Vers six heures, ce fut un brusque réveil. Un tapage de portes ouvertes et refermées, au milieu d'éclats de rire, ébranla toute la maison, et Désirée parut, les cheveux tombant, les bras toujours nus jusqu'aux coudes, criant :

Serge ! Serge !

Puis, quand elle eut aperçu son frère dans le jardin, elle accourut, elle s'assit un instant par terre, à ses pieds, le suppliant :

Viens donc voir les bêtes !... Tu n'as pas encore vu les bêtes, dis ! Si tu savais comme elles sont belles, maintenant !

Il se fit beaucoup prier. La basse-cour l'effrayait un peu. Mais voyant des larmes dans les yeux de Désirée, il céda. Alors, elle se jeta à son cou, avec une joie soudaine de jeune chien, riant plus fort, sans même s'essuyer les joues.

Ah ! tu es gentil ! balbutia-t-elle en l'entraînant. Tu verras les poules, les lapins, les pigeons, et mes canards qui ont de l'eau fraîche, et ma chèvre, dont la chambre est aussi propre que la mienne, à présent... Tu sais, j'ai trois oies et deux dindes. Viens vite. Tu verras tout.

Désirée avait alors vingt-deux ans. Grandie à la campagne, chez sa nourrice, une paysanne de Saint-Eutrope, elle avait poussé en plein fumier. Le cerveau vide, sans pensées graves d'aucune sorte, elle profitait du sol gras, du plein air de la campagne, se développant toute en chair, devenant une belle bête, fraîche, blanche, au sang rose, à la peau ferme. C'était comme une ânesse de race qui aurait eu le don du rire. Bien que pataugeant du matin au soir, elle gardait ses attaches fines, les lignes souples de ses reins, l'affinement bourgeois de son corps de vierge ; si bien qu'elle était une créature à part, ni demoiselle, ni paysanne, une fille nourrie de la terre, avec une ampleur d'épaules et un front borné de jeune déesse.

Sans doute, ce fut sa pauvreté d'esprit qui la rapprocha des animaux. Elle n'était à l'aise qu'en leur compagnie, entendait mieux leur langage que celui des hommes, les soignait avec des attendrissements maternels. Elle avait, à défaut de raisonnement suivi, un instinct qui la mettait de plain-pied avec eux. Au premier cri qu'ils poussaient, elle savait où était leur mal. Elle inventait des friandises sur lesquelles ils tombaient gloutonnement. Elle mettait la paix d'un geste dans leurs querelles, semblait connaître d'un regard leur caractère bon ou mauvais, racontait des histoires considérables, donnait des détails si abondants, si précis, sur les façons d'être du moindre poussin, qu'elle stupéfiait profondément les gens pour lesquels un petit poulet ne se distingue en aucune façon d'un autre petit poulet. Sa basse-cour était ainsi devenue tout un pays, où elle régnait en maîtresse absolue ; un pays d'une organisation très compliquée, troublé par des révolutions, peuplé des êtres les plus différents, dont elle seule connaissait les annales. Cette certitude de l'instinct allait si loin, qu'elleflairait les œufs vides d'une couvée, et qu'elle annonçait à l'avance le nombre des petits, dans une portée de lapins.

A seize ans, lorsque la puberté était venue, Désirée n'avait point eu les vertiges ni les nausées des autres filles. Elle prit une carrure de femme faite, se porta mieux, fit éclater ses robes sous l'épanouissement splendide de sa chair. Dès lors, elle eut cette taille ronde qui roulait librement, ces membres largement assis de statue antique, toute cette poussée d'animal vigoureux. On eût dit qu'elle tenait au terreau de sa basse-cour, qu'elle suçait la sève par ses fortes jambes, blanches et solides comme de jeunes arbres. Et, dans cette plénitude, pas un désir charnel ne monta. Elle trouva une satisfaction continue à sentir autour d'elle un pullulement. Des tas de fumier, des bêtes accouplées, se dégageait un flot de génération, au milieu duquel elle goûtait les joies de la fécondité. Quelque chose d'elle se contentait dans la ponte des poules ; elle portait ses lapines au mâle, avec des rires de belle fille calmée ; elle éprouvait des bonheurs de femme grosse à traire sa chèvre. Rien n'était plus sain. Elle s'emplissait innocemment de l'odeur, de la chaleur, de la vie. Aucune curiosité dépravée ne la poussait à ce souci de la reproduction, en face des coqs battant des ailes, des femelles en couches, du bouc empoisonnant l'étroite écurie. Elle gardait sa tranquillité de belle bête, son regard clair, vide de pensées, heureuse de voir son petit monde se multiplier, ressentant un agrandissement de son propre corps, fécondée, identifiée à ce point avec toutes ces mères, qu'elle était comme la mère commune, la mère naturelle, laissant tomber de ses doigts, sans un frisson, une sueur d'engendrement.

