La Fortune des Rougon
La Fortune des Rougon (paragraphe n°591)
Partie : Préface, chapitre IV
Adélaïde avait alors près de soixante-quinze ans. Vieillie dans une existence monacale, elle n'était plus la maigre et ardente fille qui courait jadis se jeter au cou du braconnier Macquart. Elle s'était roidie et figée, au fond de sa masure de l'impasse Saint-Mittre, ce trou silencieux et morne où elle vivait absolument seule, et dont elle ne sortait pas une fois par mois, se nourrissant de pommes de terre et de légumes secs. On eût dit, à la voir passer,une de ces vieilles religieuses, aux blancheurs molles, à la démarche automatique, que le cloître a désintéressées de ce monde. Sa face blême, toujours correctement encadrée d'une coiffe blanche, était comme une face de mourante, un masque vague, apaisé, d'une indifférence suprême. L'habitude d'un long silence l'avait rendue muette ; l'ombre de sa demeure, la vue continuelle des mêmes objets, avaient éteint ses regards et donné à ses yeux une limpidité d'eau de source. C'était un renoncement absolu, une lente mort physique et morale, qui avait fait peu à peu de l'amoureuse détraquée une matrone grave. Quand ses yeux se fixaient, machinalement, regardant sans voir, on apercevait par ces trous clairs et profonds un grand vide intérieur. Rien ne restait de ses anciennes ardeurs voluptueuses qu'un amollissement des chairs, un tremblement sénile des mains. Elle avait aimé avec une brutalité de louve, et de son pauvre être usé, assez décomposé déjà pour le cercueil, ne s'exhalait plus qu'une senteur fade de feuille sèche. Etrange travail des nerfs, des âpres désirs qui s'étaient rongés eux-mêmes, dans une impérieuse et involontaire chasteté. Ses besoins d'amour, après la mort de Macquart, cet homme nécessaire à sa vie, avaient brûlé en elle, la dévorant comme une fille cloîtrée, et sans qu'elle songeât un instant à les contenter. Une vie de honte l'aurait laissée peut-être moins lasse, moins hébétée, que cet inassouvissement achevant de se satisfaire par des ravages lents et secrets, qui modifiaient son organisme.