- Livre 1
- Livre 2
- Livre 3
Le lendemain était un dimanche. L'Exaltation de la Sainte-Croix tombant un jour de grand-messe, l'abbé Mouret avait voulu célébrer cette fête religieuse avec un éclat particulier. Il s'était pris d'une dévotion extraordinaire pour la Croix, il avait remplacé dans sa chambre la statuette de l'Immaculée Conception par un grand crucifix de bois noir, devant lequel il passait de longues heures d'adoration. Exalter la Croix, la planter devant lui, au-dessus de toutes choses, dans une gloire, comme le but unique de sa vie, lui donnait la force de souffrir et de lutter. Il rêvait de s'y attacher à la place de Jésus, d'y être couronné d'épines, d'y avoir les membres troués, le flanc ouvert. Quel lâche était-il donc pour oser se plaindre d'une blessure menteuse, lorsque son Dieu saignait là de tout son corps, avec le sourire de la Rédemption aux lèvres ? Et, si misérable qu'elle fût, il offrait sa blessure en holocauste, il finissait par glisser à l'extase, par croire que le sang lui ruisselait réellement du front, des membres, de la poitrine. C'étaient des heures de soulagement, toutes ses impuretés coulaient par ses plaies. Il se redressait avec des héroïsmes de martyr, il souhaitait des tortures effroyables pour les endurer sans un seul frisson de sa chair.
Dès le petit jour, il s'agenouilla devant le crucifix. Et la grâce vint, abondante comme une rosée. Il ne fit pas d'effort, il n'eut qu'à plier les genoux, pour la recevoir surle cœur, pour en être trempé jusqu'aux os, d'une façon délicieusement douce. La veille, il avait agonisé, sans qu'elle descendit. Elle restait longtemps sourde à ses lamentations de damné ; elle le secourait souvent, lorsque, d'un geste d'enfant, il ne savait plus que joindre les mains. Ce fut, ce matin-là, une bénédiction, un repos absolu, une foi entière. Il oublia ses angoisses des jours précédents. Il se donna tout à la joie triomphale de la Croix. Une armure lui montait aux épaules, si impénétrable, que le monde s'émoussait sur elle. Quand il descendit, il marchait dans un air de victoire et de sérénité. La Teuse émerveillée alla chercher Désirée, pour qu'il l'embrassât. Toutes deux tapaient des mains, en criant qu'il n'avait pas eu si bonne mine depuis six mois.
Dans l'église, pendant la grand-messe, le prêtre acheva de retrouver Dieu. Il y avait longtemps qu'il ne s'était approché de l'autel avec un tel attendrissement. Il dut se contenir, pour ne pas éclater en larmes, la bouche collée sur la nappe. C'était une grand-messe solennelle. L'oncle de la Rosalie, le garde champêtre, chantait au lutrin, d'une voix de basse dont le ronflement emplissait d'un chant d'orgue la voûte écrasée. Vincent, habillé d'un surplis trop large, qui avait appartenu à l'abbé Caffin, balançait un vieil encensoir d'argent, prodigieusement amusé par le bruit des chaînettes, encensant très haut pour obtenir beaucoup de fumée, regardant derrière lui si ça ne faisait tousser personne. L'église était presque pleine. On avait voulu voir les peintures de monsieur le curé. Des paysannes riaient, parce que ça sentait bon ; tandis que les hommes, au fond, debout sous la tribune, hochaient la tête, à chaque note plus creuse du chantre.Par les fenêtres, le grand soleil de dix heures, que tamisaient les vitres de papier, entrait, étalant sur les murs recrépis de grandes moires très gaies, où l'ombre des bonnets de femme mettait des vols de gros papillons. Et les bouquets artificiels, posés sur les gradins de l'autel, avaient eux-mêmes une joie humide de fleurs naturelles, fraîchement cueillies. Lorsque le prêtre se tourna, pour bénir les assistants, il éprouva un attendrissement plus vif encore, à voir l'église si propre, si pleine, si trempée de musique, d'encens et de lumière.
Après l'offertoire, un murmure courut parmi les paysannes. Vincent, qui avait levé curieusement la tête, faillit envoyer toute la braise de son encensoir sur la chasuble du prêtre. Et comme celui-ci le regardait sévèrement, il voulut s'excuser, il murmura :
C'est l'oncle de monsieur le curé qui vient d'entrer.
Au fond de l'église, contre une des minces colonnettes de bois qui soutenaient la tribune, l'abbé Mouret aperçut le docteur Pascal. Celui-ci n'avait pas sa bonne face souriante, légèrement railleuse. Il s'était découvert, grave, fâché, suivant la messe avec une visible impatience. Le spectacle du prêtre à l'autel, son recueillement, ses gestes ralentis, la sérénité parfaite de son visage, parurent peu à peu l'irriter davantage. Il ne put attendre la fin de la messe. Il sortit, alla tourner autour de son cabriolet et de son cheval, qu'il avait attaché à un des volets du presbytère.