Depuis que Désirée était aux Artaud, elle passait ses journées en pleine béatitude. Enfin, elle contentait le rêve de son existence, le seul désir qui l'eût tourmentée, au milieu de sa puérilité de faible d'esprit. Elle possédait une basse-cour, un trou qu'on lui abandonnait, où elle pouvait faire pousser des bêtes à sa guise. Dès lors, elle s'enterra là, bâtissant elle-même des cabanes pour les lapins, creusant la mare aux canards, tapant des clous, apportant de la paille, ne tolérant pas qu'on l'aidât. La Teuse en était quitte pour la débarbouiller. La basse-cour se trouvait située derrière le cimetière ; souvent même, Désirée devait rattraper, au milieu des tombes, quelque poule curieuse, sautée par-dessus le mur. Au fond, se trouvait un hangar où étaient la lapinière et le poulailler ; à droite, logeait la chèvre, dans une petite écurie. D'ailleurs, tous les animaux vivaient ensemble, les lapins lâchés avec les poules, la chèvre prenant des bains de pieds au milieu des canards, les oies, les dindes, les pintades, les pigeons fraternisant en compagnie de trois chats. Quand elle se montrait à la barrière de bois qui empêchait tout ce monde de pénétrer dans l'église, un vacarme assourdissant la saluait.

Hein ! les entends-tu ? dit-elle à son frère, dès la porte de la salle à manger.

Mais, lorsqu'elle l'eut fait entrer, en refermant la barrière derrière eux, elle fut assaillie si violemment, qu'elle disparut presque. Les canards et les oies, claquant du bec, la tiraient par ses jupes ; les poules goulues sautaient à ses mains qu'elles piquaient à grands coups, les lapins se blottissaient sur ses pieds, avec des bonds qui lui montaient jusqu'aux genoux ; tandis que les troischats lui sautaient sur les épaules, et que la chèvre bêlait, au fond de l'écurie, de ne pouvoir la rejoindre.

Laissez-moi donc, bêtes ! criait-elle, toute sonore de son beau rire, chatouillée par ces plumes, ces pattes, ces becs qui la frôlaient.

Et elle ne faisait rien pour se débarrasser. Comme elle le disait, elle se serait laissé manger, tant cela lui était doux, de sentir cette vie s'abattre contre elle et la mettre dans une chaleur de duvet. Enfin, un seul chat s'entêta à vouloir rester sur son dos.

C'est Moumou, dit-elle. Il a des pattes comme du velours.

Puis, orgueilleusement, montrant la basse-cour à son frère, elle ajouta :

Tu vois comme c'est propre !

La basse-cour, en effet, était balayée, lavée, ratissée. Mais de ces eaux sales remuées, de cette litière retournée à la fourche, s'exhalait une odeur fauve, si pleine de rudesse, que l'abbé Mouret se sentit pris à la gorge. Le fumier s'élevait contre le mur du cimetière en un tas énorme qui fumait.

Hein ! quel tas ! reprit Désirée, en menant son frère dans la vapeur âcre. J'ai tout mis là, personne ne m'a aidée... Va, ce n'est pas sale. Ça nettoie. Regarde mes bras.

