- Livre 1
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- Livre 3
Ah ! je le sentais ! dit Albine, avec un cri de suprême désespoir. Je te suppliais de m'emmener... Serge, par grâce, ne regarde pas !
Serge regardait, malgré lui, cloué au seuil de la brèche. En bas, au fond de la plaine, le soleil couchant éclairait d'une nappe d'or le village des Artaud, pareil à une vision surgissant du crépuscule dont les champs voisins étaient déjà noyés. On distinguait nettement les masures bâties à la débandade le long de la route, les petites cours pleines de fumier, les jardins étroits plantés de légumes. Plus haut, le grand cyprès du cimetière dressait son profil sombre. Et les tuiles rouges de l'église semblaient un brasier, au-dessus duquel la cloche, toute noire, mettait comme un visage d'un dessin délié ; tandis que le vieux presbytère, à côté, ouvrait ses portes et ses fenêtres à l'air du soir.
Par pitié, répétait Albine, en sanglotant, ne regarde pas, Serge !... Souviens-toi que tu m'as promis de m'aimer toujours. Ah ! m'aimeras-tu jamais assez, maintenant !... Tiens, laisse-moi te fermer les yeux de mes mains. Tu sais bien que ce sont mes mains qui t'ont guéri... Tu ne peux me repousser.
Il l'écartait lentement. Puis, pendant qu'elle lui embrassait les genoux, il se passa les mains sur la face, comme pour chasser de ses yeux et de son front un restede sommeil. C'était donc là le monde inconnu, le pays étranger auquel il n'avait jamais songé sans une peur sourde. Où avait-il donc vu ce pays ? De quel rêve s'éveillait-il, pour sentir monter de ses reins une angoisse si poignante, qui grossissait peu à peu dans sa poitrine, jusqu'à l'étouffer ? Le village s'animait du retour des champs. Les hommes rentraient, la veste jetée sur l'épaule, d'un pas de bêtes harassées ; les femmes, au seuil des maisons, avaient des gestes d'appel ; tandis que les enfants, par bandes, poursuivaient les poules à coups de pierre. Dans le cimetière, deux galopins se glissaient, un garçon et une fille, qui marchaient à quatre pattes, le long du petit mur, pour ne pas être vus. Des vols de moineaux se couchaient sous les tuiles de l'église. Une jupe de cotonnade bleue venait d'apparaître sur le perron du presbytère, si large, qu'elle bouchait la porte.
Ah ! misère ! balbutiait Albine, il regarde, il regarde... Ecoute-moi. Tu jurais de m'obéir tout à l'heure. Je t'en supplie, tourne-toi, regarde le jardin... N'as-tu pas été heureux, dans le jardin ? C'est lui qui m'a donnée à toi. Et que d'heureuses journées il nous réserve, quelle longue félicité, maintenant que nous connaissons tout le bonheur de l'ombre !... Au lieu que la mort entrera par ce trou, si tu ne te sauves pas, si tu ne m'emportes pas. Vois, ce sont les autres, c'est tout ce monde qui va se mettre entre nous. Nous étions si seuls, si perdus, si gardés par les arbres !... Le jardin, c'est notre amour. Regarde le jardin, je t'en prie à genoux.
Mais Serge était secoué d'un tressaillement. Il se souvenait. Le passé ressuscitait. Au loin, il entendait nettement vivre le village. Ces paysans, ces femmes, cesenfants, c'était le maire Bambousse, revenant de son champ des Olivettes, en chiffrant la prochaine vendange ; c'étaient les Brichet, l'homme trainant les pieds, la femme geignant de misère ; c'était la Rosalie, derrière un mur, se faisant embrasser par le grand Fortuné. Il reconnaissait aussi les deux galopins, dans le cimetière, ce vaurien de Vincent et cette effrontée de Catherine, en train de guetter les grosses sauterelles volantes, au milieu des tombes ; même ils avaient avec eux Voriau, le chien noir, qui les aidait, quêtant parmi les herbes sèches, soufflant à chaque fente des vieilles dalles. Sous les tuiles de l'église, les moineaux se battaient, avant de se coucher ; les plus hardis redescendaient, entraient d'un coup d'aile, par les carreaux cassés, si bien qu'en les suivant des yeux, il se rappelait leur beau tapage, au bas de la chaire, sur la marche de l'estrade, où il y avait toujours du pain pour eux. Et, au seuil du presbytère, la Teuse, en robe de cotonnade bleue, semblait avoir encore grossi ; elle tournait la tête, souriant à Désirée, qui revenait de la basse-cour, avec de grands rires, accompagnée de tout un troupeau. Puis, elles disparurent toutes deux. Alors, Serge, éperdu, tendit les bras.
