La Fortune des Rougon
La Fortune des Rougon (paragraphe n°204)
Partie : Préface, chapitre II
Le contrebandier venait très irrégulièrement, presque toujours à l'improviste. Jamais on ne sut au juste quelle était la vie des amants, pendant les deux ou trois jours qu'il passait à la ville, de loin en loin. Ils s'enfermaient, le petit logis paraissait inhabité. Le faubourg ayant décidé que Macquart avait séduit Adélaïde uniquement pour lui manger son argent, on s'étonna, à la longue, de voir cet homme vivre comme par le passé, sans cesse par monts et par vaux, aussi mal équipé qu'auparavant. Peut-être la jeune femme l'aimait-elle d'autant plus qu'elle le voyait à de plus longs intervalles ; peut-être avait-il résisté à ses supplications, éprouvant l'impérieux besoin d'une existence aventureuse. On inventa mille fables, sans pouvoir expliquer raisonnablement une liaison qui s'était nouée et se prolongeait en dehors de tous les faits ordinaires. Le logis de l'impasse Saint-Mittre resta hermétiquement clos et garda ses secrets. On devina seulement que Macquart devait battre Adélaïde, bien que jamais le bruit d'une querelle ne sortît de la maison. A plusieurs reprises, elle reparut, la face meurtrie, les cheveux arrachés. D'ailleurs, pas le moindre accablement de souffrance ni même de tristesse, pas le moindre souci de cacher ses meurtrissures. Elle souriait, elle semblait heureuse. Sans doute, elle se laissait assommer sans souffler mot. Pendant plus de quinze ans, cette existence dura.