Elle allongeait ses bras, qu'elle avait simplement trempés au fond d'un seau d'eau, des bras royaux, d'unerondeur superbe, poussés comme des roses blanches et grasses, dans ce fumier.

Oui, oui, murmura le prêtre, tu as bien travaillé. C'est très joli, maintenant.

Il se dirigeait vers la barrière ; mais elle l'arrêta.

Attends donc ! Tu vas tout voir. Tu ne te doutes pas...

Elle l'entraîna sous le hangar, devant la lapinière.

Il y a des petits dans toutes les cases, dit-elle, en tapant les mains d'enthousiasme.

Alors, longuement, elle lui expliqua les portées. Il fallut qu'il s'accroupit, qu'il mit le nez contre le treillage, pendant qu'elle donnait des détails minutieux. Les mères, avec leurs grandes oreilles anxieuses, les regardaient de biais, soufflantes, clouées de peur. Puis, c'était, dans une case, un trou de poils, au fond duquel grouillait un tas vivant, une masse noirâtre, indistincte, qui avait une grosse haleine, comme un seul corps. A côté, les petits se hasardaient au bord du trou, portant des têtes énormes. Plus loin, ils étaient déjà forts, ils ressemblaient à de jeunes rats, furetant, bondissant, le derrière en l'air, taché du bouton blanc de la queue. Ceux-là avaient des grâces joueuses de bambins, faisant le tour des cases au galop, les blancs aux yeux de rubis pâle, les noirs aux yeux luisants comme des boutons de jais. Et des paniques les emportaient brusquement, découvrant à chaque saut leurs pattes minces, roussies par l'urine. Et ils se remettaient en un tas, si étroitement, qu'on ne voyait plus les têtes.

C'est toi qui leur fais peur, disait Désirée. Moi, ils me connaissent bien.

Elle les appelait, elle tirait de sa poche quelque croûte de pain. Les petits lapins se rassuraient, venaient un à un, obliquement, le nez frisé, se mettant debout contre le grillage. Et elle les laissait là, un instant, pour montrer à son frère le duvet rose de leur ventre. Puis, elle donnait la croûte au plus hardi. Alors, toute la bande accourait, se coulait, se serrait, sans se battre ; trois petits, parfois, mordaient à la même croûte ; d'autres se sauvaient, se tournaient contre le mur, pour manger tranquilles ; tandis que les mères, au fond, continuaient à souffler, méfiantes, refusant les croûtes.

Ah ! les gourmands ! cria Désirée, ils mangeraient comme cela jusqu'à demain matin !... la nuit, on les entend qui croquent les feuilles oubliées.

Le prêtre s'était relevé, mais elle ne se lassait point de sourire aux chers petits.

Tu vois, le gros, là-bas, celui qui est tout blanc, avec les oreilles noires... Eh bien ! il adore les coquelicots. Il les choisit très bien, parmi les autres herbes... L'autre jour, il a eu des coliques. Ça le tenait sous les pattes de derrière. Alors, je l'ai pris, je l'ai gardé au chaud, dans ma poche. Depuis ce temps-là, il est joliment gaillard.

Elle allongeait les doigts entre les mailles du treillage, elle leur caressait l'échine.

On dirait un satin, reprit-elle. Ils sont habillés comme des princes. Et coquets avec cela ! Tiens, en voilàun qui est toujours à se débarbouiller. Il use ses pattes... Si tu savais comme ils sont drôles ! Moi je ne dis rien, mais je m'aperçois bien de leurs malices. Ainsi, par exemple, ce gris qui nous regarde détestait une petite femelle, que j'ai dû mettre à part. Il y a eu des histoires terribles entre eux. Ça serait trop long à conter. Enfin, la dernière fois qu'il l'a battue, comme j'arrivais furieuse, qu'est-ce que je vois ? ce gredin-là, blotti dans le fond, qui avait l'air de râler. Il voulait me faire croire que c'était lui qui avait à se plaindre d'elle...

Elle s'interrompit ; puis, s'adressant au lapin :

Tu as beau m'écouter, tu n'es qu'un gueux !

Et se tournant vers son frère :

Il entend tout ce que je dis, murmura-t-elle, avec un clignement d'yeux.

