- Livre 1
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- Livre 3
D'abord, elle ne vit personne. Au-dehors, la pluie tombait de nouveau, une pluie fine, persistante. L'église lui parut toute grise. Elle passa derrière le maître-autel, s'avança jusqu'à la chaire. Il n'y avait, au milieu de la nef, que des bancs laissés en déroute par les galopins du catéchisme. Le balancier de l'horloge battait sourdement, dans tout ce vide. Alors, elle descendit pour aller frapper à la boiserie du confessionnal, qu'elle apercevait à l'autre bout. Mais, comme elle passait devant la chapelle des Morts, elle trouva l'abbé Mouret prosterné au pied du grand Christ saignant. Il ne bougeait pas, il devait croire que la Teuse rangeait les bancs, derrière lui. Albine lui posa la main sur l'épaule.
Serge, dit-elle, je viens te chercher.
Le prêtre leva la tête, très pâle, avec un tressaillement. Il resta à genoux, il se signa, les lèvres balbutiantes encore de sa prière.
J'ai attendu, continua-t-elle. Chaque matin, chaque soir, je regardais si tu n'arrivais pas. J'ai compté les jours, puis je n'ai plus compté. Voilà des semaines... Alors, quand j'ai su que tu ne viendrais pas, je suis venue, moi. Je me suis dit : " Je l'emmènerai... " Donne-moi tes mains, allons-nous en.
Et elle lui tendait les mains, comme pour l'aider à se relever. Lui, se signa de nouveau. Il priait toujours, en la regardant. Il avait calmé le premier frisson de sa chair. Dans la grâce qui l'inondait depuis le matin, ainsi qu'un bain céleste, il puisait des forces surhumaines.
Ce n'est pas ici votre place, dit-il gravement. Retirez-vous... Vous aggravez vos souffrances.
Je ne souffre plus, reprit-elle avec un sourire. Je me porte mieux, je suis guérie, puisque je te vois... Ecoute, je me faisais plus malade que je n'étais, pour qu'on vînt te chercher. Je veux bien l'avouer, maintenant. C'est comme cette promesse de partir, de quitter le pays, après t'avoir retrouvé, tu ne t'es pas imaginé peut-être que je l'aurais tenue. Ah bien ! je t'aurais plutôt emporté sur mes épaules... Les autres ne savent pas ; mais toi tu sais bien qu'à présent je ne puis vivre ailleurs qu'à ton cou.
Elle redevenait heureuse, elle se rapprochait avec des caresses d'enfant libre, sans voir la rigidité froide du prêtre. Elle s'impatienta, tapa joyeusement dans ses mains, en criant :
Voyons, décide-toi ! Serge. Tu nous fais perdre un temps, là ! Il n'y a pas besoin de tant de réflexions. Je t'emmène, pardi ! c'est simple... Si tu désires ne pas être vu, nous nous en irons par le Mascle. Le chemin n'est pas commode ; mais je l'ai bien pris toute seule ; nous nous aiderons, quand nous serons deux... Tu connais le chemin, n'est-ce pas ? Nous traversons le cimetière, nous descendons au bord du torrent, puis nous n'avons plus qu'à le suivre, jusqu'au jardin. Et comme l'on est chez soi, là-bas, au fond ! Il n'y a personne, va ! rien que desbroussailles et de belles pierres rondes. Le lit est presque à sec. En venant, je pensais " Lorsqu'il sera avec moi, tout à l'heure, nous marcherons doucement, en nous embrassant... " Allons, dépêche-toi. Je t'attends, Serge.
Le prêtre semblait ne plus entendre. Il s'était remis en prières, demandant au ciel le courage des saints. Avant d'engager la lutte suprême, il s'armait des épées flamboyantes de la foi. Un instant, il craignit de faiblir. Il lui avait fallu un héroïsme de martyr pour laisser ses genoux collés à la dalle, pendant que chaque mot d'Albine l'appelait : son cœur allait vers elle, tout son sang se soulevait, le jetait dans ses bras, avec l'irrésistible désir de baiser ses cheveux. Elle avait, de l'odeur seule de son haleine, éveillé et fait passer en une seconde les souvenirs de leur tendresse, le grand jardin, les promenades sous les arbres, la joie de leur union. Mais la grâce le trempa de sa rosée plus abondante ; ce ne fut que la torture d'un moment, qui vida le sang de ses veines ; et rien d'humain ne demeura en lui. Il n'était plus que la chose de Dieu.
