La Joie de vivre

La Joie de vivre (paragraphe n°1057)

Chapitre VI

Ce fut l'époque de sa vie où madame Chanteau acheva de perdre sa tranquillité. De tout temps, elle s'était dévorée elle-même ; mais le sourd travail qui émiettait en elle les bons sentiments semblait arrivé à la période extrême de destruction ; et jamais elle n'avait paru si déséquilibrée, ravagée d'une telle fièvre nerveuse. La nécessité où elle était de se contraindre, exaspérait son mal davantage. Elle souffrait de l'argent, c'était comme une rage de l'argent, grandie peu à peu, emportant la raison et le cœur. Toujours elle retombait sur Pauline, elle l'accusait maintenant du départ de Louise, ainsi que d'un vol qui aurait dépouillé son fils. Il y avait là une plaie saignante qui refusait de se fermer ; les moindres faits grossissaient, elle n'oubliait pas un geste, elle entendait encore le cri : " Va-t'en ! " et elle s'imaginait qu'on la chassait aussi, qu'on jetait à la rue la joie et la fortune de la famille. La nuit, lorsqu'elle s'agitait dans un demi-sommeil plein de malaise, elle en venait à regretter que la mort ne les eût pas débarrassés de cette Pauline maudite. Des plans se heurtaient en elle, des calculs compliqués, sans qu'elle trouvât le moyen raisonnable de supprimer la jeune fille. En même temps, une sorte deréaction redoublait sa tendresse pour son fils : elle l'adorait comme elle ne l'avait peut-être pas adoré au berceau, lorsqu'il était tout à elle, dans ses bras. Du matin au soir, elle le suivait de ses yeux inquiets. Puis, dès qu'ils étaient seuls, elle l'embrassait, elle le suppliait de ne point se faire de la peine. N'est-ce pas ? il ne lui cachait rien, il ne s'amusait pas à pleurer, quand il n'y avait personne ? Et elle lui jurait que tout s'arrangerait, qu'elle étranglerait plutôt les autres, pour que lui fût heureux. Après quinze jours de ces continuels combats, son visage avait pris une pâleur de cire, sans qu'elle eût maigri pourtant. Deux fois, l'enflure des pieds était revenue, puis s'en était allée.

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