L'abbé Mouret ne put tenir davantage, dans la chaleur qui montait des portées. La vie, grouillant sous ce poil arraché du ventre des mères, avait un souffle fort, dont il sentait le trouble à ses tempes. Désirée, comme grisée peu à peu, s'égayait davantage, plus rose, plus carrée dans sa chair.

Mais rien ne t'appelle ! cria-t-elle ; tu as l'air de toujours te sauver... Et mes petits poussins, donc ! Ils sont nés de cette nuit.

Elle prit du riz, elle en jeta une poignée devant elle. La poule, avec des gloussements d'appel, s'avança gravement, suivie de toute la bande des poussins, qui avaient un gazouillis et des courses folles d'oiseaux égarés. Puis, quand ils furent au beau milieu des grainsde riz, la mère donna de furieux coups de bec, rejetant les grains qu'elle cassait, tandis que les petits piquaient devant elle, d'un air pressé. Ils étaient adorables d'enfance, demi-nus, la tête ronde, les yeux vifs comme des pointes d'acier, le bec planté si drôlement, le duvet retroussé d'une façon si plaisante, qu'ils ressemblaient à des joujoux de deux sous. Désirée riait d'aise, à les voir.

Ce sont des amours ! balbutiait-elle.

Elle en prit deux, un dans chaque main, les couvrant d'une rage de baisers. Et le prêtre dut les regarder partout, tandis qu'elle disait tranquillement :

Ce n'est pas facile de reconnaître les coqs. Moi, je ne me trompe pas... Ça, c'est une poule, et ça, c'est encore une poule.

Elle les remit à terre. Mais les autres poules arrivaient, pour manger le riz. Un grand coq rouge, aux plumes flambantes, les suivait, en levant ses larges pattes avec une majesté circonspecte.

Alexandre devient superbe, dit l'abbé pour faire plaisir à sa sœur.

Le coq s'appelait Alexandre. Il regardait la jeune fille de son œil de braise, la tête tournée, la queue élargie. Puis, il vint se planter au bord de ses jupes.

Il m'aime bien, dit-elle. Moi seule peux le toucher... C'est un bon coq. Il a quatorze poules, et je ne trouve jamais un œuf clair dans les couvées... N'est-ce pas, Alexandre ?

Elle s'était baissée. Le coq ne se sauva pas sous sa caresse. Il sembla qu'un flot de sang allumait sa crête. Les ailes battantes, le cou tendu, il lança un cri prolongé, qui sonna comme soufflé par un tube d'airain. A quatre reprises, il chanta, tandis que tous les coqs des Artaud répondaient, au loin. Désirée s'amusa beaucoup de la mine effarée de son frère.

Hein ! il te casse les oreilles, dit-elle. Il a un fameux gosier... Mais, je t'assure, il n'est pas méchant. Ce sont les poules qui sont méchantes... Tu te rappelles la grosse mouchetée, celle qui faisait des œufs jaunes ? Avant-hier, elle s'était écorché la patte. Quand les autres ont vu le sang, elles sont devenues comme folles. Toutes la suivaient, la piquaient, lui buvaient le sang, si bien que le soir elles lui avaient mangé la patte... Je l'ai trouvée la tête derrière une pierre, comme une imbécile, ne disant rien, se laissant dévorer.

La voracité des poules la laissait riante. Elle raconta d'autres cruautés, paisiblement : de jeunes poulets le derrière déchiqueté, les entrailles vidées, dont elle n'avait retrouvé que le cou et les ailes ; une portée de petits chats mangée dans l'écurie, en quelques heures.

Tu leur donnerais un chrétien, continua-t-elle, qu'elles en viendraient à bout... Et dures au mal ! Elles vivent très bien avec un membre cassé. Elles ont beau avoir des plaies, des trous dans le corps à y fourrer le poing, elles n'en avalent pas moins leur soupe. C'est pour cela que je les aime ; leur chair repousse en deux jours, leur corps est toujours chaud comme si elles avaient une provision de soleil sous les plumes... Quand je veux lesrégaler, je leur coupe de la viande crue. Et les vers donc ! Tu vas voir si elles les aiment.