Albine dut le toucher de nouveau à l'épaule. Elle s'inquiétait, elle s'irritait peu à peu.
Pourquoi ne réponds-tu pas ? Tu ne peux refuser, tu vas me suivre... Songe que j'en mourrais, si tu refusais. Mais non, cela n'est pas possible. Rappelle-toi. Nous étions ensemble, nous ne devions jamais nous quitter. Et vingt fois tu t'es donné. Tu me disais de te prendre tout entier, de prendre tes membres, de prendre ton souffle, de prendre ta vie... Je n'ai point rêvé, peut-être. Il n'y a pas une place de ton corps que tu ne m'aies livrée, pas un detes cheveux dont je ne sois la maîtresse. Tu as un signe à l'épaule gauche, je l'ai baisé, il est à moi. Tes mains sont à moi, je les ai serrées pendant des jours dans les miennes. Et ton visage, tes lèvres, tes yeux, ton front, tout cela est à moi, j'en ai disposé pour mes tendresses... Entends-tu, Serge ?
Elle se dressait devant lui, souveraine, allongeant les bras. Elle répéta d'une voix plus haute :
Entends-tu, Serge ? tu es à moi !
Alors, lentement, l'abbé Mouret se leva. Il s'adossa à l'autel, en disant :
Non, vous vous trompez, je suis à Dieu.
Il était plein de sérénité. Sa face nue ressemblait à celle d'un saint de pierre, que ne trouble aucune chaleur venue des entrailles. Sa soutane tombait à plis droits, pareille à un suaire noir, sans rien laisser deviner de son corps. Albine recula à la vue du fantôme sombre de son amour. Elle ne retrouvait point sa barbe libre, sa chevelure libre. Maintenant, au milieu de ses cheveux coupés, elle apercevait une tache blême, la tonsure, qui l'inquiétait comme un mal inconnu, quelque plaie mauvaise, grandie là pour manger la mémoire des jours heureux. Elle ne reconnaissait ni ses mains autrefois tièdes de caresses, ni son cou souple tout sonore de rires, ni ses pieds nerveux dont le galop l'emportait au fond des verdures. Etait-ce donc là le garçon aux muscles forts, le col dénoué montrant le duvet de la poitrine, la peau épanouie par le soleil, les reins vibrants de vie, dans l'étreinte duquel elle avait vécu une saison ? A cette heure, il ne semblait plus avoir de chair, le poil lui étaithonteusement tombé, toute sa virilité se séchait sous cette robe de femme qui le laissait sans sexe.
Oh ! murmura-t-elle, tu me fais peur... M'as-tu cru morte, que tu as pris le deuil ? Enlève ce noir, mets une blouse. Tu retrousseras les manches, nous pêcherons encore des écrevisses... Tes bras étaient aussi blonds que les miens.
Elle avait porté la main sur la soutane, comme pour en arracher l'étoffe. Lui, la repoussa du geste, sans la toucher. Il la regardait, il s'affermissait contre la tentation, en ne la quittant pas des yeux. Elle lui paraissait grandie. Elle n'était plus la gamine aux bouquets sauvages, jetant au vent ses rires de bohémienne, ni l'amoureuse vêtue de jupes blanches, pliant sa taille mince, ralentissant sa marche attendrie derrière les haies. Maintenant, un duvet de fruit blondissait sa lèvre, ses hanches roulaient librement, sa poitrine avait un épanouissement de fleur grasse. Elle était femme, avec sa face longue, qui lui donnait un grand air de fécondité. Dans ses flancs élargis, la vie dormait. Sur ses joues, à fleur de peau, venait l'adorable maturité de sa chair. Et le prêtre, tout enveloppé de son odeur passionnée de femme faite, prenait une joie amère à braver la caresse de sa bouche rouge, le rire de ses yeux, l'appel de sa gorge, l'ivresse qui coulait d'elle au moindre mouvement. Il poussait la témérité jusqu'à chercher sur elle les places qu'il avait baisées follement, autrefois, les coins des yeux, les coins des lèvres, les tempes étroites, douces comme du satin, la nuque d'ambre, soyeuse comme du velours. Jamais, même au cou d'Albine, il n'avait goûté les félicités qu'il éprouvait àse martyriser, en regardant en face cette passion qu'il refusait. Puis, il craignit de céder là à quelque nouveau piège de la chair. Il baissa les yeux, il dit avec douceur :
Je ne puis vous entendre ici. Sortons, si vous tenez à accroître nos regrets à tous deux... Notre présence en cet endroit est un scandale. Nous sommes chez Dieu.
