La Fortune des Rougon
La Fortune des Rougon (paragraphe n°1258)
Partie : Préface, chapitre VI
Pierre retint un cri de douleur. On ne croyait même plus à sa glace. Bientôt on irait jusqu'à prétendre qu'il n'avait pas entendu siffler une balle à son oreille. La légende des Rougon s'effacerait, il ne resterait rien de leur gloire. Mais il n'était pas au bout de son calvaire. Les groupes s'acharnaient aussi vertement qu'ils avaient applaudi la veille. Un ancien fabricant de chapeaux, vieillard de soixante-dix ans, dont la fabrique se trouvait jadis dans le faubourg, fouilla le passé des Rougon. Il parla vaguement, avec les hésitations d'une mémoire qui se perd, de l'enclos des Fouque, d'Adélaïde, de sesamours avec un contrebandier. Il en dit assez pour donner aux commérages un nouvel élan. Les causeurs se rapprochèrent ; les mots de canailles, de voleurs, d'intrigants éhontés, montaient jusqu'à la persienne derrière laquelle Pierre et Félicité suaient la peur et la colère. On en vint sur la place à plaindre Macquart. Ce fut le dernier coup. Hier Rougon était un Brutus, une âme stoïque qui sacrifiait ses affections à la patrie ; aujourd'hui, Rougon n'était plus qu'un vil ambitieux qui passait sur le ventre de son pauvre frère et s'en servait comme d'un marchepied pour monter à la fortune.