La Fortune des Rougon
La Fortune des Rougon (paragraphe n°560)
Partie : Préface, chapitre IV
Cette époque fut le meilleur temps d'Antoine Macquart. Il s'habilla comme un bourgeois, avec des redingotes et des pantalons de drap fin. Soigneusementrasé, devenu presque gras, ce ne fut plus ce chenapan hâve et déguenillé qui courait les cabarets. Il fréquenta les cafés, lut les journaux, se promena sur le cours Sauvaire. Il jouait au monsieur, tant qu'il avait de l'argent en poche. Les jours de misère, il restait chez lui, exaspéré d'être retenu dans son taudis et de ne pouvoir aller prendre sa demi-tasse ; ces jours-là, il accusait le genre humain tout entier de sa pauvreté, il se rendait malade de colère et d'envie, au point que Fine, par pitié, lui donnait souvent la dernière pièce blanche de la maison, pour qu'il pût passer sa soirée au café. Le cher homme était d'un égoïsme féroce. Gervaise apportait jusqu'à soixante francs par mois dans la maison, et elle mettait de minces robes d'indienne, tandis qu'il se commandait des gilets de satin noir chez un des bons tailleurs de Plassans. Jean, ce grand garçon qui gagnait de trois à quatre francs par jour, était peut-être dévalisé avec plus d'impudence encore. Le café où son père restait des journées entières se trouvait justement en face de la boutique de son patron, et, pendant qu'il manœuvrait le rabot ou la scie, il pouvait voir, de l'autre côté de la place, " monsieur " Macquart sucrant sa demi-tasse en faisant un piquet avec quelque petit rentier. C'était son argent que le vieux fainéant jouait. Lui n'allait jamais au café, il n'avait pas les cinq sous nécessaires pour prendre un gloria. Antoine le traitait en jeune fille, ne lui laissant pas un centime et lui demandant compte de l'emploi exact de son temps. Si le malheureux, entraîné par des camarades, perdait une journée dans quelque partie de campagne, au bord de la Viorne ou sur les pentes des Garrigues, son père s'emportait, levait la main, lui gardait longtemps rancune pour les quatre francs qu'il trouvait en moins à la fin de laquinzaine. Il tenait ainsi son fils dans un état de dépendance intéressée, allant parfois jusqu'à regarder comme siennes les maîtresses que le jeune menuisier courtisait. Il venait, chez les Macquart, plusieurs amies de Gervaise, des ouvrières de seize à dix-huit ans, des filles hardies et rieuses dont la puberté s'éveillait avec des ardeurs provocantes, et qui, certains soirs, emplissaient la chambre de jeunesse et de gaieté. Le pauvre Jean, sevré de tout plaisir, retenu au logis par le manque d'argent, regardait ces filles avec des yeux luisants de convoitise ; mais la vie de petit garçon qu'on lui faisait mener lui donnait une timidité invincible ; il jouait avec les camarades de sa sœur, osant à peine les effleurer du bout des doigts. Macquart haussait les épaules de pitié :