La Faute de l'Abbé Mouret
La Faute de l'Abbé Mouret (paragraphe n°605)
Partie : Livre 1, chapitre XIV
Les lèvres balbutiantes, l'abbé Mouret regardait la grande Vierge. Il la voyait venir à lui, du fond de sa niche verte, dans une splendeur croissante. Ce n'était plus un clair de lune roulant à la cime des arbres. Elle lui semblait vêtue de soleil, elle s'avançait majestueusement, glorieuse, colossale, si toute-puissante, qu'il était tenté, par moments, de se jeter la face contre terre, pour éviter le flamboiement de cette porte ouverte sur le ciel. Alors, dans cette adoration de tout son être, qui faisait expirer les paroles sur sa bouche, il se souvint du dernier mot de Frère Archangias, comme d'un blasphème. Souvent le Frère lui reprochait cette dévotion particulière à la Vierge, qu'il disait être un véritable vol fait à la dévotion de Dieu. Selon lui, cela amollissait les âmes, enjuponnaitla religion, créait toute une sensiblerie pieuse indigne des forts. Il gardait rancune à la Vierge d'être femme, d'être belle, d'être mère ; il se tenait en garde contre elle, pris de la crainte sourde de se sentir tenté par sa grâce, de succomber à sa douceur de séductrice. " Elle vous mènera loin ! " avait-il crié un jour au jeune prêtre, voyant en elle un commencement de passion humaine, une pente aux délices des beaux cheveux châtains, des grands yeux clairs, du mystère des robes tombant du col à la pointe des pieds. C'était la révolte d'un saint, qui séparait violemment la Mère du Fils, en demandant comme celui-ci. " Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi ? " Mais l'abbé Mouret résistait, se prosternait, tâchait d'oublier les rudesses du Frère. Il n'avait plus que ce ravissement dans la pureté immaculée de Marie, qui le sortît de la bassesse où il cherchait à s'anéantir. Lorsque, seul en face de la grande Vierge dorée, il s'hallucinait jusqu'à la voir se pencher pour lui donner ses bandeaux à baiser, il redevenait très jeune, très bon, très fort, très juste, tout envahi d'une vie de tendresse.