La Faute de l'Abbé Mouret

La Faute de l'Abbé Mouret (paragraphe n°1851)

Partie : Livre 3, chapitre IX

Il y eut un court répit. Au-dehors, les voix s'élevaient, plus furieuses. Maintenant, le prêtre distinguait des voix humaines. C'était le village, les Artaud, cette poignée de bâtards poussés sur le roc, avec l'entêtement des ronces, qui soufflaient à leur tour un vent chargé d'un pullulement d'êtres. Les Artaud forniquaient par terre, plantaient de proche en proche une forêt d'hommes, dont les troncs mangeaient autour d'eux toute la place. Ils montaient jusqu'à l'église, ils en crevaient la porte d'une poussée, ils menaçaient d'obstruer la nef des branches envahissantes de leur race. Derrière eux, dans le fouillis des broussailles, accouraient les bêtes, des bœufs cherchant à enfoncer les murs de leurs cornes, des troupeaux d'ânes, de chèvres, de brebis, battant l'église en ruine, comme des vagues vivantes, des fourmilières de cloportes et de grillons attaquant les fondations, les émiettant de leurs dents de scie. Et il y avait encore, de l'autre côté, la basse-cour de Désirée, dont le fumier exhalait des buées d'asphyxie ; le grand coq Alexandre y sonnait l'assaut de son clairon, les poules descellaient les pierres à coups de bec, les lapins creusaient des terriers jusque sous les autels, afin de lesminer et de les abîmer, le cochon, gras à ne pas bouger, grognait, attendait que les ornements sacrés ne fussent plus qu'une poignée de cendre chaude, pour y vautrer son ventre. Une rumeur formidable roula, un second assaut fut donné. Le village, les bêtes, toute cette marée de vie qui débordait, engloutit un instant l'église sous une rage de corps faisant ployer les poutres. Les femelles, dans la mêlée, lâchaient de leurs entrailles un enfantement continu de nouveaux combattants. Cette fois, l'église eut un pan de muraille abattu ; le plafond fléchissait, les boiseries des fenêtres étaient emportées, la fumée du crépuscule, de plus en plus noire, entrait par les brèches bâillant affreusement. Sur la croix, le grand Christ ne tenait plus que par le clou de sa main gauche.

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