- Livre 1
- Livre 2
- Livre 3
Cependant, à cette heure, le parc entier était à eux. Ils en avaient pris possession, souverainement. Pas un coin de terre qui ne leur appartint. C'était pour eux que le bois de roses fleurissait, que le parterre avait des odeurs douces, alanguies, dont les bouffées les endormaient, la nuit, par leurs fenêtres ouvertes. Le verger les nourrissait, emplissait de fruits les jupes d'Albine, les rafraîchissait de l'ombre musquée de ses branches, sous lesquelles il faisait si bon déjeuner, après le lever du soleil. Dans les prairies, ils avaient les herbes et les eaux : les herbes qui élargissaient indéfiniment leur royaume, en déroulant sans cesse devant eux des tapis de soie ; les eaux qui étaient la meilleure de leurs joies, leur grande pureté, leur grande innocence, le ruissellement de fraîcheur où ils aimaient à tremper leur jeunesse. Ils possédaient la forêt, depuis les chênes énormes que dix hommes n'auraient pu embrasser, jusqu'aux bouleaux minces qu'un enfant aurait cassé d'un effort ; la forêt avec tous ses arbres, toute son ombre, ses avenues, ses clairières, ses trous de verdure, inconnus aux oiseaux eux-mêmes ; la forêt dont ils disposaient à leur guise, comme d'une tente géante, pour y abriter, à l'heure de midi, leur tendresse née du matin. Ils régnaient partout, même sur les rochers, sur les sources, sur ce sol terrible, aux plantes monstrueuses, qui avait tressailli sous le poids de leurs corps, et qu'ils aimaient, plus que les autres couches molles du jardin,pour l'étrange frisson qu'ils y avaient goûté. Ainsi, maintenant, en face, à gauche, à droite, ils étaient les maîtres, ils avaient conquis leur domaine, ils marchaient au milieu d'une nature amie, qui les connaissait, les saluant d'un rire au passage, s'offrant à leurs plaisirs, en servante soumise. Et ils jouissaient encore du ciel, du large pan bleu étalé au-dessus de leurs têtes ; les murailles ne l'enfermaient pas, mais il appartenait à leurs yeux, il entrait dans leur bonheur de vivre, le jour avec son soleil triomphant, la nuit avec sa pluie chaude d'étoiles. Il les ravissait à toutes les minutes de la journée, changeant comme une chair vivante, plus blanc au matin qu'une fille à son lever, doré à midi d'un désir de fécondité, pâmé le soir dans la lassitude heureuse de ses tendresses. Jamais il n'avait le même visage. Chaque soir, surtout, il les émerveillait, à l'heure des adieux. Le soleil glissant à l'horizon trouvait toujours un nouveau sourire. Parfois, il s'en allait, au milieu d'une paix sereine, sans un nuage, noyé peu à peu dans un bain d'or. D'autres fois, il éclatait en rayons de pourpre, il crevait sa robe de vapeur, s'échappait en ondées de flammes qui barraient le ciel de queues de comètes gigantesques, dont les chevelures incendiaient les cimes des hautes futaies. Puis, c'étaient, sur des plages de sable rouge, sur des bancs allongés de corail rose, un coucher d'astre attendri, soufflant un à un ses rayons ; ou encore un coucher discret, derrière quelque gros nuage, drapé comme un rideau d'alcôve de soie grise, ne montrant qu'une rougeur de veilleuse, au fond de l'ombre croissante ; ou encore un coucher passionné, des blancheurs renversées, peu à peu saignantes sous le disque embrasé qui les mordait, finissant par rouler avec lui derrière l'horizon, au milieud'un chaos de membres tordus qui s'écroulait dans de la lumière.
