La Joie de vivre
La Joie de vivre (paragraphe n°529)
Chapitre III
Pauline finit par comprendre que la mort épouvantait Lazare. Elle se souvenait de son cri terrifié, autrefois, en face des étoiles ; elle le voyait maintenant pâlir à certainsmots, se taire comme s'il avait eu à cacher un mal inavouable ; et c'était pour elle une grosse surprise, cet effroi du néant, chez le pessimiste enragé qui parlait de souffler les astres, ainsi que des chandelles, sur le massacre universel des êtres. Le mal datait de loin, elle n'en soupçonnait même pas la gravité. A mesure qu'il avançait en âge, Lazare voyait se dresser la mort. Jusqu'à ses vingt ans, à peine un souffle froid l'avait-il effleuré le soir, quand il se couchait. Aujourd'hui, il ne pouvait poser la tête sur l'oreiller, sans que l'idée du plus jamais vînt lui glacer la face. Des insomnies le prenaient, il était sans résignation, devant la nécessité fatale qui se déroulait en images lugubres. Puis, lorsqu'il avait cédé à la fatigue, un sursaut l'éveillait parfois, le mettait debout, les yeux grands d'horreur, les mains jointes, bégayant dans les ténèbres : " Mon Dieu ! mon Dieu ! " Sa poitrine craquait, il croyait mourir ; et il devait rallumer, il attendait d'être éveillé complètement pour retrouver un peu de calme. Une honte lui restait de cette épouvante : était-ce imbécile, cet appel à un Dieu qu'il niait, cette hérédité de la faiblesse humaine criant au secours, dans l'écrasement du monde ! Mais la crise revenait quand même chaque soir, pareille à une passion mauvaise, qui l'aurait épuisé, malgré sa raison. Durant le jour, d'ailleurs, tout l'y ramenait aussi, une phrase jetée au hasard, une pensée rapide, née d'une scène entrevue, d'une lecture faite. Comme Pauline lisait un soir le journal à son oncle, Lazare était sorti, bouleversé d'avoir entendu la fantaisie d'un conteur, qui montrait le ciel du vingtième siècle empli par des vols de ballons, promenant des voyageurs d'un continent à l'autre : il ne serait plus là, ces ballons, qu'il ne verrait pas, disparaissaient au fond de ce néantdes siècles futurs, dont le cours en dehors de son être l'emplissait d'angoisse. Ses philosophes avaient beau lui répéter que pas une étincelle de vie ne se perdait, son moi refusait violemment de finir. Déjà, dans cette lutte, sa gaieté était partie. Lorsque Pauline le regardait, ne comprenant pas toujours les sauts de son caractère, aux heures où il cachait sa plaie avec une pudeur inquiète, elle éprouvait une compassion, elle avait le besoin d'être très bonne et de le rendre heureux.