La Faute de l'Abbé Mouret

La Faute de l'Abbé Mouret (paragraphe n°1900)

Partie : Livre 3, chapitre XI

Il se surprit un moment à parler haut. Puisque la brèche était toujours là, il rejoindrait Albine, au coucher du soleil. Il ressentait un léger ennui de cette décision. Mais il ne croyait pouvoir faire autrement. Elle l'attendait, elle était sa femme. Quand il voulait évoquer son visage, il ne le voyait plus que très pâle, très lointain. Puis, il était inquiet sur la façon dont ils vivraient ensemble. Il leur serait difficile de rester dans le pays ; il leur faudrait fuir, sans que personne s'en doutât ; ensuite, une fois cachés quelque part, ils auraient besoin de beaucoup d'argent pour être heureux. A vingt reprises, il tenta d'arrêter un plan d'enlèvement, d'arranger leur existence d'amants heureux. Il ne trouva rien. Maintenant que le désir ne l'affolait plus, le côté pratique de la situation l'épouvantait, le mettait avec ses mains débiles en face d'une besogne compliquée, dont il ne savait pas le premier mot. Où prendraient-ils des chevaux pour se sauver ? S'ils s'en allaient à pied, ne les arrêterait-on pas ainsi que des vagabonds ? D'ailleurs, serait-il capable d'être employé, de découvrir une occupation quelconque qui pût assurer du pain à sa femme ? Jamais on ne lui avait appris ces choses. Il ignorait la vie ; il ne rencontrait, en fouillant dans sa mémoire, que des lambeaux de prière, des détails de cérémonial, des pagesde l'Instruction théologique, de Bouvier, apprises autrefois par cœur au séminaire. Même des choses sans importance l'embarrassaient beaucoup. Il se demanda s'il oserait donner le bras à sa femme, dans la rue. Certainement, il ne saurait pas marcher, avec une femme au bras. Il paraîtrait si gauche, que le monde se retournerait. On devinerait un prêtre, on insulterait Albine. Vainement il tâcherait de se laver du sacerdoce, toujours il en emporterait avec lui la pâleur triste, l'odeur d'encens. Et s'il avait des enfants, un jour ? Cette pensée inattendue le fit tressaillir. Il éprouva une répugnance étrange. Il croyait qu'il ne les aimerait pas. Cependant, ils étaient deux, un petit garçon et une petite fille. Lui, les écartait de ses genoux, souffrant de sentir leurs mains se poser sur ses vêtements, ne prenant point à les faire sauter la joie des autres pères. Il ne s'habituait pas à cette chair de sa chair, qui lui semblait toujours suer son impureté d'homme. La petite fille surtout le troublait, avec ses grands yeux, au fond desquels s'allumaient déjà des tendresses de femme. Mais non, il n'aurait point d'enfant, il s'éviterait cette horreur qu'il éprouvait, à l'idée de voir ses membres repousser et revivre éternellement. Alors, l'espoir d'être impuissant lui fut très doux. Sans doute, toute sa virilité s'en était allée pendant sa longue adolescence. Cela le détermina. Dès le soir, il fuirait avec Albine.

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