- Livre 1
- Livre 2
- Livre 3
L'abbé Mouret passait les journées au presbytère. Il évitait les longues promenades qu'il faisait avant sa maladie. Les terres brûlées des Artaud, les ardeurs de cette vallée où ne poussaient que des vignes tordues, l'inquiétaient. A deux reprises, il avait essayé de sortir, le matin, pour lire son bréviaire, le long des routes ; mais il n'avait pas dépassé le village, il était rentré, troublé par les odeurs, le plein soleil, la largeur de l'horizon. Le soir seulement, dans la fraîcheur de la nuit tombante, il hasardait quelques pas devant l'église, sur l'esplanade qui s'étendait jusqu'au cimetière. L'après-midi, pour s'occuper, pris d'un besoin d'activité qu'il ne savait comment satisfaire, il s'était donné la tâche de coller des vitres de papier aux carreaux cassés de la nef. Cela, pendant huit jours, l'avait tenu sur une échelle, très attentif à poser les vitres proprement, découpant le papier avec des délicatesses de broderie, étalant la colle de façon à ce qu'il n'y eût pas de bavure. La Teuse veillait au pied de l'échelle. Désirée criait qu'il fallait ne pas boucher tous les carreaux, afin que les moineaux pussent entrer ; et, pour ne pas la faire pleurer, le prêtre en oubliait deux ou trois, à chaque fenêtre. Puis, cette réparation finie, l'ambition lui avait poussé d'embellir l'église, sans appeler ni maçon, ni menuisier, ni peintre. Il ferait tout lui-même. Ces travaux manuels, disait-il, l'amusaient, lui rendaient des forces. L'oncle Pascal, chaque fois qu'ilpassait à la cure, l'encourageait, en assurant que cette fatigue-là valait mieux que toutes les drogues du monde. Dès lors, l'abbé Mouret boucha les trous des murs avec des poignées de plâtre, recloua les autels à grands coups de marteau, broya des couleurs pour donner une couche à la chaire et au confessionnal. Ce fut un événement dans le pays. On en causait à deux lieues. Des paysans venaient, les mains derrière le dos, voir travailler monsieur le curé. Lui, un tablier bleu serré à la taille, les poignets meurtris, s'absorbait dans cette rude besogne, avait un prétexte pour ne plus sortir. Il vivait ses journées au milieu des plâtras, plus tranquille, presque souriant, oubliant le dehors, les arbres, le soleil, les vents tièdes, qui le troublaient.
Monsieur le curé est bien libre, du moment que ça ne coûte rien à la commune, disait le père Bambousse avec un ricanement, en entrant chaque soir pour constater où en étaient les travaux.
L'abbé Mouret dépensa là ses économies du séminaire. C'étaient, d'ailleurs, des embellissements dont la naïveté maladroite eût fait sourire. La maçonnerie le rebuta vite. Il se contenta de recrépir le tour de l'église, à hauteur d'homme. La Teuse gâchait le plâtre. Quand elle parla de réparer aussi le presbytère, qu'elle craignait toujours, disait-elle, de voir tomber sur leurs têtes, il lui expliqua qu'il ne saurait pas, qu'il faudrait un ouvrier ; ce qui amena une querelle terrible entre eux. Elle criait qu'il n'était pas raisonnable de faire si belle une église où personne ne couchait, lorsqu'il y avait à côté des chambres dans lesquelles on les trouverait sûrement morts, un de ces matins, écrasés par les plafonds.
Moi, d'abord, grondait-elle, je finirai par venir faire mon lit ici, derrière l'autel. J'ai trop peur, la nuit.
Le plâtre manquant, elle ne parla plus du presbytère. Puis, la vue des peintures qu'exécutait monsieur le curé la ravissait. Ce fut le grand charme de toute cette besogne. L'abbé, qui avait remis des bouts de planche partout, se plaisait à étaler sur les boiseries une belle couleur jaune, avec un gros pinceau. Il y avait, dans le pinceau, un va-et-vient très doux, dont le bercement l'endormait un peu, le laissait sans pensée pendant des heures, à suivre les traînées grasses de la peinture. Lorsque tout fut jaune, le confessionnal, la chaire, l'estrade, jusqu'à la caisse de l'horloge, il se risqua à faire des raccords de faux marbre pour rafraîchir le maître-autel. Et, s'enhardissant, il le repeignit tout entier. Le maître-autel, blanc, jaune et bleu, était superbe. Des gens qui n'avaient pas assisté à une messe depuis cinquante ans vinrent en procession pour le voir.
