La Curée

La Curée (paragraphe n°523)

Chapitre III

Au parc Monceau, ce fut la crise folle, le triomphe fulgurant. Les Saccard doublèrent le nombre de leurs voitures et de leurs attelages ; ils eurent une armée de domestiques, qu'ils habillèrent d'une livrée gros bleu, avec culotte mastic et gilet rayé noir et jaune, couleurs un peu sévères que le financier avait choisies pour paraître tout à fait sérieux, un de ses rêves les plus caressés. Ils mirent leur luxe sur la façade et ouvrirent les rideaux, les jours de grands dîners. Le coup de vent de la vie contemporaine, qui avait fait battre les portes du premier étage de la rue de Rivoli, était devenu, dans l'hôtel, un véritable ouragan qui menaçait d'emporter les cloisons. Au milieu de ces appartements princiers, le long des rampes dorées, sur les tapis de haute laine, dans ce palais féerique de parvenu, l'odeur de Mabille traînait, les déhanchements des quadrilles à la mode dansaient, toute l'époque passait avec son rire fou et bête, son éternelle faim et son éternelle soif. C'était la maison suspecte du plaisir mondain, du plaisir impudent qui élargit les fenêtres pour mettre les passants dans la confidence des alcôves. Le mari et la femme y vivaient librement, sous les yeux de leurs domestiques. lis s'étaient partagé lamaison, ils y campaient, n'ayant pas l'air d'être chez eux, comme jetés, au bout d'un voyage tumultueux et étourdissant, dans quelque royal hôtel garni, où ils n'avaient pris que le temps de défaire leurs malles, pour courir plus vite aux jouissances d'une ville nouvelle. Ils y logeaient à la nuit, ne restant chez eux que les jours de grands dîners, emportés par une course continuelle à travers Paris, rentrant parfois pour une heure, comme on rentre dans une chambre d'auberge, entre deux excursions. Renée s'y sentait plus inquiète, plus nerveuse ; ses jupes de soie glissaient avec des sifflements de couleuvre sur les épais tapis, le long du satin des causeuses ; elle était irritée par ces dorures imbéciles qui l'entouraient, par ces hauts plafonds vides où ne restaient, après les nuits de fête, que les rires des jeunes sots et les sentences des vieux fripons ; et elle eût voulu, pour emplir ce luxe, pour habiter ce rayonnement, un amusement suprême que ses curiosités cherchaient en vain, dans tous les coins de l'hôtel, dans le petit salon couleur de soleil, dans la serre aux végétations grasses. Quant à Saccard, il touchait à son rêve ; il recevait la haute finance, monsieur Toutin-Laroche, monsieur de Lauwerens ; il recevait aussi les grands politiques, le baron Gouraud, le député Haffner ; son frère, le ministre, avait même bien voulu venir deux ou trois fois consolider sa situation par sa présence. Cependant, comme sa femme, il avait des anxiétés nerveuses, une inquiétude qui donnait à son rire un étrange son de vitres brisées. Il devenait si tourbillonnant, si effaré, que ses connaissances disaient de lui : " Ce diable de Saccard ! il gagne trop d'argent, il en deviendra fou ! " En 1860, on l'avait décoré, à la suite d'un service mystérieux qu'ilavait rendu au préfet, en servant de prête-nom à une dame dans une vente de terrains.

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