Elle courut au tas de fumier, trouva un ver qu'elle prit sans dégoût. Les poules se jetaient sur ses mains. Mais elle, tenant le ver très haut, s'amusait de leur gloutonnerie. Enfin, elle ouvrit les doigts. Les poules se poussèrent, s'abattirent ; puis, une d'elles se sauva, poursuivie par les autres, le ver au bec. Il fut ainsi pris, perdu, repris, jusqu'à ce qu'une poule, donnant un grand coup de gosier, l'avalât. Alors, toutes s'arrêtèrent net, le cou renversé, l'œil rond, attendant un autre ver. Désirée, heureuse, les appelait par leurs noms, leur disait des mots d'amitié ; tandis que l'abbé Mouret reculait de quelques pas, en face de cette intensité de vie vorace.

Non, je ne suis pas rassuré, dit-il à sa sœur qui voulait lui faire peser une poule qu'elle engraissait. Ça m'inquiète, quand je touche des bêtes vivantes.

Il tâchait de sourire. Mais Désirée le traita de poltron.

Eh bien ! et mes canards, et mes oies, et mes dindes ! Qu'est-ce que tu ferais, si tu avais tout cela à soigner ?... C'est ça qui est sale, les canards. Tu les entends claquer du bec, dans l'eau ? Et quand ils plongent, on ne voit plus que leur queue, droite comme une quille... Les oies et les dindes non plus ne sont pas faciles à gouverner. Hein ! Est-ce amusant, lorsqu'elles marchent, les unes toutes blanches, les autres toutes noires, avec leurs grands cous. On dirait des messieurs et des dames... En voilà encore auxquels je ne te conseillerais pas de confier un doigt. Ils te l'avaleraientproprement, d'un seul coup... Moi, ils me les embrassent, les doigts, tu vois !

Elle eut la parole coupée par un bêlement joyeux de la chèvre, qui venait enfin de forcer la porte mal fermée de l'écurie. En deux sauts, la bête fut près d'elle, pliant sur ses jambes de devant, la caressant de ses cornes. Le prêtre lui trouva un rire de diable, avec sa barbiche pointue et ses yeux troués de biais. Mais Désirée la prit par le cou, l'embrassa sur la tête, jouant à courir, parlant de la téter. Ça lui arrivait souvent, disait-elle. Quand elle avait soif, dans l'écurie, elle se couchait, elle tétait.

Tiens, c'est plein de lait, ajouta-t-elle en soulevant les pis énormes de la bête.

L'abbé battit des paupières, comme si on lui eût montré une obscénité. Il se souvenait d'avoir vu, dans le cloître de Saint-Saturnin, à Plassans, une chèvre de pierre décorant une gargouille, qui forniquait avec un moine. Les chèvres, puant le bouc, ayant des caprices et des entêtements de filles, offrant leurs mamelles pendantes à tout venant, étaient restées pour lui des créatures de l'enfer, suant la lubricité. Sa sœur n'avait obtenu d'en avoir une qu'après des semaines de supplications. Et lui, quand il venait, évitait le frôlement des longs poils soyeux de la bête, défendait sa soutane de l'approche de ses cornes.

Va, je vais te rendre la liberté, dit Désirée qui s'aperçut de son malaise croissant. Mais, auparavant, il faut que je te montre encore quelque chose... Tu promets de ne pas me gronder ? Je ne t'en ai pas parlé, parce quetu n'aurais pas voulu... Si tu savais comme je suis contente !

Elle se faisait suppliante, joignant les mains, posant la tête contre l'épaule de son frère.

Quelque folie encore, murmura celui-ci, qui ne put s'empêcher de sourire.

Tu veux bien, dis ? reprit-elle, les yeux luisants de joie. Tu ne te fâcheras pas ?... Il est si joli !

Et, courant, elle ouvrit une porte basse, sous le hangar. Un petit cochon sauta d'un bond dans la cour.

Oh ! le chérubin ! dit-elle d'un air de profond ravissement, en le regardant s'échapper.