Eh bien ! ce gaillard-là n'en finira donc plus, de se faire encenser ? demanda-t-il à la Teuse, qui revenait de la sacristie.
C'est fini, répondit-elle. Entrez au salon... Monsieur le curé se déshabille. Il sait que vous êtes là.
Pardi ! à moins qu'il ne soit aveugle, murmura le docteur, en la suivant dans la pièce froide, aux meubles durs, qu'elle appelait pompeusement le salon.
Il se promena quelques minutes, de long en large. La pièce, d'une tristesse grise, redoublait sa mauvaise humeur. Tout en marchant, il donnait du bout de sa canne de petits coups sur le crin mangé des sièges, qui avaient le son cassant de la pierre. Puis, fatigué, il s'arrêta devant la cheminée, où un grand saint Joseph, abominablement peinturluré, tenait lieu de pendule.
Ah ! ce n'est pas malheureux ! dit-il, lorsqu'il entendit le bruit de la porte.
Et s'avançant vers l'abbé :
Sais-tu que tu m'as fait avaler la moitié d'une messe ? Il y a longtemps que ça ne m'était arrivé... Enfin, je tenais absolument à te voir aujourd'hui. Je voulais causer avec toi.
Il n'acheva pas. Il regardait le prêtre avec surprise. Il y eut un silence.
Tu te portes bien, toi ? reprit-il enfin d'une voix changée.
Oui, je vais beaucoup mieux, dit l'abbé Mouret en souriant. Je ne vous attendais que jeudi. Ce n'est pas votre jour, le dimanche... Vous avez quelque chose à me communiquer ?
Mais l'oncle Pascal ne répondit pas sur-le-champ. Il continuait d'examiner l'abbé. Celui-ci était encore tout trempé des tiédeurs de l'église ; il apportait dans ses cheveux l'odeur de l'encens ; il gardait au fond de ses yeux la joie de la Croix. L'oncle hocha la tête, en face de cette paix triomphante.
Je sors du Paradou, dit-il brusquement. Jeanbernat est venu me chercher cette nuit... J'ai vu Albine. Elle m'inquiète. Elle a besoin de beaucoup de ménagements.
Il étudiait toujours le prêtre en parlant. Il ne vit pas même ses paupières battre.
Enfin, elle t'a soigné, ajouta-t-il plus rudement. Sans elle, mon garçon, tu serais peut-être à cette heure dans un cabanon des Tulettes, avec la camisole de force aux épaules... Eh bien ! j'ai promis que tu irais la voir. Je t'emmène avec moi. C'est un adieu. Elle veut partir.
Je ne puis que prier pour la personne dont vous parlez, dit l'abbé Mouret avec douceur.
Et comme le docteur s'emportait, allongeant un grand coup de canne sur le canapé :
Je suis prêtre, je n'ai que des prières, acheva-t-il simplement, d'une voix très ferme.
Ah ! tiens, tu as raison ! cria l'oncle Pascal, se laissant tomber dans un fauteuil, les jambes cassées. C'est moi qui suis un vieux fou. Oui, j'ai pleuré dans mon cabriolet en venant ici, tout seul, ainsi qu'un enfant... Voilà ce que c'est que de vivre au milieu des bouquins. On fait de belles expériences ; mais on se conduit enmalhonnête homme... Est-ce que j'allais me douter que tout cela tournerait si mal ?
Il se leva, se remit à marcher, désespéré.
Oui, oui, j'aurais dû m'en douter. C'était logique. Et avec toi ça devenait abominable. Tu n'es pas un homme comme les autres... Mais écoute, je t'assure que tu étais perdu. L'air qu'elle a mis autour de toi pouvait seul te sauver de la folie. Enfin, tu m'entends, je n'ai pas besoin de te dire où tu en étais. C'est une de mes plus belles cures. Et je n'en suis pas fier, va ! car, maintenant, voilà que la pauvre fille en meurt !
L'abbé Mouret était resté debout, très calme, avec son rayonnement tranquille de martyr, que rien d'humain ne peut plus abattre.
Dieu lui fera miséricorde, dit-il.
Dieu ! Dieu ! murmura le docteur sourdement, il ferait mieux de ne pas se jeter dans nos jambes. On arrangerait l'affaire.