Qui ça, Dieu ? cria Albine affolée, redevenue la grande fille lâchée en pleine nature. Je ne le connais pas, ton Dieu, je ne veux pas le connaître, s'il te vole à moi, qui ne lui ai jamais rien fait. Mon oncle Jeanbernat a donc raison de dire que ton Dieu est une invention de méchanceté, une manière d'épouvanter les gens et de les faire pleurer... Tu mens, tu ne m'aimes plus, ton Dieu n'existe pas.
Vous êtes chez lui, répéta l'abbé Mouret avec force. Vous blasphémez. D'un souffle, il pourrait vous réduire en poussière.
Elle eut un rire superbe. Elle levait les bras, elle défiait le ciel.
Alors, dit-elle, tu préfères ton Dieu à moi ! Tu le crois plus fort que moi. Tu t'imagines qu'il t'aimera mieux que moi... Tiens ! tu es un enfant. Laisse donc ces bêtises. Nous allons retourner au jardin ensemble, et nous aimer, et être heureux, et être libres. C'est la vie.
Cette fois, elle avait réussi à le prendre à la taille. Elle l'entraînait. Mais il se dégagea, tout frissonnant, de son étreinte ; il revint s'adosser à l'autel, s'oubliant, la tutoyant comme autrefois.
Va-t'en, balbutia-t-il. Si tu m'aimes encore, va-t'en... Oh ! Seigneur, pardonnez-lui, pardonnez-moi de salir votre maison. Si je passais la porte derrière elle, je la suivrais peut-être. Ici, chez vous, je suis fort. Permettez que je reste là, à vous défendre.
Albine demeura un instant silencieuse. Puis, d'une voix calmée :
C'est bien, restons ici... Je veux te parler. Tu ne peux être méchant. Tu me comprendras. Tu ne me laisseras pas partir seule... Non, ne te défends pas. Je ne te prendrai plus, puisque cela te fait mal. Tu vois, je suis très calme. Nous allons causer, doucement, comme lorsque nous nous perdions, et que nous ne cherchions pas notre chemin, pour causer plus longtemps.
Elle souriait, elle continua :
Moi, je ne sais pas. L'oncle Jeanbernat me défendait de venir à l'église. Il me disait : " Bête, puisque tu as un jardin, qu'est-ce que tu irais faire dans une masure où l'on étouffe ?... " J'ai grandi bien contente. Je regardais dans les nids, sans toucher aux œufs. Je ne cueillais pas même les fleurs, de peur de faire saigner les plantes. Tu sais que jamais je n'ai pris un insecte pour le tourmenter... Alors, pourquoi Dieu serait-il en colère contre moi ?
Il faut le connaître, le prier, lui rendre à chaque heure les hommages qui lui sont dus, répondit le prêtre.
Cela te contenterait, n'est-ce pas ? reprit-elle. Tu me pardonnerais, tu m'aimerais encore ?... Eh bien ! je veux tout ce que tu veux. Parle-moi de Dieu, je croirai enlui, je l'adorerai. Chacune de tes paroles sera une vérité que j'écouterai à genoux. Est-ce que jamais j'ai eu une pensée autre que la tienne ?... Nous reprendrons nos longues promenades, tu m'instruiras, tu feras de moi ce qu'il te plaira. Oh ! consens, je t'en prie !
L'abbé Mouret montra sa soutane.
Je ne puis, dit-il simplement ; je suis prêtre.
Prêtre ! répéta-t-elle en cessant de sourire. Oui, l'oncle prétend que les prêtres n'ont ni femme, ni sœur, ni mère. Alors, cela est vrai... Mais pourquoi es-tu venu ? C'est toi qui m'as prise pour ta sœur, pour ta femme. Tu mentais donc ?
Il leva sa face pâle, où perlait une sueur d'angoisse.
J'ai péché, murmura-t-il.
Moi, continua-t-elle, lorsque je t'ai vu si libre, j'ai cru que tu n'étais plus prêtre. J'ai pensé que c'était fini, que tu resterais sans cesse là, pour moi, avec moi... Et maintenant, que veux-tu que je fasse, si tu emportes toute ma vie ?