Le petit cochon était charmant, tout rose, le groin lavé par les eaux grasses, avec le cercle de crasse que son continuel barbotement dans l'auge lui laissait près des yeux. Il trottait, bousculant les poules, accourant pour leur manger ce qu'on leur jetait, emplissant l'étroite cour de ses détours brusques. Ses oreilles battaient sur ses yeux, son groin ronflait à terre ; il ressemblait, sur ses pattes minces, à une bête à roulettes. Et, par-derrière, sa queue avait l'air du bout de ficelle qui servait à l'accrocher.

Je ne veux pas ici de cet animal ! s'écria le prêtre très contrarié.

Serge, mon bon Serge, supplia de nouveau Désirée, ne sois pas méchant... Vois comme il est innocent, le cher petit. Je le débarbouillerai, je le tiendrai bien propre. C'est la Teuse qui se l'est fait donner pourmoi. On ne peut pas le renvoyer maintenant... Tiens, il te regarde, il te sent. N'aie pas peur, il ne te mangera pas.

Mais elle s'interrompit, prise d'un rire fou. Le petit cochon, ahuri, venait de se jeter dans les jambes de la chèvre, qu'il avait culbutée.

Il reprit sa course, criant, roulant, effarant toute la basse-cour. Désirée, pour le calmer, dut lui donner une terrine d'eau de vaisselle. Alors, il s'enfonça dans la terrine jusqu'aux oreilles ; il gargouillait, il grognait, tandis que de courts frissons passaient sur sa peau rose. Sa queue, défrisée, pendait.

L'abbé Mouret eut un dernier dégoût à entendre cette eau sale remuée. Depuis qu'il était là, un étouffement le gagnait, des chaleurs le brûlaient aux mains, à la poitrine, à la face. Peu à peu sa tête avait tourné. Maintenant, il sentait dans un même souffle pestilentiel la tiédeur fétide des lapins et des volailles, l'odeur lubrique de la chèvre, la fadeur grasse du cochon. C'était comme un air chargé de fécondation, qui pesait trop lourdement à ses épaules vierges. Il lui semblait que Désirée avait grandi, s'élargissant des hanches, agitant des bras énormes, balayant de ses jupes, au ras du sol, cette senteur puissante dans laquelle il s'évanouissait. Il n'eut que le temps d'ouvrir la claie de bois. Ses pieds collaient au pavé humide encore de fumier, à ce point qu'il se crut retenu par une étreinte de la terre. Et le souvenir du Paradou lui revint tout d'un coup, avec les grands arbres, les ombres noires, les senteurs puissantes, sans qu'il pût s'en défendre.

Te voilà tout rouge, à présent, dit Désirée en le rejoignant de l'autre côté de la barrière. Tu n'es pas content d'avoir tout vu ?... Les entends-tu crier ?

Les bêtes, en la voyant partir, se poussaient contre les treillages, jetaient des cris lamentables. Le petit cochon surtout avait un gémissement prolongé de scie qu'on aiguise. Mais, elle, leur faisait des révérences, leur envoyait des baisers du bout des doigts, riant de les voir tous là, en tas, comme amoureux d'elle. Puis, se serrant contre son frère, l'accompagnant au jardin :

Je voudrais une vache, lui dit-elle à l'oreille, toute rougissante.

Il la regarda, refusant déjà du geste.

Non, non, pas maintenant, reprit-elle vivement. Plus tard, je t'en reparlerai... Il y aurait de la place dans l'écurie. Une belle vache blanche, avec des taches rousses. Tu verrais comme nous aurions du bon lait. Une chèvre, ça finit par être trop petit... Et quand la vache ferait un veau !

Elle dansait, elle tapait des mains, tandis que le prêtre retrouvait en elle la basse-cour qu'elle avait emportée dans ses jupes. Aussi la laissa-t-il au fond du jardin, assise par terre, en plein soleil, devant une ruche dont les abeilles ronflaient comme des balles d'or sur son cou, le long de ses bras nus, dans ses cheveux, sans la piquer.

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