La Débâcle
La Débâcle (paragraphe n°1052)
Partie : DEUXIEME PARTIE, chapitre I
Et il se tut. Il avait simplement ouvert les bras très grands, pareils aux branches d'un étau ; et, tourné vers le nord, il rejoignait les mains, comme si les mâchoires de l'étau se fussent tout d'un coup resserrées.
Depuis la veille, c'était sa crainte, à lui qui connaissait le pays et qui s'était rendu compte de la marche des deux armées. A cette heure encore, maintenant que la vaste plaine s'élargissait dans la radieuse lumière, ses regards se reportaient sur les coteaux de la rive gauche où, durant tout un jour et toute une nuit, avait défilé un si noir fourmillement de troupes allemandes. Du haut de Remilly, une batterie tirait. Une autre, dont on commençait à recevoir les obus, avait pris position à Pont-Maugis, au bord du fleuve. Il doubla son binocle, appliqua l'un des verres sur l'autre, pour mieux fouiller les pentes boisées ; mais il ne voyait que les petites fumées pâles des pièces, dont les hauteurs, de minute en minute, se couronnaient : où donc se massait à présent le flot d'hommes qui avait coulé là-bas ? Au-dessus de Noyers et de Frénois, sur la Marfée, il finit seulement par distinguer, à l'angle d'un bois de pins, un groupe d'uniformes et de chevaux, des officiers sans doute, quelque état-major. Et la boucle de la Meuse était plus loin, barrant l'ouest, et il n'y avait, de ce côté, d'autre voie de retraite sur Mézières qu'une étroite route, qui suivait le défilé de Saint-Albert, entre le fleuve et la forêt des Ardennes. Aussi, la veille, avait-il osé parler de cette ligne unique de retraite à un général, rencontré par hasard dans un chemin creux de la vallée de la Givonne, et qu'il avait su ensuite être le général Ducrot, commandant le 1er, corps. Si l'armée ne se retirait pas tout de suite par cette route, si elle attendait que les Prussiens vinssent lui couper le passage, après avoir traversé la Meuse à Donchery, elle allait sûrement être immobilisée, acculée à la frontière. Déjà, le soir, il n'était plus temps, on affirmait que des uhlans occupaient le pont, un pontencore qu'on n'avait pas fait sauter, faute, cette fois, d'avoir songé à apporter de la poudre. Et, désespérément, Weiss se disait que le flot d'hommes, le fourmillement noir devait être dans la plaine de Donchery, en marche vers le défilé de Saint-Albert, lançant son avant-garde sur Saint-Menges et sur Floing, où il avait conduit la veille Jean et Maurice. Dans l'éclatant soleil, le clocher de Floing lui apparaissait très loin, comme une fine aiguille blanche.