La Terre
La Terre (paragraphe n°781)
Chapitre III
Jean se plaisait là, sans se demander ce qui l'y ramenait. Lise, gaie, avec toute sa personne ronde, était d'un bon accueil. Pourtant, ses vingt-cinq ans la vieillissaient déjà, elle devenait laide, surtout depuis ses couches. Mais elle avait de gros bras solides, elle apportait à la besogne un tel cœur, tapant, criant, riant, qu'elle réjouissait la vue. Jean la traitait en femme, ne la tutoyait pas, tandis qu'il continuait au contraire à tutoyer Françoise, dont les quinze ans faisaient pour lui une gamine. Celle-ci, que le grand air et les durs travaux n'avaient pas eu le temps d'enlaidir, gardait son joli visage long, au petit front têtu, aux yeux noirs et muets, à la bouche épaisse, ombrée d'un duvet précoce ; et, toute gamine qu'on la croyait, elle était femme aussi, il n'aurait pas fallu, comme disait sa sœur, la chatouiller de trop près, pour lui faire un enfant. Lise l'avait élevée, leur mère étant morte ; de là venait leur grande tendresse, active et bruyante de la part de l'aînée, passionnée et contenue chez la cadette. Cette petite Françoise avait le renom d'une fameuse tête. L'injustice l'exaspérait. Quand elle avait dit : " Ça c'est à moi, ça c'est à toi ", elle n'en aurait pas démordu sous le couteau ; et, en dehors du reste, si elle adorait Lise, c'était dans l'idée qu'elle lui devait bien cette adoration. D'ailleurs, elle se montrait raisonnable, très sage, sans vilaines pensées, seulement tourmentée par ce sang hâtif, ce qui la rendait molle, un peu gourmande et paresseuse. Un jour, elle en vint, elle aussi, à tutoyer Jean, en ami très âgé et bonhomme, qui lafaisait jouer, qui la taquinait parfois, mentant exprès, soutenant des choses injustes, pour s'amuser à la voir s'étrangler de colère.