La Joie de vivre
La Joie de vivre (paragraphe n°427)
Chapitre III
Dès ce moment, chez la jeune fille, se développèrent des sensations dont elle ne parlait à personne. Elle ne mentait pas, elle se taisait simplement, par une fierté inquiète, par une honte aussi. Plusieurs fois, elle se crutsouffrante, sur le point de faire une maladie grave, car elle se couchait fiévreuse, brûlée d'insomnie, emportée tout entière dans le tumulte sourd de l'inconnu qui l'envahissait ; puis, au jour, elle était seulement brisée, elle ne se plaignait même pas devant sa tante. C'étaient encore des chaleurs brusques, une excitation nerveuse, et des pensées inattendues qui la révoltaient ensuite, et surtout des rêves dont elle sortait fâchée contre elle. Ses lectures, cette anatomie, cette physiologie épelées passionnément, lui avaient laissé une telle virginité de corps, qu'elle retombait dans des stupeurs d'enfant, à chaque phénomène. Puis, la réflexion la calmait : elle n'était pas à part, elle devait s'attendre à voir se dérouler en elle-même cette mécanique de la vie, faite pour les autres. Après le dîner, un soir, elle discuta la bêtise des rêves : était-ce irritant, d'être sur le dos, sans défense, en proie aux imaginations baroques ? et ce qui l'exaspérait, paraissait être la mort de la volonté dans le sommeil, l'abandon complet de sa personne. Son cousin, avec ses théories pessimistes, attaquait aussi les rêves, comme troublant le parfait bonheur du néant ; tandis que son oncle distinguait, aimait les songes agréables, abominait les cauchemars de la fièvre. Mais elle s'acharnait si fort que madame Chanteau, surprise, la questionna sur ce quelle voyait, la nuit. Alors, elle balbutia : rien, des absurdités, des choses trop vagues pour en garder le souvenir. Et elle ne mentait toujours pas, ses rêves se passaient dans un demi-jour, des apparences la frôlaient, son sexe de femme s'éveillait à la vie charnelle, sans que jamais une image nette précisât la sensation. Elle ne voyait personne, elle pouvait croire à une caresse du vent de mer, qui, l'été, entrait par la fenêtre ouverte.