Les peintures, maintenant, étaient sèches. L'abbé Mouret n'avait plus qu'à encadrer les panneaux d'un filet brun. Aussi, dès l'après-midi, se mit-il à l'œuvre, voulant que tout fût terminé le soir même, le lendemain étant un jour de grand-messe, ainsi qu'il l'avait rappelé à la Teuse. Celle-ci attendait pour faire la toilette de l'autel ; elle avait déjà posé sur la crédence les chandeliers et la croix d'argent, les vases de porcelaine plantés de roses artificielles, la nappe garnie de dentelle des grandes fêtes. Mais les filets furent si délicats à faire proprement, qu'il s'attarda jusqu'à la nuit. Le jour tombait, au moment où il achevait le dernier panneau.
Ce sera trop beau, dit une voix rude, sortie de la poussière grise du crépuscule, dont l'église s'emplissait.
La Teuse, qui s'était agenouillée pour mieux suivre le pinceau le long de la règle, eut un tressaillement de peur.
Ah ! c'est Frère Archangias, dit-elle en tournant la tête ; vous êtes donc entré par la sacristie ?... Mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai cru que la voix venait de dessous les dalles.
L'abbé Mouret s'était remis au travail, après avoir salué le Frère d'un léger signe de tête. Celui-ci se tint debout, silencieux, ses grosses mains nouées devant sa soutane. Puis, après avoir haussé les épaules, en voyant le soin que mettait le prêtre à ce que les filets fussent bien droits, il répéta :
Ce sera trop beau.
La Teuse, en extase, tressaillit une seconde fois.
Bon, cria-t-elle, j'avais oublié que vous étiez là, vous ! Vous pourriez bien tousser, avant de parler. Vous avez une voix qui part brusquement, comme celle d'un mort.
Elle s'était relevée, elle se reculait pour admirer.
Pourquoi, trop beau ? reprit-elle. Il n'y a rien de trop beau, quand il s'agit du bon Dieu... Si monsieur le curé avait eu de l'or, il y aurait mis de l'or, allez !
Le prêtre ayant fini, elle se hâta de changer la nappe, en ayant bien soin de ne pas effacer les filets. Puis, elle disposa symétriquement la croix, les chandeliers et les vases. L'abbé Mouret était allé s'adosser à côté de FrèreArchangias, contre la barrière de bois qui séparait le chœur de la nef. Ils n'échangèrent pas une parole. Ils regardaient la croix d'argent qui, dans l'ombre croissante, gardait des gouttes de lumière, sur les pieds, le long du flanc gauche et à la tempe droite du crucifié. Quand la Teuse eut fini, elle s'avança triomphante :
Hein ! dit-elle, c'est gentil. Vous verrez le monde, demain, à la messe ! Ces païens ne viennent chez Dieu que lorsqu'ils le croient riche... Maintenant, monsieur le curé, il faudra en faire autant à l'autel de la Vierge.
De l'argent perdu, gronda Frère Archangias.
Mais la Teuse se fâcha. Et, comme l'abbé Mouret continuait à se taire, elle les emmena tous deux devant l'autel de la Vierge, les poussant, les tirant par leur soutane.
Mais regardez donc ! Ça jure trop, maintenant que le maître-autel est propre. On ne sait plus même s'il y a eu des peintures. J'ai beau essuyer, le matin, le bois garde toute la poussière. C'est noir, c'est laid... Vous ne savez pas ce qu'on dira, monsieur le curé ? On dira que vous n'aimez pas la sainte Vierge, voilà tout.
Et après ? demanda Frère Archangias.
La Teuse resta toute suffoquée.
Après, murmura-t-elle, ça serait un péché, pardi !... L'autel est comme une de ces tombes qu'on abandonne dans les cimetières. Sans moi, les araignées y feraient leurs toiles, la mousse y pousserait. De temps en temps, quand je peux mettre un bouquet de côté, je ledonne à la Vierge... Toutes les fleurs de notre jardin étaient pour elle, autrefois.
Elle était montée devant l'autel, elle avait pris deux bouquets séchés, oubliés sur les gradins.
Vous voyez bien que c'est comme dans les cimetières, ajouta-t-elle, en les jetant aux pieds de l'abbé Mouret.
Celui-ci les ramassa, sans répondre. La nuit était complètement venue. Frère Archangias s'embarrassa au milieu des chaises, manqua tomber. Il jurait, il mâchait des phrases sourdes, où revenaient les noms de Jésus et de Marie. Quand la Teuse, qui était allée chercher une lampe, rentra dans l'église, elle demanda simplement au prêtre :
Alors, je puis mettre les pots et les pinceaux au grenier ?
Oui, répondit-il, c'est fini. Nous verrons plus tard pour le reste. Elle marcha devant eux, emportant tout, se taisant, de peur d'en trop dire. Et, comme l'abbé Mouret avait gardé les deux bouquets séchés à la main, Frère Archangias lui cria, en passant devant la basse-cour.
Jetez donc ça !
L'abbé fit encore quelques pas, la tête penchée ; puis, il jeta les fleurs dans le trou au fumier, par-dessus la claire-voie.