La Joie de vivre
La Joie de vivre (paragraphe n°323)
Chapitre II
Une paix morte retomba sur la petite maison de Bonneville, les jours uniformes se déroulèrent, ramenant les habitudes quotidiennes, en face du rythme éternel de l'océan. Mais, cette année-là, il y eut, dans la vie de Pauline, un fait qui marqua. Elle fit sa première communion au mois de juin, à l'âge de douze ans et demi. Lentement, la religion s'était emparée d'elle, une religion grave, supérieure aux réponses du catéchisme, qu'elle récitait toujours sans les comprendre. Dans sa jeune tête raisonneuse, elle avait fini par concevoir de Dieu l'idée d'un maître très puissant, très savant, qui dirigeait tout, de façon à ce que tout marchât sur la terre selon la justice ; et cette conception simplifiée lui suffisait pour s'entendre avec l'abbé Horteur. Celui-ci, fils de paysan, crâne dur où la lettre avait seule pénétré, en était venu à se contenter des pratiques extérieures, du bon ordre d'une dévotion décente. Personnellement, il soignait son salut ; quant à ses paroissiens, tant pis s'ils se damnaient ! Il avait pendant quinze ans tâché de les effrayer sans y réussir, ilne leur demandait plus que la politesse de monter à l'église, les jours de grandes fêtes. Tout Bonneville y montait, par un reste d'habitude, malgré le péché où pourrissait le village. Son indifférence du salut des autres tenait lieu au prêtre de tolérance. Il allait chaque samedi jouer aux dames avec Chanteau, bien que le maire, grâce à l'excuse de sa goutte, ne mit jamais les pieds à l'église. Madame Chanteau, d'ailleurs, faisait le nécessaire, en suivant régulièrement les offices et en y conduisant Pauline. C'était la grande simplicité du curé qui séduisait peu à peu l'enfant. A Paris, on méprisait devant elle les curés, ces hypocrites dont les robes noires cachaient tous les crimes. Mais celui-ci, au bord de la mer, lui paraissait vraiment brave homme, avec ses gros souliers, sa nuque brûlée de soleil, son allure et son langage de fermier pauvre. Une remarque l'avait surtout conquise : l'abbé Horteur fumait passionnément une grosse pipe d'écume, ayant encore des scrupules pourtant, se réfugiant au fond de son jardin, seul au milieu de ses salades ; et cette pipe qu'il dissimulait, plein de trouble, quand on venait à le surprendre, touchait beaucoup la petite, sans qu'elle eût pu dire pourquoi. Elle communia d'un air très sérieux, en compagnie de deux autres gamines et d'un galopin du village. Le soir, comme le curé dînait chez les Chanteau, il déclara qu'il n'avait jamais eu, à Bonneville, une communiante qui se fût si bien tenue à la Sainte Table.