Ce que je fais, répondit-il : vous agenouiller, mourir à genoux, ne pas vous relever avant que Dieu pardonne.
Tu es donc lâche ? dit-elle encore, reprise par la colère, les lèvres méprisantes.
Il chancela, il garda le silence. Une souffrance abominable le serrait à la gorge ; mais il demeurait plus fort que la douleur. Il tenait la tête droite, il souriait presque des coins de sa bouche tremblante. Albine, deson regard fixe, le défia un instant. Puis, avec un nouvel emportement :
Eh ! réponds, accuse-moi, dis que c'est moi qui suis allée te tenter. Ce sera le comble... Va, je te permets de t'excuser. Tu peux me battre, je préférerais tes coups à ta raideur de cadavre. N'as-tu plus de sang ? N'entends-tu pas que je t'appelle lâche ? Oui, tu es lâche, tu ne devais pas m'aimer, puisque tu ne peux être un homme... Est-ce ta robe noire qui te gêne ? Arrache-la. Quand tu seras nu, tu te souviendras peut-être.
Le prêtre, lentement, répéta les mêmes paroles :
J'ai péché, je n'ai pas d'excuse. Je fais pénitence de ma faute, sans espérer de pardon. Si j'arrachais mon vêtement, j'arracherais ma chair, car je me suis donné à Dieu tout entier, avec mon âme, avec mes os. Je suis prêtre.
Et moi ! et moi ! cria une dernière fois Albine.
Il ne baissa pas la tête.
Que vos souffrances me soient comptées comme autant de crimes ! Que je sois éternellement puni de l'abandon où je dois vous laisser ! Ce sera juste... Tout indigne que je suis, je prie pour vous chaque soir.
Elle haussa les épaules, avec un immense découragement. Sa colère tombait. Elle était presque prise de pitié.
Tu es fou, murmura-t-elle. Garde tes prières. C'est toi que je veux... Jamais tu ne comprendras. J'avais tant de choses à te dire ! Et tu es là, à me mettre toujours encolère, avec tes histoires de l'autre monde... Voyons, soyons raisonnables tous les deux. Attendons d'être plus calmes. Nous causerons encore... Il n'est pas possible que je m'en aille comme ça. Je ne peux te laisser ici. C'est parce que tu es ici que tu es comme mort, la peau si froide, que je n'ose te toucher... Ne parlons plus. Attendons.
Elle se tut, elle fit quelques pas. Elle examinait la petite église. La pluie continuait à mettre aux vitres son ruissellement de cendre fine. Une lumière froide, trempée d'humidité, semblait mouiller les murs. Du dehors, pas un bruit ne venait, que le roulement monotone de l'averse. Les moineaux devaient s'être blottis sous les tuiles, le sorbier dressait des branches vagues, noyées dans la poussière d'eau. Cinq heures sonnèrent, arrachées coup à coup de la poitrine fêlée de l'horloge ; puis, le silence grandit encore, plus sourd, plus aveugle, plus désespéré. Les peintures, à peine sèches, donnaient au maître-autel et aux boiseries une propreté triste, l'air d'une chapelle de couvent où le soleil n'entre pas. Une agonie lamentable emplissait la nef, éclaboussée du sang qui coulait des membres du grand Christ ; tandis que, le long des murs, les quatorze images de la Passion étalaient leur drame atroce, barbouillé de jaune et de rouge, suant l'horreur. C'était la vie qui agonisait là, dans ce frisson de mort, sur ces autels pareils à des tombeaux, au milieu de cette nudité de caveau funèbre. Tout parlait de massacre, de nuit, de terreur, d'écrasement, de néant. Une dernière haleine d'encens traînait, pareille au dernier souffle attendri de quelque trépassée, étouffée jalousement sous les dalles.
Ah ! dit enfin Albine, comme il faisait bon au soleil, tu te rappelles !... Un matin, c'était à gauche du parterre, nous marchions le long d'une haie de grands rosiers. Je me souviens de la couleur de l'herbe ; elle était presque bleue, avec des moires vertes. Quand nous arrivâmes au bout de la haie, nous revînmes sur nos pas, tant le soleil avait là une odeur douce. Et ce fut toute notre promenade, cette matinée-là, vingt pas en avant, vingt pas, en arrière, un coin de bonheur dont tu ne voulais plus sortir. Les mouches à miel ronflaient ; une mésange ne nous quitta pas, sautant de branche en branche ; des processions de bêtes, autour de nous, s'en allaient à leurs affaires. Tu murmurais : " Que la vie est bonne ! " La vie, c'était les herbes, les arbres, les eaux, le ciel, le soleil, dans lequel nous étions tout blonds, avec des cheveux d'or.
