperdu de son pauvre cœur, il ajouta encore : " L'enfant inconnu, à naître en 1874. Quel sera-t-il ? " Et il eut une faiblesse, Martine et Ramond purent à grand-peine le reporter sur le lit.
La troisième crise eut lieu à quatre heures un quart. Dans cet accès final de suffocation, le visage de Pascal exprima une effroyable souffrance. Jusqu'au bout, il devait endurer son martyre d'homme et de savant. Ses yeux troubles semblèrent chercher encore la pendule, pour constater l'heure. Et Ramond, le voyant remuer les lèvres, se pencha, colla son oreille. En effet, il murmurait des paroles, si légères, qu'elles étaient un souffle.
Quatre heures... Le cœur s'endort, plus de sang rouge dans l'aorte... La valvule mollit et s'arrête...
Un râle affreux le secoua, le petit souffle devenait très lointain.
Ça marche trop vite... Ne me quittez pas, la clef est sous l'oreiller... Clotilde, Clotilde...
Au pied du lit, Martine était tombée à genoux, étranglée de sanglots. Elle voyait bien que Monsieur se mourait. Elle n'avait point osé courir chercher un prêtre, malgré sa grande envie ; et elle récitait elle-même les prières des agonisants, elle priait ardemment le bon Dieu,pour qu'il pardonnât à Monsieur et que Monsieur allât droit en paradis.
Pascal mourut. Sa face était toute bleue. Après quelques secondes d'une immobilité complète, il voulut respirer, il avança les lèvres, ouvrit sa pauvre bouche, un bec de petit oiseau qui cherche à prendre une dernière gorgée d'air. Et ce fut la mort, très simple.