Puis, haussant la voix, il reprit :
J'avais tout calculé. C'est là le plus fort ! Oh ! l'imbécile !... Tu restais un mois en convalescence. L'ombre des arbres, le souffle frais de l'enfant, toute cette jeunesse te remettait sur pied. D'un autre côté, l'enfant perdait sa sauvagerie, tu l'humanisais, nous en faisions à nous deux une demoiselle que nous aurions mariée quelque part. C'était parfait... Aussi pouvais-je m'imaginer que ce vieux philosophe de Jeanbernat ne quitterait pas ses salades d'un pouce ! Il est vrai que moi non plus je n'ai pas bougé de mon laboratoire. J'avais desétudes en train... Et c'est ma faute ! Je suis un malhonnête homme !
Il étouffait, il voulait sortir. Il chercha partout son chapeau qu'il avait sur la tête.
Adieu, balbutia-t-il, je m'en vais... Alors, tu refuses de venir ? Voyons, fais-le pour moi ; tu vois combien je souffre. Je te jure qu'elle partira ensuite. C'est convenu... J'ai mon cabriolet. Dans une heure, tu seras de retour... Viens, je t'en prie.
Le prêtre eut un geste large, un de ces gestes que le docteur lui avait vu faire à l'autel.
Non, dit-il, je ne puis.
En accompagnant son oncle, il ajouta :
Dites-lui qu'elle s'agenouille et qu'elle implore Dieu... Dieu l'entendra comme il m'a entendu ; il la soulagera comme il m'a soulagé. Il n'y a pas d'autre salut.
Le docteur le regarda en face, haussa terriblement les épaules.
Adieu, répéta-t-il. Tu te portes bien. Tu n'as plus besoin de moi.
Mais, comme il détachait son cheval, Désirée, qui venait d'entendre sa voix, arriva en courant. Elle adorait l'oncle. Quand elle était plus jeune, il écoutait son bavardage de gamine pendant des heures, sans se lasser. Maintenant encore, il la gâtait, s'intéressait à sa basse-cour, restait très bien un après-midi avec elle, au milieu des poules et des canards, à lui sourire de ses yeux aigus de savant. Il l'appelait " la grande bête, " d'un tond'admiration caressante. Il paraissait la mettre bien au-dessus des autres filles. Aussi se jeta-t-elle à son cou, d'un élan de tendresse. Elle cria :
Tu restes ? Tu déjeunes ?
Mais il l'embrassa, refusant, se débarrassant de son étreinte d'un air bourru. Elle avait un rire clair ; elle se pendit de nouveau à ses épaules.
Tu as bien tort, reprit-elle. J'ai des œufs tout chauds. Je guettais les poules. Elles en ont fait quatorze, ce matin... Et nous aurions mangé un poulet, le blanc, celui qui bat les autres. Tu étais là, jeudi, quand il a crevé un œil au grand moucheté.
L'oncle restait fâché. Il s'irritait contre le nœud de la bride, qu'il ne parvenait pas à défaire. Alors, elle se mit à sauter autour de lui, tapant des mains, chantonnant, sur un air de flûte :
Si, si, tu restes... Nous le mangerons, nous le mangerons !
Et la colère de l'oncle ne put tenir davantage. Il leva la tête, il sourit. Elle était trop saine, trop vivante, trop vraie. Elle avait une gaieté trop large, naturelle et franche comme la nappe de soleil qui dorait sa chair nue.
La grande bête ! murmura-t-il, charmé. Puis, la prenant par les poignets, pendant qu'elle continuait à sauter :
Ecoute, pas aujourd'hui. J'ai une pauvre fille qui est malade. Mais je reviendrai un autre matin... Je te le promets.
Quand ? jeudi ? insista-t-elle. Tu sais, la vache est grosse. Elle n'a pas l'air à son aise, depuis deux jours... Tu es médecin, tu pourrais peut-être lui donner un remède.
L'abbé Mouret, qui était demeuré là, paisible, ne put retenir un léger rire. Le docteur monta gaiement dans son cabriolet, en disant :
C'est ça, je soignerai la vache... Approche, que je t'embrasse, la grande bête ! Tu sens bon, tu sens la santé. Et tu vaux mieux que tout le monde. Si tout le monde était comme ma grande bête, la terre serait trop belle.
Il jeta à son cheval un léger claquement de la langue, et continua à parler tout seul, pendant que le cabriolet descendait la pente.
Oui, des brutes, il ne faudrait que des brutes. On serait beau, on serait gai, on serait fort. Ah ! c'est le rêve !... Ça a bien tourné pour la fille, qui est aussi heureuse que sa vache. Ça a mal tourné pour le garçon, qui agonise dans sa soutane. Un peu plus de sang, un peu plus de nerfs, va te promener ! On manque sa vie... De vrais Rougon et de vrais Macquart, ces enfants-là ! La queue de la bande, la dégénérescence finale.
Et poussant son cheval, il monta au trot le coteau qui conduisait au Paradou.