Il est trop tard, va ! murmura Albine, en s'affaissant au milieu des bouts de ronces coupés. Tu ne m'aimeras jamais assez.
Elle sanglotait. Lui, ardemment, écoutait, cherchant à saisir les moindres bruits lointains, attendant qu'une voix l'éveillât tout à fait. La cloche avait eu un léger saut. Et, lentement, dans l'air endormi du soir, les trois coups de l'
Mon Dieu ! cria Serge, tombé à genoux, renversé par les petits souffles de la cloche.
Il se prosternait, il sentait les trois coups de l'
Ah ! tu avais raison, dit-il, en jetant un regard désespéré à Albine ; nous avons péché, nous méritonsquelque châtiment terrible... Moi, je te rassurais, je n'entendais pas les menaces qui te venaient à travers les branches.
Albine tenta de le reprendre dans ses bras, en murmurant :
Relève-toi, fuyons ensemble... Il est peut-être temps encore de nous aimer.
Non, je n'ai plus la force, le moindre gravier me ferait tomber... Ecoute. Je m'épouvante moi-même. Je ne sais quel homme est en moi. Je me suis tué, et j'ai de mon sang plein les mains. Si tu m'emmenais, tu n'aurais plus jamais de mes yeux que des larmes.
Elle baisa ses yeux qui pleuraient. Elle reprit avec emportement :
N'importe ! M'aimes-tu ?
Lui, terrifié, ne put répondre. Un pas lourd, derrière la muraille, faisait rouler les cailloux. C'était comme l'approche lente d'un grognement de colère. Albine ne s'était pas trompée, quelqu'un était là, troublant la paix des taillis d'une haleine jalouse. Alors, tous deux voulurent se cacher derrière une broussaille, pris d'un redoublement de honte. Mais déjà, debout au seuil de la brèche, Frère Archangias les voyait.
Le Frère resta un instant, les poings fermés, sans parler. Il regardait le couple, Albine réfugiée au cou de Serge, avec un dégoût d'homme rencontrant une ordure au bord d'un fossé.
Je m'en doutais, mâcha-t-il entre ses dents. On avait dû le cacher là.
Il fit quelques pas, il cria :
Je vous vois, je sais que vous êtes nus... C'est une abomination. Etes-vous une bête, pour courir les bois avec cette femelle ? Elle vous a mené loin, dites ! Elle vous a traîné dans la pourriture, et vous voilà tout couvert de poils comme un bouc... Arrachez donc une branche pour la lui casser sur les reins !
Albine, d'une voix ardente, disait tout bas :
M'aimes-tu ? M'aimes-tu ?
Serge, la tête basse, se taisait, sans la repousser encore.
Heureusement que je vous ai trouvé, continua Frère Archangias.
J'avais découvert ce trou... Vous avez désobéi à Dieu, vous avez tué votre paix. Toujours la tentation vous mordra de sa dent de flamme, et désormais vous n'aurez plus votre ignorance pour la combattre... C'est cette gueuse qui vous a tenté, n'est-ce pas ? Ne voyez-vous pas la queue du serpent se tordre parmi les mèches de ses cheveux ? Elle a des épaules dont la vue seule donne un vomissement... Lâchez-la, ne la touchez plus, car elle est le commencement de l'enfer... Au nom de Dieu, sortez de ce jardin !
M'aimes-tu ? M'aimes-tu ? répétait Albine.
Mais Serge s'était écarté d'elle, comme véritablement brûlé par ses bras nus, par ses épaules nues.
Au nom de Dieu ! Au nom de Dieu ! criait le Frère d'une voix tonnante.
Serge, invinciblement, marchait vers la brèche. Quand Frère Archangias, d'un geste brutal, l'eut tiré hors du Paradou, Albine, glissée à terre, les mains follement tendues vers son amour qui s'en allait, se releva, la gorge brisée de sanglots. Elle s'enfuit, elle disparut au milieu des arbres, dont elle battait les troncs de ses cheveux dénoués.