L'abbé Mouret, en soutane, la tête nue, était revenu s'agenouiller au pied de l'autel. Dans la clarté grise tombant des fenêtres, sa tonsure trouait ses cheveux d'une tache pâle, très large, et le léger frisson qui lui pliait la nuque semblait venir du froid qu'il devait éprouver là. Il priait ardemment, les mains jointes, si perdu au fond de ses supplications, qu'il n'entendait point les pas lourds de la Teuse, tournant autour de lui, sans oser l'interrompre. Celle-ci paraissait souffrir, à le voir écrasé ainsi, les genoux cassés. Un moment, elle crut qu'il pleurait. Alors, elle passa derrière l'autel, pour le guetter. Depuis son retour, elle ne voulait plus le laisser seul dans l'église, l'ayant un soir trouvé évanoui par terre, les dents serrées, les joues glacées, comme mort.

Venez donc, mademoiselle, dit-elle à Désirée, qui allongeait la tête par la porte de la sacristie. Il est encore là, à se faire du mal... Vous savez bien qu'il n'écoute que vous.

Désirée souriait.

Pardi ! il faut déjeuner, murmura-t-elle. J'ai très faim.

Et elle s'approcha du prêtre, à pas de loup. Quand elle fut tout près, elle lui prit le cou, elle l'embrassa.

Bonjour, frère, dit-elle. Tu veux donc me faire mourir de faim, aujourd'hui ?

Il leva un visage si douloureux, qu'elle l'embrassa de nouveau, sur les deux joues ; il sortait d'une agonie. Puis, il la reconnut, il chercha à l'écarter doucement ; mais elle tenait une de ses mains, elle ne la lâchait pas. Ce fut à peine si elle lui permit de se signer. Elle l'emmenait.

Puisque j'ai faim, viens donc. Tu as faim aussi, toi.

La Teuse avait préparé le déjeuner, au fond du petit jardin, sous deux grands mûriers, dont les branches étalées mettaient là une toiture de feuillage. Le soleil, vainqueur enfin des buées orageuses du matin, chauffait les carrés de légumes, tandis que le mûrier jetait un large pan d'ombre sur la table boiteuse, où étaient servies deux tasses de lait, accompagnées d'épaisses tartines.

Tu vois, c'est gentil, dit Désirée, ravie de manger en plein air. Elle coupait déjà d'énormes mouillettes, qu'elle mordait avec un appétit superbe. Comme la Teuse restait debout devant eux

Alors, tu ne manges pas, toi ? demanda-t-elle.

Tout à l'heure, répondit la vieille servante. Ma soupe chauffe.

Et, au bout d'un silence, émerveillée des coups de dents de cette grande enfant, elle reprit, s'adressant au prêtre :

C'est un plaisir, au moins... Ça ne vous donne pas faim, monsieur le curé ? Il faut vous forcer.

L'abbé Mouret souriait, en regardant sa sœur.

Oh ! elle se porte bien, murmura-t-il. Elle grossit tous les jours.

Tiens ! c'est parce que je mange ! s'écria-t-elle. Toi, si tu mangeais, tu deviendrais très gros... Tu es donc encore malade ? Tu as l'air tout triste... Je ne veux pas que ça recommence, entends-tu ? Je me suis trop ennuyée, pendant qu'on t'avait emmené pour te guérir.

Elle a raison, dit la Teuse. Vous n'avez pas de bon sens, monsieur le curé ; ce n'est point une existence, de vivre de deux ou trois miettes par jour, comme un oiseau. Vous ne vous faites plus de sang, parbleu ! C'est ça qui vous rend tout pâle... Est-ce que vous n'avez pas honte de rester plus maigre qu'un clou, lorsque nous sommes si grasses, nous autres, qui ne sommes que des femmes ? On doit croire que nous ne vous laissons rien dans les plats.

Et toutes deux, crevant de santé, le grondaient amicalement. Il avait des yeux très grands, très clairs, derrière lesquels on voyait comme un vide. Il souriait toujours.

Je ne suis pas malade, répondit-il. J'ai presque fini mon lait. Il avait bu deux petites gorgées, sans toucher aux tartines.

Les bêtes, dit Désirée songeuse, ça se porte mieux que les gens.

Eh bien ! c'est joli pour nous, ce que vous avez trouvé là ! s'écria la Teuse en riant.

Mais cette chère innocente de vingt ans n'avait aucune malice.

Bien sûr, continua-t-elle. Les poules n'ont pas mal à la tête, n'est-ce-pas ? Les lapins, on les engraisse tant qu'on veut. Et mon cochon, tu ne peux pas dire qu'il ait jamais l'air triste.

Puis, se tournant vers son frère, d'un air ravi :

Je l'ai appelé Mathieu, parce qu'il ressemble à ce gros homme qui apporte les lettres ; il est devenu joliment fort... Tu n'es pas aimable de refuser toujours de le voir. Un de ces jours, tu voudras bien que je te le montre, dis ?

Tout en se faisant caressante, elle avait pris les tartines de son frère, qu'elle mordait à belles dents. Elle en avait achevé une, elle entamait la seconde, lorsque la Teuse s'en aperçut.

Mais ce n'est pas à vous, ce pain-là ! Voilà que vous lui retirez les morceaux de la bouche, maintenant !

Laissez, dit l'abbé Mouret doucement, je n'y aurais pas touché... Mange, mange tout, ma chérie.

Désirée était demeurée un instant confuse, regardant le pain, se contenant pour ne pas pleurer. Puis, elle se mit à rire, achevant la tartine. Et elle continuait :

Ma vache non plus n'est pas triste comme toi... Tu n'étais pas là, lorsque l'oncle Pascal me l'a donnée, en me faisant promettre d'être sage. Autrement, tu aurais vu comme elle a été contente, quand je l'ai embrassée, la première fois.

Elle tendit l'oreille. Un chant de coq venait de la basse-cour, un vacarme grandissait, des battements d'ailes, des grognements, des cris rauques, toute une panique de bêtes effarouchées.

Ah ! tu ne sais pas, reprit-elle brusquement en tapant dans ses mains, elle doit être pleine... Je l'ai menée au taureau, à trois lieues d'ici, au Béage. Dame ! c'est qu'il n'y a pas des taureaux partout !... Alors, pendant qu'elle était avec lui, j'ai voulu rester, pour voir.

La Teuse haussait les épaules, en regardant le prêtre, d'un air contrarié.

Vous feriez mieux, mademoiselle, d'aller mettre la paix parmi vos poules... Tout votre monde s'assassine là-bas.

Mais Désirée tenait à son histoire.

Il est monté sur elle, il l'a prise entre ses pattes... On riait. Il n'y a pourtant pas de quoi rire ; c'est naturel. Il faut bien que les mères fassent des petits, n'est-ce pas ?... Dis ? Crois-tu qu'elle aura un petit ?

L'abbé Mouret eut un geste vague. Ses paupières s'étaient baissées devant les regards clairs de la jeune fille.

Eh ! courez donc ! cria la Teuse. Ils se mangent.

La querelle devenait si violente, dans la basse-cour, qu'elle partait avec un grand bruit de jupes, lorsque le prêtre la rappela.

Et le lait, chérie, tu n'as pas fini le lait ?

Il lui tendait sa tasse, à laquelle il avait à peine touché.

Elle revint, but le lait sans le moindre scrupule, malgré les yeux irrités de la Teuse. Puis, elle reprit son élan, courut à la basse-cour, où on l'entendit mettre la paix. Elle devait s'être assise au milieu de ses bêtes ; elle chantonnait doucement, comme pour les bercer.

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