Elle rêva un instant encore, elle reprit :
La vie, c'était le Paradou. Comme il nous paraissait grand ! Jamais nous ne savions en trouver le bout. Les feuillages y roulaient jusqu'à l'horizon, librement, avec un bruit de vagues. Et que de bleu sur nos têtes ! Nous pouvions grandir, nous envoler, courir comme les nuages, sans rencontrer plus d'obstacles qu'eux. L'air était à nous.
Elle s'arrêta, elle montra d'un geste les murs écrasés de l'église.
Et, ici, tu es dans une fosse. Tu ne pourrais élargir les bras sans t'écorcher les mains à la pierre. La voûte te cache le ciel, te prend ta part de soleil. C'est si petit, quetes membres s'y raidissent, comme si tu étais couché vivant dans la terre.
Non, dit le prêtre, l'église est grande comme le monde. Dieu y tient tout entier.
D'un nouveau geste, elle désigna les croix, les christs mourants, les supplices de la Passion.
Et tu vis au milieu de la mort. Les herbes, les arbres, les eaux, le soleil, le ciel, tout agonise autour de toi.
Non, tout revit, tout s'épure, tout remonte à la source de lumière.
Il s'était redressé, avec une flamme dans les yeux. Il quitta l'autel, invincible désormais, embrasé d'une telle foi, qu'il méprisait les dangers de la tentation. Et il prit la main d'Albine, il la tutoya comme une sœur, il l'emmena devant les images douloureuses du chemin de la Croix.
Tiens, dit-il, voici ce que mon Dieu a souffert... Jésus est battu de verges. Tu vois, ses épaules sont nues, sa chair est déchirée, son sang coule jusque sur ses reins... Jésus est couronné d'épines. Des larmes rouges ruissellent de son front troué. Une grande déchirure lui a fendu la tempe... Jésus est insulté par les soldats. Ses bourreaux lui ont jeté par dérision un lambeau de pourpre au cou, et ils couvrent sa face de crachats, ils le soufflettent, ils lui enfoncent à coups de roseau sa couronne dans le front...
Albine détournait la tête, pour ne pas voir les images, rudement coloriées, où des balafres de laque coupaientles chairs d'ocre de Jésus. Le manteau de pourpre semblait, à son cou, un lambeau de sa peau écorchée.
A quoi bon souffrir, à quoi bon mourir ! répondit-elle. O Serge ! si tu te souvenais !... Tu me disais, ce jour-là, que tu étais fatigué. Et je savais bien que tu mentais, parce que le temps était frais et que nous n'avions pas marché plus d'un quart d'heure. Mais tu voulais t'asseoir, pour me prendre dans tes bras. Il y avait, tu sais bien, au fond du verger, un cerisier planté sur le bord d'un ruisseau, devant lequel tu ne pouvais passer sans éprouver le besoin de me baiser les mains, à petits baisers qui montaient le long de mes épaules jusqu'à mes lèvres. La saison des cerises était passée, tu mangeais mes lèvres... Les fleurs qui se fanaient nous faisaient pleurer. Un jour que tu trouvas une fauvette morte dans l'herbe, tu devins tout pâle, tu me serras contre ta poitrine, comme pour défendre à la terre de me prendre.
Le prêtre l'entraînait devant les autres stations.
Tais-toi ! cria-t-il, regarde encore, écoute encore. Il faut que tu te prosternes de douleur et de pitié... Jésus succombe sous le poids de sa croix. La montée du Calvaire est rude. Il est tombé sur les genoux. Il n'essuie pas même la sueur de son visage, et il se relève, il continue sa marche... Jésus, de nouveau, succombe sous le poids de sa croix. A chaque pas, il chancelle. Cette fois, il est tombé sur le flanc, si violemment, qu'il reste un moment sans haleine. Ses mains déchirées ont lâché la croix. Ses pieds endoloris laissent derrière lui des empreintes sanglantes. Une lassitude abominable l'écrase, car il porte sur ses épaules les péchés du monde...
