- Livre 1
- Livre 2
- Livre 3
L'Immaculée Conception, sur la commode de noyer, souriait tendrement, du coin de ses lèvres minces, indiquées d'un trait de carmin. Elle était petite, toute blanche. Son grand voile blanc, qui lui tombait de la tête aux pieds, n'avait, sur le bord, qu'un filet d'or, imperceptible. Sa robe, drapée à longs plis droits sur un corps sans sexe, la serrait au cou, ne dégageait que ce cou flexible. Pas une seule mèche de ses cheveux châtains ne passait. Elle avait le visage rose, avec des yeux clairs tournés vers le ciel ; elle joignait des mains roses, des mains d'enfant, montrant l'extrémité des doigts sous les plis du voile, au-dessus de l'écharpe bleue, qui semblait nouer à sa taille deux bouts flottants du firmament. De toutes ses séductions de femme, aucune n'était nue, excepté ses pieds, des pieds adorablement nus, foulant l'églantier mystique. Et, sur la nudité de ses pieds, poussaient des roses d'or, comme la floraison naturelle de sa chair deux fois pure.
Vierge fidèle, priez pour moi ! répétait désespérément le prêtre.
Celle-là ne l'avait jamais troublé. Elle n'était pas mère encore ; ses bras ne lui tendaient point Jésus, sa taille ne prenait point les lignes rondes de la fécondité. Elle n'était pas la reine du ciel, qui descendait couronnée d'or, vêtue d'or, ainsi qu'une princesse de la terre, portéetriomphalement par un vol de chérubins. Celle-là ne s'était jamais montrée redoutable, ne lui avait jamais parlé avec la sévérité d'une maîtresse toute-puissante, dont la vue seule courbe les fronts dans la poussière. Il osait la regarder, l'aimer, sans craindre d'être ému par la courbe molle de ses cheveux châtains ; il n'avait que l'attendrissement de ses pieds nus, ses pieds d'amour, qui fleurissaient comme un jardin de chasteté, trop miraculeusement, pour qu'il contentât son envie de les couvrir de caresses. Elle parfumait la chambre de son odeur de lis. Elle était le lis d'argent planté dans un vase d'or, la pureté précieuse, éternelle, impeccable. Dans son voile blanc, si étroitement serré autour d'elle, il n'y avait plus rien d'humain, rien qu'une flamme vierge brûlant d'un feu toujours égal. Le soir à son coucher, le matin à son réveil, il la trouvait là, avec son même sourire d'extase. Il laissait tomber ses vêtements devant elle, sans une gêne, comme devant sa propre pudeur.
Mère très pure, Mère très chaste, Mère toujours vierge, priez pour moi ! balbutia-t-il peureusement, se serrant aux pieds de la Vierge, comme s'il avait entendu derrière son dos le galop sonore d'Albine. Vous êtes mon refuge, la source de ma joie, le temple de ma sagesse, la tour d'ivoire où j'ai enfermé ma pureté. Je me remets dans vos mains sans tache, je vous supplie de me prendre, de me recouvrir d'un coin de votre voile, de me cacher sous votre innocence, derrière le rempart sacré de votre vêtement, pour qu'aucun souffle charnel ne m'atteigne là. J'ai besoin de vous, je me meurs sans vous, je me sens à jamais séparé de vous, si vous ne m'emportez entre vos bras secourables, loin d'ici, au milieu de la blancheurardente que vous habitez. Marie conçue sans péché, anéantissez-moi au fond de la neige immaculée tombant de chacun de vos membres. Vous êtes le prodige d'éternelle chasteté. Votre race a poussé sur un rayon, ainsi qu'un arbre merveilleux qu'aucun germe n'a planté. Votre fils Jésus est né du souffle de Dieu, vous-même êtes née sans que le ventre de votre mère fût souillé, et je veux croire que cette virginité remonte ainsi d'âge en âge, dans une ignorance sans fin de la chair ! Oh ! vivre, grandir, en dehors de la honte des sens ! Oh ! multiplier, enfanter, sans la nécessité abominable du sexe, sous la seule approche d'un baiser céleste !
