La Faute de l'Abbé Mouret
La Faute de l'Abbé Mouret (paragraphe n°1259)
Partie : Livre 2, chapitre XV
C'était, au centre, un arbre noyé d'une ombre si épaisse, qu'on ne pouvait en distinguer l'essence. Il avait une taille géante, un tronc qui respirait comme une poitrine, des branches qu'il étendait au loin, pareilles à des membres protecteurs. Il semblait bon, robuste, puissant, fécond ; il était le doyen du jardin, le père de la forêt, l'orgueil des herbes, l'ami du soleil qui se levait et se couchait chaque jour sur sa cime. De sa voûte verte, tombait toute la joie de la création : des odeurs de fleurs, des chants d'oiseaux, des gouttes de lumière, des réveils frais d'aurore, des tiédeurs endormies de crépuscule. Sa sève avait une telle force, qu'elle coulait de son écorce ; elle le baignait d'une buée de fécondation ; elle faisait de lui la virilité même de la terre. Et il suffisait à l'enchantement de la clairière. Les autres arbres, autour de lui, bâtissaient le mur impénétrable qui l'isolait au fond d'un tabernacle de silence et de demi-jour ; il n'y avait là qu'une verdure, sans un coin de ciel, sans une échappée d'horizon, qu'une rotonde, drapée partout de la soie attendrie des feuilles, tendue à terre du velours satiné des mousses. On y entrait comme dans le cristal d'une source, au milieu d'une limpidité verdâtre, nappe d'argent assoupie sous un reflet de roseaux. Couleurs, parfums, sonorités, frissons, tout restait vague, transparent, innommé, pâmé d'un bonheur allant jusqu'à l'évanouissement des choses. Une langueur d'alcôve, une lueur de nuit d'été mourant sur l'épaule nue d'uneamoureuse, un balbutiement d'amour à peine distinct, tombant brusquement à un grand spasme muet, traînaient dans l'immobilité des branches que pas un souffle n'agitait. Solitude nuptiale, toute peuplée d'êtres embrassés, chambre vide, où l'on sentait quelque part, derrière des rideaux tirés, dans un accouplement ardent, la nature assouvie aux bras du soleil. Par moments, les reins de l'arbre craquaient ; ses membres se raidissaient comme ceux d'une femme en couches ; la sueur de vie qui coulait de son écorce pleuvait plus largement sur les gazons d'alentour, exhalant la mollesse d'un désir, noyant l'air d'abandon, pâlissant la clairière d'une jouissance. L'arbre alors défaillait avec son ombre, ses tapis d'herbe, sa ceinture d'épais taillis. Il n'était plus qu'une volupté.