Les plantes seules n'avaient pas fait leur soumission. Albine et Serge marchaient royalement dans la foule des animaux qui leur rendaient obéissance. Lorsqu'ils traversaient le parterre, des vols de papillons se levaient pour le plaisir de leurs yeux, les éventaient de leurs ailes battantes, les suivaient comme le frisson vivant du soleil, comme des fleurs envolées secouant leur parfum. Au verger, ils se rencontraient, en haut des arbres, avec les oiseaux gourmands ; les pierrots, les pinsons, les loriots, les bouvreuils, leur indiquaient les fruits les plus mûrs, tout cicatrisés des coups de leur bec ; et il y avait là un vacarme d'écoliers en récréation, une gaieté turbulente de maraude, des bandes effrontées qui venaient voler des cerises à leurs pieds, pendant qu'ils déjeunaient, à califourchon sur les branches. Albine s'amusait plus encore dans les prairies, à prendre les petites grenouilles vertes accroupies le long des brins de jonc, avec leurs yeux d'or, leur douceur de bêtes contemplatives ; tandis que, à l'aide d'une paille sèche, Serge faisait sortir les grillons de leurs trous, chatouillait le ventre des cigales pour les engager à chanter, ramassait des insectes bleus, des insectes roses, des insectes jaunes, qu'il promenait ensuite sur ses manches, pareils à des boutons de saphir, de rubis et de topaze ; puis, là était la vie mystérieuse des rivières, les poissons à dos sombre filant dans le vague de l'eau, les anguilles devinées au trouble léger des herbes, le frai s'éparpillant au moindre bruit comme une fumée de sable noirâtre, les mouches montées sur de grands patins ridant la nappe morte de larges ronds argentés, toutce pullulement silencieux qui les retenait le long des rives leur donnait l'envie souvent de se planter, les jambes nues, au beau milieu du courant, pour sentir le glissement sans fin de ces millions d'existences. D'autres jours, les jours de langueur tendre, c'était sous les arbres de la forêt, dans l'ombre sonore, qu'ils allaient écouter les sérénades de leurs musiciens, la flûte de cristal des rossignols, la petite trompette argentine des mésanges, l'accompagnement lointain des coucous ; ils s'émerveillaient du vol brusque des faisans, dont la queue mettait comme une raie de soleil au milieu des branches ; ils s'arrêtaient, souriants, laissant passer à quelques pas une bande joueuse de jeunes chevreuils, ou des couples de cerfs sérieux qui ralentissaient leur trot pour les regarder. D'autres jours encore, lorsque le ciel brûlait, ils montaient sur les roches, ils prenaient plaisir aux nuées de sauterelles que leurs pieds faisaient lever des landes de thym, avec le crépitement d'un brasier qui s'effare ; les couleuvres déroulées au bord des buissons roussis, les lézards allongés sur les pierres chauffées à blanc, les suivaient d'un œil amical ; les flamants roses, qui trempaient leurs pattes dans l'eau des sources, ne s'envolaient pas à leur approche, rassurant par leur gravité confiante les poules d'eau assoupies au milieu du bassin.
Cette vie du parc, Albine et Serge ne la sentaient grandir autour d'eux que depuis le jour où ils s'étaient senti vivre eux-mêmes, dans un baiser. Maintenant, elle les assourdissait par instants, elle leur parlait une langue qu'ils n'entendaient pas, elle leur adressait des sollicitations, auxquelles ils ne savaient comment céder.C'était cette vie, toutes ces voix et ces chaleurs d'animaux, toutes ces odeurs et ces ombres de plantes, qui les troublaient, au point de les fâcher l'un contre l'autre. Et, cependant, ils ne trouvaient dans le parc qu'une familiarité affectueuse. Chaque herbe, chaque bestiole, leur devenaient des amies. Le Paradou était une grande caresse. Avant leur venue, pendant plus de cent ans, le soleil seul avait régné là, en maître libre, accrochant sa splendeur à chaque branche. Le jardin, alors, ne connaissait que lui. Il le voyait, tous les matins, sauter le mur de clôture de ses rayons obliques, s'asseoir d'aplomb à midi sur la terre pâmée, s'en aller le soir, à l'autre bout, en un baiser d'adieu rasant les feuillages. Aussi le jardin n'avait-il plus honte, il accueillait Albine et Serge, comme il avait si longtemps accueilli le soleil, en bons enfants avec lesquels on ne se gêne pas. Les bêtes, les arbres, les eaux, les pierres, restaient d'une extravagance adorable, parlant tout haut, vivant tout nus, sans un secret, étalant l'effronterie innocente, la belle tendresse des premiers jours du monde. Ce coin de nature riait discrètement des peurs d'Albine et de Serge, il se faisait plus attendri, déroulait sous leurs pieds ses couches de gazon les plus molles, rapprochait les arbustes pour leur ménager des sentiers étroits. S'il ne les avait pas encore jetés aux bras l'un de l'autre, c'était qu'il se plaisait à promener leurs désirs, à s'égayer de leurs baisers maladroits, sonnant sous les ombrages comme des cris d'oiseaux courroucés. Mais eux, souffrant de la grande volupté qui les entourait, maudissaient le jardin. L'après-midi où Albine avait tant pleuré, à la suite de leur promenade dans les rochers, elle avait crié au Paradou, en le sentant si vivant et si brûlant autour d'elle :
Si tu es notre ami, pourquoi nous désoles-tu ?