La Curée
La Curée (paragraphe n°977)
Chapitre V
Laure d'Aurigny, qui déménageait souvent, habitait alors un grand appartement du boulevard Haussmann, en face de la Chapelle expiatoire. Elle venait de prendre un jour par semaine, comme les dames du vrai monde. C'était une façon de réunir à la fois les hommes qui la voyaient, un par un, dans la semaine. Aristide Saccard triomphait, les mardis soir ; il était l'amant en titre ; et il tournait la tête, avec un rire vague, quand la maîtresse dela maison le trahissait entre deux portes, en accordant pour le soir même un rendez-vous à un de ces messieurs. Lorsqu'il était resté le dernier de la bande, il allumait encore un cigare, causait affaires, plaisantait un instant sur le monsieur qui se morfondait dans la rue en attendant qu'il sortit ; puis, après avoir appelé Laure sa " chère enfant, " et lui avoir donné une petite tape sur la joue, il s'en allait tranquillement par une porte, tandis que le monsieur entrait par une autre. Le secret traité d'alliance qui avait consolidé le crédit de Saccard et fait trouver à la d'Aurigny deux mobiliers en un mois continuait à les amuser. Mais Laure voulait un dénouement à cette comédie. Ce dénouement, arrêté à l'avance, devait consister dans une rupture publique, au profit de quelque imbécile qui paierait cher le droit d'être l'entreteneur sérieux et connu de tout Paris. L'imbécile était trouvé. Le duc de Rozan, las d'assommer inutilement les femmes de son monde, rêvait une réputation de débauché, pour accentuer d'un relief sa figure fade. Il était très assidu aux mardis de Laure, dont il avait fait la conquête par sa naïveté absolue. Malheureusement, à trente-cinq ans, il se trouvait encore sous la dépendance de sa mère, à tel point qu'il pouvait disposer au plus d'une dizaine de louis à la fois. Les soirs où Laure daignait lui prendre ses dix louis, en se plaignant, en parlant des cent mille francs dont elle aurait besoin, il soupirait, il lui promettait la somme pour le jour où il serait le maître. Ce fut alors qu'elle eut l'idée de lui faire lier amitié avec Larsonneau, un des bons amis de la maison. Les deux hommes allèrent déjeuner ensemble chez Tortoni ; et, au dessert, Larsonneau, en contant ses amours avec une Espagnole délicieuse, prétenditconnaître des prêteurs ; mais il conseilla vivement à Rozan de ne jamais passer par leurs mains. Cette confidence endiabla le duc, qui finit par arracher à son bon ami la promesse de s'occuper de " sa petite affaire. " Il s'en occupa si bien qu'il devait porter l'argent le soir même où Saccard lui avait donné rendez-vous chez Laure.