La Joie de vivre

La Joie de vivre (paragraphe n°1744)

Chapitre IX

Désormais, ils furent hantés tous les deux. Aucun aveu ne leur échappait, c'était un secret de honte dont il ne fallait point parler ; seulement, au fond de l'alcôve, lorsqu'ils restaient sur le dos, les yeux élargis, ils s'entendaient clairement penser. Elle était aussi nerveuse que lui, ils devaient se donner mutuellement ce mal, comme il arrive que deux amants sont emportés par la même fièvre. Lui, s'il s'éveillait, et qu'elle se fût endormie, s'effrayait de ce sommeil : est-ce qu'elle respirait encore ? il n'entendait même plus son haleine, peut-être venait-elle subitement de mourir. Un instant, il lui étudiait le visage, il lui touchait les mains. Puis,rassuré, il ne se rendormait pourtant pas. L'idée qu'elle mourrait un jour le jetait dans une songerie lugubre. Lequel s'en irait le premier, lui ou elle ? Il poursuivait les deux hypothèses, des tableaux de mort se déroulaient en images précises, avec l'affreux déchirement des agonies, l'abomination des derniers apprêts, la séparation brutale, éternelle. C'était là que tout son être se soulevait de révolte : ne plus se revoir, jamais, jamais ! lorsqu'on avait vécu ainsi, chair contre chair ; et il se sentait devenir fou, cette horreur refusait de lui entrer dans le crâne. Sa peur se faisait brave, il souhaitait de partir le premier. Alors, il s'attendrissait sur elle, il se l'imaginait en veuve, continuant leurs habitudes communes, faisant ceci, et ceci encore, qu'il ne ferait plus. Parfois, pour chasser cette obsession, il la prenait doucement, sans l'éveiller ; mais il lui était impossible de la garder longtemps, la sensation de cette vie, qu'il tenait à pleins bras, le terrifiait davantage. S'il posait la tête sur la poitrine, et qu'il écoutât battre le cœur, il ne pouvait en suivre les mouvements sans malaise, croyant toujours à un détraquement subit. Les jambes qu'il avait liées aux siennes, la taille qui mollissait sous son étreinte, ce corps entier, si souple, si adoré, lui était bientôt d'un toucher insupportable, l'emplissait peu à peu d'une attente anxieuse, dans son cauchemar du néant. Et même, lorsqu'elle s'éveillait, lorsqu'un désir les nouait plus étroitement, les lèvres contre les lèvres, se jetant au spasme d'amour avec l'idée d'y oublier leur misère, ils en sortaient aussi tremblants, ils demeuraient allongés sur le dos, sans retrouver le sommeil, dégoûtés de la joie d'aimer. Dans l'ombre de l'alcôve, leurs grands yeux fixes se rouvraient sur la mort.Vers ce temps, Lazare se lassa des affaires. Sa paresse revenait, il traînait des journées oisives, en donnant pour excuse son mépris des manieurs d'argent. La vérité était que cette préoccupation constante de la mort lui enlevait chaque jour davantage le goût et la force de vivre. Il retombait dans son ancien " à quoi bon ? " Puisque le saut final était là, demain, aujourd'hui, dans une heure peut-être, à quoi bon se remuer, se passionner, tenir à cette chose plutôt qu'à cette autre ? Tout avortait. Son existence n'était qu'une mort lente, quotidienne, dont il écoutait comme autrefois le mouvement d'horloge, qui lui semblait aller en se ralentissant. Le cœur ne battait plus si vite, les autres organes devenaient également paresseux, bientôt tout s'arrêterait sans doute ; et il suivait avec des frissons cette diminution de la vie, que l'âge fatalement amenait. C'étaient des pertes de lui-même, la destruction continue de son corps : ses cheveux tombaient, il lui manquait plusieurs dents, il sentait ses muscles se vider, comme s'ils retournaient à la terre. L'approche de la quarantaine l'entretenait dans une mélancolie noire, maintenant la vieillesse serait vite là, qui achèverait de l'emporter. Déjà, il se croyait malade de partout, quelque chose allait casser certainement, ses journées se passaient dans l'attente fiévreuse d'une catastrophe. Puis, il voyait mourir autour de lui, et chaque fois qu'il apprenait le décès d'un camarade, il recevait un coup. Etait-ce possible, celui-ci venait de partir ? mais il avait trois ans de moins, il était bâti pour durer cent ans ! et celui-là encore, comment avait-il pu faire son compte ? un homme si prudent, qui pesait jusqu'à sa nourriture ! Pendant deux jours, il ne pensait pas à autre chose,stupéfait de la catastrophe, se tâtant lui-même, interrogeant ses maladies, finissant par chercher querelle aux pauvres morts. Il éprouvait le besoin de se rassurer, il les accusait d'être morts par leur faute : le premier avait commis une imprudence impardonnable ; quant au second, il avait succombé à un cas extrêmement rare, dont les médecins ignoraient même le nom. Mais il tâchait vainement d'écarter le spectre importun, il entendait toujours en lui grincer les rouages de la machine près de se détraquer, il glissait sans arrêt possible sur cette pente des années, au bout de laquelle la pensée du grand trou noir le mouillait d'une sueur froide et dressait ses cheveux d'horreur.

?>