La Joie de vivre
La Joie de vivre (paragraphe n°1840)
Chapitre IX
Alors, ce fut leur existence. Lentement, les jours se suivaient, et ils restaient côte à côte, dans l'attente anxieuse d'une faute possible. Sans jamais ouvrir labouche de ces choses, sans qu'ils eussent jamais reparlé de la nuit terrible, ils y pensaient continuellement, ils craignaient de s'abattre ensemble, n'importe où, comme frappés de la foudre. Serait-ce le matin, à leur lever, ou le soir, quand ils échangeaient une dernière parole ? serait-ce chez lui ou chez elle, dans un coin écarté de la maison ? cela demeurait obscur. Et leur raison se gardait entière, chaque abandon brusque, chaque folie d'un instant, les étreintes désespérées derrière une porte, les baisers cuisants volés dans l'ombre, les soulevaient ensuite d'une colère douloureuse. Le sol tremblait sous leurs pieds, ils se cramponnaient aux résolutions des heures calmes, pour ne pas s'abîmer dans ce vertige. Mais ni l'un ni l'autre n'avait la force de l'unique salut, d'une séparation immédiate. Elle, sous un prétexte de vaillance, s'obstinait en face du danger. Lui, pris tout entier, cédant au premier emportement d'une aventure nouvelle, ne répondait même plus aux lettres pressantes que sa femme lui écrivait. Depuis six semaines, il était à Bonneville, et il leur semblait que cette existence de secousses cruelles et délicieuses devait maintenant durer toujours.