Albine avait regardé Jésus, en jupe bleue, étendu sous la croix démesurée, dont la couleur noire coulait et salissait l'or de son auréole. Puis, les regards perdus, elle murmura :
Oh ! les sentiers des prairies !... Tu n'as donc plus de mémoire, Serge ? Tu ne connais plus les chemins d'herbe fine, qui s'en vont à travers les prés, parmi de grandes mares de verdure ?... L'après-midi dont je te parle, nous n'étions sortis que pour une heure. Puis, nous allâmes toujours devant nous, si bien que les étoiles se levaient, lorsque nous marchions encore. Cela était si doux, ce tapis sans fin, souple comme de la soie ! Nos pieds ne rencontraient pas un gravier. On eût dit une mer verte, dont l'eau moussue nous berçait. Et nous savions bien où nous conduisaient ces sentiers si tendres qui ne menaient nulle part. Ils nous conduisaient à notre amour, à la joie de vivre les mains à nos tailles, à la certitude d'une journée de bonheur... Nous rentrâmes sans fatigue. Tu étais plus léger qu'au départ, parce que tu m'avais donné tes caresses et que je n'avais pu te les rendre toutes.
De ses mains tremblantes d'angoisse, l'abbé Mouret indiquait les dernières images. Il balbutiait :
Et Jésus est attaché à la croix. A coups de marteau, les clous entrent dans ses mains ouvertes. Un seul clou suffit pour ses pieds, dont les os craquent. Lui, tandis que sa chair tressaille, sourit, les yeux au ciel... Jésus est entre les deux larrons. Le poids de son corps agrandit horriblement ses blessures. De son front, de ses membres, ruisselle une sueur de sang. Les deux larronsl'injurient, les passants le raillent, les soldats se partagent ses vêtements. Et les ténèbres se répandent, et le soleil se cache... Jésus meurt sur la croix. Il jette un grand cri, il rend l'esprit. O mort terrible ! Le voile du temple fut déchiré en deux, du haut en bas ; la terre trembla, les pierres se fendirent, les sépulcres s'ouvrirent...
Il était tombé à genoux, la voix coupée par des sanglots, les yeux sur les trois croix du Calvaire, où se tordaient des corps blafards de suppliciés, que le dessin grossier décharnait affreusement. Albine se mit devant les images pour qu'il ne les vit plus.
Un soir, dit-elle, par un long crépuscule, j'avais posé ma tête sur tes genoux... C'était dans la forêt, au bout de cette grande allée de châtaigniers, que le soleil couchant enfilait d'un dernier rayon. Ah ! quel adieu caressant ! Le soleil s'attardait à nos pieds, avec un bon sourire ami nous disant au revoir. Le ciel pâlissait lentement. Je te racontais en riant qu'il ôtait sa robe bleue, qu'il mettait sa robe noire à fleurs d'or, pour aller en soirée. Toi, tu guettais l'ombre, impatient d'être seul, sans le soleil qui nous gênait. Et ce n'était pas de la nuit qui venait, c'était une douceur discrète, une tendresse voilée, un coin de mystère, pareil à un de ces sentiers très sombres, sous les feuilles, dans lesquels on s'engage pour se cacher un moment, avec la certitude de retrouver, à l'autre bout, la joie du plein jour. Ce soir-là, le crépuscule apportait, dans sa pâleur sereine, la promesse d'une splendide matinée... Alors, moi, je feignis de m'endormir, voyant que le jour ne s'en allait pas assez vite à ton gré. Je puis bien le dire maintenant, je ne dormais pas, pendant que tu m'embrassais sur les yeux. Je goûtais tesbaisers. Je me retenais pour ne pas rire. J'avais une haleine régulière que tu buvais. Puis, lorsqu'il fit noir, ce fut comme un long bercement. Les arbres, vois-tu, ne dormaient pas plus que moi... La nuit, tu te souviens, les fleurs avaient une odeur plus forte.
