La Débâcle
La Débâcle (paragraphe n°2104)
Partie : DEUXIEME PARTIE, chapitre VIII
Resté seul, Delaherche suffoqua. Eh quoi ? c'était vrai, on allait recommencer à se battre, incendier et raser Sedan ! Cela devenait inévitable, l'effrayante chose aurait certainement lieu, dès que le soleil serait assez haut sur les collines, pour éclairer l'horreur du massacre. Et, machinalement, il escalada une fois encore l'escalier raide des greniers, il se retrouva parmi les cheminées, au bord de l'étroite terrasse qui dominait la ville. Mais, à cette heure, il était là-haut en pleines ténèbres, dans une mer infinie et roulante de grandes vagues sombres, où d'abord il ne distingua absolument rien. Puis, ce furent les bâtiments de la fabrique, au-dessous de lui, qui se dégagèrent les premiers, en masses confuses qu'il reconnaissait : la chambre de la machine, les salles des métiers, les séchoirs, les magasins ; et cette vue, ce pâté énorme de constructions, qui était son orgueil et sa richesse, le bouleversa de pitié sur lui-même, quand il eut songé que, dans quelques heures, il n'en resterait que des cendres. Ses regards remontèrent vers l'horizon, firent le tour de cette immensité noire, où dormait la menace du lendemain. Au midi, du côté de Bazeilles, des flammèches s'envolaient, au-dessus des maisons qui tombaient en braise ; tandis que, vers le nord, la ferme du bois de la Garenne, incendiée le soir, brûlait toujours, ensanglantant les arbres d'une grande clarté rouge. Pasd'autres feux, rien que ces deux flamboiements, un insondable abîme, traversé de la seule épouvante des rumeurs éparses. Là-bas, peut-être très loin, peut-être sur les remparts, quelqu'un pleurait. Vainement, il tâchait de percer le voile, de voir le Liry, la Marfée, les batteries de Frénois et de Wadelincourt, cette ceinture de bêtes de bronze qu'il sentait là, le cou tendu, la gueule béante. Et, comme il ramenait les regards sur la ville, autour de lui, il en entendit le souffle d'angoisse. Ce n'était pas seulement le mauvais sommeil des soldats tombés par les rues, le sourd craquement de cet amas d'hommes, de bêtes et de canons. Ce qu'il croyait saisir, c'était l'insomnie anxieuse des bourgeois, ses voisins, qui eux non plus ne pouvaient dormir, secoués de fièvre, dans l'attente du jour. Tous devaient savoir que la capitulation n'était pas signée, et tous comptaient les heures, grelottaient à l'idée que, si elle ne se signait pas, ils n'auraient qu'à descendre dans leurs caves, pour y mourir, écrasés, murés sous les décombres. Il lui sembla qu'une voix éperdue montait de la rue des Voyards, criant à l'assassin, au milieu d'un brusque cliquetis d'armes. Il se pencha, il resta dans l'épaisse nuit, perdu en plein ciel de brume, sans une étoile, enveloppé d'un tel frisson, que tout le poil de sa chair se hérissait.