La Curée
La Curée (paragraphe n°689)
Chapitre IV
Elle arrivait enfin, d'elle-même, au point où il l'amenait doucement depuis le commencement de la conversation. Il y avait deux ans déjà qu'il préparait son coup de génie, du côté de Charonne. Jamais sa femme ne voulut aliéner les biens de la tante Elisabeth ; elle avait juré à cette dernière de les garder intacts pour les léguer àson enfant, si elle devenait mère. Devant cet entêtement, l'imagination du spéculateur travailla et finit par bâtir tout un poème. C'était une œuvre de scélératesse exquise, une duperie colossale dont la Ville, l'Etat, sa femme et jusqu'à Larsonneau, devaient être les victimes. Il ne parla plus de vendre les terrains ; seulement il gémit chaque jour sur la sottise qu'il y avait à les laisser improductifs, à se contenter d'un revenu de deux pour cent. Renée, toujours pressée d'argent, finit par accepter l'idée d'une spéculation quelconque. Il basa son opération sur la certitude d'une expropriation prochaine, pour le percement du boulevard du Prince-Eugène, dont le tracé n'était pas encore nettement arrêté. Et ce fut alors qu'il amena son ancien complice Larsonneau, comme un associé qui conclut avec sa femme un traité sur les bases suivantes : elle apportait les terrains, représentant une valeur de cinq cent mille francs ; de son côté, Larsonneau s'engageait à bâtir, sur ces terrains, pour une somme égale, une salle de café-concert, accompagnée d'un grand jardin, où l'on établirait des jeux de toutes sortes, des balançoires, des jeux de quilles, des jeux de boules, etc. Les bénéfices devaient naturellement être partagés, de même que les pertes seraient subies par moitié. Dans le cas où l'un des deux associés voudrait se retirer, il le pourrait, en exigeant sa part, selon l'estimation qui interviendrait. Renée parut surprise de ce gros chiffre de cinq cent mille francs, lorsque les terrains en valaient au plus trois cent mille. Mais il lui fit comprendre que c'était une façon habile de lier plus tard les mains de Larsonneau, dont les constructions n'atteindraient jamais une telle somme.
Larsonneau était devenu un viveur élégant, bien ganté, avec du linge éblouissant et des cravates étonnantes. Il avait, pour faire ses courses, un tilbury fin comme une œuvre d'horlogerie, très haut de siège, et qu'il conduisait lui-même. Ses bureaux de la rue de Rivoli étaient une enfilade de pièces somptueuses, où l'on ne voyait pas le moindre carton, la moindre paperasse. Ses employés écrivaient sur des tables de poirier noirci, marquetées, ornées de cuivres ciselés. Il prenait le titre d'agent d'expropriation, un métier nouveau que les travaux de Paris avaient créé. Ses attaches avec l'Hôtel de Ville le renseignaient à l'avance sur le percement des voies nouvelles. Quand il était parvenu à se faire communiquer, par un agent voyer, le tracé d'un boulevard, il allait offrir ses services aux propriétaires menacés. Et il faisait valoir ses petits moyens pour grossir l'indemnité, en agissant avant le décret d'utilité publique. Dès qu'un propriétaire acceptait ses offres, il prenait tous les frais à sa charge, dressait un plan de propriété, écrivait un mémoire, suivait l'affaire devant le tribunal, payait un avocat, moyennant un tant pour cent sur la différence entre l'offre de la Ville et l'indemnité accordée par le jury. Mais à cette besogne à peu près avouable, il en joignait plusieurs autres. Il prêtait surtout à usure. Ce n'était plus l'usurier de la vieille école, déguenillé, malpropre, aux yeux blancs et muets comme des pièces de cent sous, aux lèvres pâles et serrées comme les cordons d'une bourse. Lui, souriait, avait des œillades charmantes, se faisait habiller chez Dusautoy, allait déjeuner chez Brébant avec sa victime, qu'il appelait " Mon bon, " en lui offrant des havanes au dessert. Au fond, dans ses gilets qui le pinçaient à lataille, Larsonneau était un terrible monsieur qui aurait poursuivi le paiement d'un billet jusqu'au suicide du signataire, sans rien perdre de son amabilité.