Et comme il restait à genoux, la face inondée de larmes, elle lui saisit les poignets, elle le releva, reprenant avec passion :
Oh ! si tu savais, tu me dirais de t'emporter, tu lierais tes bras à mon cou pour que je ne pusse m'en aller sans toi... Hier, j'ai voulu revoir le jardin. Il est plus grand, plus profond, plus insondable. J'y ai trouvé des odeurs nouvelles, si suaves qu'elles m'ont fait pleurer. J'ai rencontré, dans les allées, des pluies de soleil qui me trempaient d'un frisson de désir. Les roses m'ont parlé de toi. Les bouvreuils s'étonnaient de me voir seule. Tout le jardin soupirait... Oh ! viens, jamais les herbes n'ont déroulé des couches plus douces. J'ai marqué d'une fleur le coin perdu où je veux te conduire. C'est, au fond d'un buisson, un trou de verdure large comme un grand lit. De là, on entend le jardin vivre, avec ses arbres, ses eaux, son ciel. La respiration même de la terre nous bercera... Oh ! viens, nous nous aimerons dans l'amour de tout.
Mais il la repoussa. Il était revenu devant la chapelle des Morts, en face du grand Christ de carton peint, de la grandeur d'un enfant de dix ans, qui agonisait avec une vérité si effroyable. Les clous imitaient le fer, les blessures restaient béantes, atrocement déchirées.
Jésus qui êtes mort pour nous, cria-t-il, dites-lui donc notre néant ! Dites-lui que nous sommes poussière,ordure, damnation ! Ah ! tenez ! permettez que je couvre ma tête d'un cilice, que je pose mon front à vos pieds, que je reste là immobile, jusqu'à ce que la mort me pourrisse. La terre n'existera plus. Le soleil sera éteint. Je ne verrai plus, je ne sentirai plus, je n'entendrai plus. Rien de ce monde misérable ne viendra déranger mon âme de votre adoration.
Il s'exaltait de plus en plus. Il marcha vers Albine, les mains levées.
Tu avais raison, c'est la mort qui est ici, c'est la mort que je veux, la mort qui délivre, qui sauve de toutes les pourritures... Entends-tu ! je nie la vie, je la refuse, je crache sur elle. Tes fleurs puent, ton soleil aveugle, ton herbe donne la lèpre à qui s'y couche, ton jardin est un charnier où se décomposent les cadavres des choses. La terre sue l'abomination. Tu mens, quand tu parles d'amour, de lumière, de vie bienheureuse, au fond de ton palais de verdure. Il n'y a chez toi que des ténèbres. Tes arbres distillent un poison qui change les hommes en bête ; tes taillis sont noirs du venin des vipères ; tes rivières roulent la peste sous leurs eaux bleues. Si j'arrachais à ta nature sa jupe de soleil, sa ceinture de feuillage, tu la verrais hideuse comme une mégère, avec des côtes de squelette, toute mangée de vices... Et même quand tu dirais vrai, quand tu aurais les mains pleines de jouissances, quand tu m'emporterais sur un lit de roses pour m'y donner le rêve du paradis, je me défendrais plus désespérément encore contre ton étreinte. C'est la guerre entre nous, séculaire, implacable. Tu vois, l'église est bien petite ; elle est pauvre, elle est laide, elle a un confessionnal et une chaire de sapin, un baptistère deplâtre, des autels faits de quatre planches, que j'ai repeints moi-même. Qu'importe ! elle est plus grande que ton jardin, que la vallée, que toute la terre. C'est une forteresse redoutable que rien ne renversera. Les vents, et le soleil, et les forêts, et les mers, tout ce qui vit, aura beau lui livrer assaut, elle restera debout, sans même être ébranlée. Oui, que les broussailles grandissent, qu'elles secouent les murs de leurs bras épineux, et que des pullulements d'insectes sortent des fentes du sol pour venir ronger les murs, l'église, si ruinée qu'elle soit, ne sera jamais emportée dans ce débordement de la vie ! Elle est la mort inexpugnable... Et veux-tu savoir ce qui arrivera, un jour. La petite église deviendra si colossale, elle jettera une telle ombre, que toute ta nature crèvera. Ah ! la mort, la mort de tout, avec le ciel béant pour recevoir nos âmes, au-dessus des débris abominables du monde !
Il criait, il poussait Albine violemment vers la porte. Celle-ci, très pâle, reculait pas à pas. Quand il se tut, la voix étranglée, elle dit gravement :
Alors, c'est fini, tu me chasses ?... Je suis ta femme pourtant. C'est toi qui m'as faite. Dieu, après avoir permis cela, ne peut nous punir à ce point.
Elle était sur le seuil. Elle ajouta :
Ecoute, tous les jours, quand le soleil se couche, je vais au bout du jardin, à l'endroit où la muraille est écroulée... Je t'attends.
Et elle s'en alla. La porte de la sacristie retomba avec un soupir étouffé.