La Débâcle
La Débâcle (paragraphe n°3105)
Chapitre VIII
Mais, d'un geste terrifié, Jean le fit taire, comme s'il avait craint qu'un tel blasphème ne leur portât malheur. Etait-ce possible qu'un garçon qu'il aimait tant, si instruit, si délicat, en fût arrivé à des idées pareilles ? Et il ramait plus fort, car il avait dépassé le pont de Solférino, il se trouvait maintenant dans un large espace découvert. La clarté devenait telle, que la rivière était éclairée comme par le soleil de midi, tombant d'aplomb, sans une ombre. On distinguait les moindres détails avec une précision singulière, les moires du courant, les tas de graviers des berges, les petits arbres des quais. Surtout, les ponts apparaissaient, d'une blancheur éclatante, si nets, qu'on en aurait compté les pierres ; et l'on aurait dit, d'un incendie à l'autre, de minces passerelles intactes, au-dessus de cette eau braisillante. Par moments, au milieu de la clameur grondante et continue, de brusques craquements se faisaient entendre. Des rafales de suie tombaient, le vent apportait des odeurs empestées. Et l'épouvantement, c'était que Paris, les autres quartiers lointains, là-bas, au fond de la trouée de la Seine, n'existaient plus. A droite, à gauche, la violence des incendies éblouissait, creusait au-delà un abîme noir. On ne voyait plus qu'une énormité ténébreuse, un néant, comme si Paris tout entier, gagné par le feu, fût dévoré, eût déjà disparu dans une éternelle nuit. Et le ciel aussiétait mort, les flammes montaient si haut, qu'elles éteignaient les étoiles.