La Faute de l'Abbé Mouret
La Faute de l'Abbé Mouret (paragraphe n°1177)
Partie : Livre 2, chapitre XIII
Cette vie du parc, Albine et Serge ne la sentaient grandir autour d'eux que depuis le jour où ils s'étaient senti vivre eux-mêmes, dans un baiser. Maintenant, elle les assourdissait par instants, elle leur parlait une langue qu'ils n'entendaient pas, elle leur adressait des sollicitations, auxquelles ils ne savaient comment céder.C'était cette vie, toutes ces voix et ces chaleurs d'animaux, toutes ces odeurs et ces ombres de plantes, qui les troublaient, au point de les fâcher l'un contre l'autre. Et, cependant, ils ne trouvaient dans le parc qu'une familiarité affectueuse. Chaque herbe, chaque bestiole, leur devenaient des amies. Le Paradou était une grande caresse. Avant leur venue, pendant plus de cent ans, le soleil seul avait régné là, en maître libre, accrochant sa splendeur à chaque branche. Le jardin, alors, ne connaissait que lui. Il le voyait, tous les matins, sauter le mur de clôture de ses rayons obliques, s'asseoir d'aplomb à midi sur la terre pâmée, s'en aller le soir, à l'autre bout, en un baiser d'adieu rasant les feuillages. Aussi le jardin n'avait-il plus honte, il accueillait Albine et Serge, comme il avait si longtemps accueilli le soleil, en bons enfants avec lesquels on ne se gêne pas. Les bêtes, les arbres, les eaux, les pierres, restaient d'une extravagance adorable, parlant tout haut, vivant tout nus, sans un secret, étalant l'effronterie innocente, la belle tendresse des premiers jours du monde. Ce coin de nature riait discrètement des peurs d'Albine et de Serge, il se faisait plus attendri, déroulait sous leurs pieds ses couches de gazon les plus molles, rapprochait les arbustes pour leur ménager des sentiers étroits. S'il ne les avait pas encore jetés aux bras l'un de l'autre, c'était qu'il se plaisait à promener leurs désirs, à s'égayer de leurs baisers maladroits, sonnant sous les ombrages comme des cris d'oiseaux courroucés. Mais eux, souffrant de la grande volupté qui les entourait, maudissaient le jardin. L'après-midi où Albine avait tant pleuré, à la suite de leur promenade dans les rochers, elle avait crié au Paradou, en le sentant si vivant et si brûlant autour d'elle :