Cet appel désespéré, ce cri épuré de désir, avait rassuré le jeune prêtre. La Vierge, toute blanche, les yeux au ciel, semblait sourire plus doucement de ses minces lèvres roses. Il reprit d'une voix attendrie :
Je voudrais encore être enfant. Je voudrais n'être jamais qu'un enfant marchant à l'ombre de votre robe. J'étais tout petit, je joignais les mains pour dire le nom de Marie. Mon berceau était blanc, mon corps était blanc, toutes mes pensées étaient blanches. Je vous voyais distinctement, je vous entendais m'appeler, j'allais à vous dans un sourire, sur des roses effeuillées. Et rien autre, je ne sentais pas, je ne pensais pas, je vivais juste assez pour être une fleur à vos pieds. On ne devrait point grandir. Vous n'auriez autour de vous que des têtes blondes, un peuple d'enfants qui vous aimeraient, les mains pures, les lèvres saines, les membres tendres, sans une souillure, comme au sortir d'un bain de lait. Sur la joue d'un enfant, on baise son âme. Seul un enfant peut dire votre nom sans le salir. Plus tard, la bouche se gâte, empoisonne lespassions. Moi-même, qui vous aime tant, qui me suis donné à vous, je n'ose à toute heure vous appeler, ne voulant pas vous faire rencontrer avec mes impuretés d'homme. J'ai prié, j'ai corrigé ma chair, j'ai dormi sous votre garde, j'ai vécu chaste ; et je pleure, en voyant aujourd'hui que je ne suis pas encore assez mort à ce monde pour être votre fiancé. O Marie, Vierge adorable, que n'ai-je cinq ans, que ne suis-je resté l'enfant qui collait ses lèvres sur vos images ! Je vous prendrais sur mon cœur, je vous coucherais à mon côté, je vous embrasserais comme une amie, comme une fille de mon âge. J'aurais votre robe étroite, votre voile enfantin, votre écharpe bleue, toute cette enfance qui fait de vous une grande sœur. Je ne chercherais pas à baiser vos cheveux, car la chevelure est une nudité qu'on ne doit point voir ; mais je baiserais vos pieds nus, l'un après l'autre, pendant des nuits entières, jusqu'à ce que j'aie effeuillé sous mes lèvres les roses d'or, les roses mystiques de nos veines.
Il s'arrêta, attendant que la Vierge abaissât ses yeux bleus, l'effleurât au front du bord de son voile. La Vierge restait enveloppée dans la mousseline jusqu'au cou, jusqu'aux ongles, jusqu'aux chevilles, tout entière au ciel, avec cet élancement du corps qui la rendait fluette, dégagée déjà de la terre.
Eh bien, continua-t-il plus follement, faites que je redevienne enfant, Vierge bonne, Vierge puissante. Faites que j'aie cinq ans. Prenez mes sens, prenez ma virilité. Qu'un miracle emporte tout l'homme qui a grandi en moi. Vous régnez au ciel, rien ne vous est plus facile que de me foudroyer, que de sécher mes organes, de me laisser sans sexe, incapable du mal, si dépouillé de toute force,que je ne puisse même plus lever le petit doigt sans votre consentement. Je veux être candide, de cette candeur qui est la vôtre, que pas un frisson humain ne saurait troubler. Je ne veux plus sentir ni mes nerfs, ni mes muscles, ni le battement de mon cœur, ni le travail de mes désirs. Je veux être une chose, une pierre blanche à vos pieds, à laquelle vous ne laisserez qu'un parfum, une pierre qui ne bougera pas de l'endroit où vous l'aurez jetée, sans oreilles, sans yeux, satisfaite d'être sous votre talon, ne pouvant songer à des ordures avec les autres pierres du chemin. Oh ! alors quelle béatitude ! J'atteindrai sans effort, du premier coup, à la perfection que je rêve. Je me proclamerai enfin votre véritable prêtre. Je serai ce que mes études, mes prières, mes cinq années de lente initiation n'ont pu faire de moi. Oui, je nie la vie, je dis que la mort de l'espèce est préférable à l'abomination continue qui la propage. La faute souille tout. C'est une puanteur universelle gâtant l'amour, empoisonnant la chambre des époux, le berceau des nouveau-nés, et jusqu'aux fleurs pâmées sous le soleil, et jusqu'aux arbres laissant éclater leurs bourgeons. La terre baigne dans cette impureté dont les moindres gouttes jaillissent en végétations honteuses. Mais pour que je sois parfait, ô Reine des anges, Reine des vierges, écoutez mon cri, exaucez-le ! Faites que je sois un de ces anges qui n'ont que deux grandes ailes derrière les joues ; je n'aurai plus de tronc, plus de membres ; je volerai à vous, si vous m'appelez ; je ne serai plus qu'une bouche qui dira vos louanges, qu'une paire d'ailes sans tache qui bercera vos voyages dans les cieux. Oh ! la mort, la mort, Vierge vénérable, donnez-moi la mort de tout ! Je vous aimerai dans la mort de mon corps, dans la mort de ce qui
Et l'abbé Mouret, claquant des dents, terrassé par la fièvre, s'évanouit sur le carreau.